07/03/2023
L'événement théâtral du "Roi Lear" de Shakespeare à la Comédie Française
Le roi Lear sur la dune
Au mois de février, la Comédie Française a présenté la pièce de Shakespeare, Le Roi Lear, dans une mise en scène de Thomas Ostermeier, avec Denis Podalydès dans le rôle-titre. La traduction d’Olivier Cadiot a été adaptée par Ostermeier, de manière à réduire cette pièce très longue et complexe, et à lui donner un semblant de cohérence. Ce qui nous a valu un spectacle très touchant, dans lequel les personnages avaient une vraie vie, jusqu’à un dénouement dramatique en point d’interrogation. Ostermeier propose une vision in progress de King Lear, une vision moderne, sans doute, mais mystérieusement fidèle à la tradition. Car le texte de Shakespeare résiste, ici encore, aux assauts de la mise en scène, aux modifications mineures qu’on lui impose, derrière lesquelles on reconnaît la trame et les personnage devenus presque archétypaux du dramaturge élisabéthain. Ceux-ci conservent comme une fraîcheur de l’invention, grâce à la troupe de merveilleux acteurs de la Comédie Française. Le Roi Lear de Podalydès est sublime de fragilité reconquise. Son cheminement sur la dune austère résume à lui seul ce que peut être la perte de l’identité, la dissociation mentale (d’un roi), le narcissisme destructeur, bref une fin de vie couronnée, non par la toute-puissance, mais par le rejet des autres et l’Alzheimer. Heureusement, Lear avait une troisième fille, Cordelia, qui, elle, lui restera fidèle en dépit du mauvais traitement qu’il lui a infligé, Cordelia qui sera le repos même auquel il aspirait ‒ mais dans quel état ! Ce personnage-clef est joué par une actrice de couleur, comme pour la distinguer du caractère hystérique de ses deux autres sœurs, qui s’entre-tueront. Pourra-t-il y avoir une conclusion pleine d’espoir à cette folie suprême dont parle Edmond ? La version d’Ostermeier ne répond pas forcément par la négative, rejoignant d’autres interprétations du texte shakespearien, notamment celle d’Yves Bonnefoy, qui notait : « Lear, encore plus que Gloucester, qui n’a commis que le péché de luxure, a revécu, a réactivé la faute originelle des hommes, et à ce titre il représente plus qu’aucun autre dans l’œuvre notre condition la plus radicale, qui est l’imperfection mais aussi la lutte, la volonté de se ressaisir. » Il y a de la pièce de Shakespeare plusieurs incarnations possibles, mais un seul fondement, qui nous rappellerait, aussi bien, le théâtre de Claudel, comme L’Annonce faite à Marie, ou peut-être le cinéma de Bruno Dumont. Cela tourne autour de la charité, et pourrait se résumer dans une parole de saint Paul : « Veritatem facientes in caritate » (Eph. 4, 15), ou, en français, « Confessant la vérité dans l’amour ». Quand tout a été détruit, il est grand temps alors d’opter pour la résolution la plus audacieuse, c’est-à-dire peut-être pour tout ce que symbolise la sage Cordelia...
EDGAR
Est-il vivant, est-il mort ?
Holà, monsieur ! Hé, l’ami ! M’entendez-vous ? Parlez-moi, messire !
C’est vrai qu’il aurait pu mourir, de cette façon :
Mais il revit… Qui êtes-vous, monsieur ?
GLOUCESTER
Va-t’en, laisse-moi mourir.
EDGAR
Il fallait que tu fusses un fil de la Vierge
Ou une plume ou de l’air, pour, tombant de si haut,
Ne pas t’être brisé comme un œuf ; et pourtant, c’est vrai,
Tu respires, être corporel, tu ne saignes pas et tu parles,
Et tu es sauf. Dix mâts mis bout à bout
Ne feraient pas la hauteur dont tu viens de tomber tout droit.
C’est un miracle que tu vives. Parle encore.
GLOUCESTER
Mais suis-je tombé, ou pas ?
EDGAR
De l’effrayant sommet de ces bornes crayeuses !
Regarde donc là-haut : la stridente alouette
Y est si éloignée qu’on ne peut pas la voir ni l’entendre.
Regarde donc.
GLOUCESTER
Hélas, je n’ai pas d’yeux ! À la détresse
Est-il donc refusé le soulagement
De finir par la mort ? Pour l’infortuné, autrefois,
C’était un réconfort de déjouer la rage
Du tyran, et frustrer son orgueilleux vouloir.
(Le Roi Lear, acte IV, scène VI. Traduction d’Yves Bonnefoy, 1978)
04:10 Publié dans Théâtre | Tags : le roi lear, shakesperare, ostermeier, podalydès, claudel, saint paul | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
"Un dénouement dramatique en point d’interrogation", voilà qui résume parfaitement ce que chacun d'entre nous, s'il possède un minimum de clairvoyance, se devra de constater.
Il pleut aujourd'hui sur la croûte - encore un moment de pur bonheur jusqu'à-ce que le contraire se manifeste, comme à chaque fois.
Sacré contraire ! Imparable bestiole !
Caprines pensées pour vous depuis l'orée des forêts dévastées, cher Jacques-Emile.
Écrit par : delorée | 07/03/2023
C'est toujours un plaisir de vous accueillir, cher Marquis et cher Maître, et d'écouter vos paroles de sagesse -- car Timon d'Athènes c'est vous, caché en votre forêt et méditant sur la vanité des choses humaines ! Revenez souvent !
Écrit par : jem | 07/03/2023
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