27/12/2025
Conférence
La conférence ci-dessous était prévue le 2 février 2026 au cinéma Les Studios à Brest, mais elle a dû être annulée pour un motif privé.
Ajouts sur le film Profession : Reporter de Michelangelo Antonioni
Introduction. Le cinéma d’Antonioni a été perçu comme celui de l’incommunicabilité de l’être humain dans la société moderne. Profession : Reporter en est sans doute le meilleur exemple, même s’il s’agit de l’une des œuvres les plus complexes du maître italien. Il y traite des thèmes essentiels de son cinéma, nous en verrons quelques-uns, en utilisant une esthétique très paradoxale : ce n’est jamais une démonstration abstraite, mais la manière dont un homme, devant nos yeux, en vient à perdre son identité, puis à accepter la mort la plus misérable dans un coin reculé du désert d’Andalousie. Il nous faudra évoquer ces éléments, mais constater que le film d’Antonioni finit par nous échapper, non sans avoir émis comme un dernier reflet de nos existences sans repères. C’est pourquoi Profession : Reporter nous fascine tant, aujourd’hui, dans cette fin de la métaphysique annoncée par des penseurs comme Heidegger.
Biographie. Antonioni naît à Ferrare le 29 septembre 1912, dans une famille de la moyenne bourgeoisie. Il fait ses études secondaires dans un lycée technique, mais s’intéresse très tôt à la littérature, puisqu’il lit Pavese, Gide, Pirandello. Il entre à la faculté des sciences économiques de Bologne, mais se tourne vers le théâtre en fondant, avec des comparses étudiants, une compagnie qui jouera Ibsen, Tchekhov et encore Pirandello. Il écrit des articles sur le cinéma dans une publication de Ferrare, et, en 1940, il part à Rome. Il collabore à la revue Cinéma, puis redevient étudiant dans une école de cinéma. Il est appelé sous les drapeaux. Cela ne l’empêche pas de devenir assistant-réalisateur sur deux films et de collaborer à des scénarios. En 1942, il est assistant de Marcel Carné sur Les Visiteurs du soir. Il lit L’Ètranger de Camus. Il revient à la vie civile à l’âge de 30 ans, en 1942. Sa carrière cinématographique commence petit à petit. Il filme d’abord un court-métrage, Les Gens du Pô, qu’il terminera en 1947. Il propose ensuite des projets qui ne plaisent pas aux producteurs. Il se rapproche alors de Visconti et de Fellini, avec lequel il écrit Le Cheikh blanc. À partir de la fin des années 1950, il passe à la vitesse supérieure, avec un premier long métrage, Chronique d’un amour, qui connaît un réel succès. Ce sont ensuite les films que nous connaissons, notamment : L’Avventura (1959), La Notte (1960), L’Éclipse (1962), Désert Rouge (1964) ou encore Blow up en 1966.. Il rencontre Monica Vitti dans les années 50, et tournera avec elle L’Avventura et Désert rouge. L’Avventura est sifflé à Cannes en 1960, mais reçoit le Prix spécial du jury. Parallèlement, il tourne un documentaire sur la Chine populaire, qui est un grand succès lorsqu’il est diffusé à la télévision. En 1985, il tombe gravement malade, et ne tournera plus qu’un film, Par-delà les nuages (1995). Il meurt le 30 juillet 2007, le même jour qu’Ingmar Bergman.
Éléments sur Profession : Reporter (1974). Le film a deux titres, Profession : Reporter, mais également, en anglais, The Passenger (le « passager »). Il sort en 1974 sur les écrans. Il a coûté 2,5 millions de $, dont 600.000 pour payer le cachet de son acteur principal, Jack Nicholson. Sortie du Dernier Tango à Paris, Maria Schneider y trouve un très beau rôle de personnage insaisissable et bohème, sorte de miroir de l’errance et plus prosaïquement agent double. L’histoire de Profession : Reporter peut se résumer en quelques phrases. David Locke (Jack Nicholson) est un grand journaliste de télévision, qui travaille dans plusieurs pays du monde, notamment en Afrique noire, où il se trouve quand débute le film. En réalité, il éprouve devant sa vie un sentiment d’échec. Quand un homme d’affaires britannique, qui vend des armes à des opposants au régime en place, meurt d’une crise cardiaque dans la chambre d’hôtel voisine de la sienne, il n’hésite pas à lui voler son identité. Leur ressemblance physique facilite l’opération. Il ne mesure pas toutes les conséquences de sa décision. Le film nous narre cette perte de soi, cette substitution avec un autre, de manière presque clinique. En fait, Locke ne s’aperçoit pas tout de suite qu’il a hérité de la mort de l’homme d’affaires. Au terme de sa fuite éperdue de lui-même, il retombe nez à nez avec son destin, sa mort dans une chambre d’hôtel similaire. Ainsi, Locke aura suivi une autre vie, celle du mort, pour mourir comme ce dernier l’aurait dû. Dans l’opération, il a été exproprié de sa propre existence et, plus grave peut-être, de sa propre mort, « dans une sorte de vacance apparente de l’énonciation », comme l’écrit le critique José Moure.
Plan-séquence. Ce qu’on appelle un plan-séquence, c’est filmer une séquence entière en une seule prise, sans coupure au montage. Un plan-séquence est là pour augmenter l’effet de réel, que capte immédiatement le spectateur. Il souligne un moment charnière de l’histoire. La fin de Profession : Reporter propose un plan-séquence particulièrement soigné, qui nous montre, ou plutôt qui nous fait percevoir la mort de David Locke. Nous ne savons pas avec sûreté qui a tué Locke. C’est le clou du film, et même la séquence qui résume le mieux l’art cinématographique d’Antonioni. La caméra sort de la chambre, enregistre ce qui se passe dehors, sur la place. On entend un coup de feu sourd. La caméra revient sur la chambre, dans laquelle Locke est allongé sur son lit, désormais à l’état de cadavre. Qui a tué Locke ? Qui son meurtrier a-t-il tué ? Locke ou Robertson ? C’est de toute façon une mort anonyme, qui n’a pas de sens pour Locke. Elle met seulement un terme à son errance, à sa fuite de lui-même. Alain Bonfand le soulignait : « La perte d’identité pour Locke dans Profession : Reporter est une forme de salut qui, au lieu de lui offrit une seconde vie, double sa mort. »
Le désert. Les deux hommes trouvent la mort dans le désert. Pascal Bonitzer, dans un article sur le film d’Antonioni, remarquait : « dans le désert, il y a quelque chose qui met en jeu profondément le cinéma, et qui, pour ainsi dire, le provoque ». Profession : Reporter est un film sur le désert, qui y puise en tout cas son inspiration fondamentale. Au début, nous sommes dans le désert du Sahara. Locke est englouti dans son immensité, impuissant et isolé. Il ne trouve qu’à hurler, lorsque sa voiture s’embourbe dans le sable. Pendant tout le film, le désert est constamment là, comme une métaphore du vide existentiel des personnages. Dans Zabriskie Point (1971), Antonioni avait placé sa caméra dans le désert de la Vallée de la mort, en Californie. Il symbolisait alors plutôt la liberté, et une atmosphère ce contre-culture naissait de cette évocation. Dans Profession : Reporter, l’arrière-fond est moins plaisant. Le désert, c’est le soleil mauvais, la solitude et la dépression. Chaque réalisateur a sa conception artistique du désert : La Prisonnière du désert (1956) de John Ford, Gerry (2002), de Gus Van Sant, ou encore La Femme des sables (1964) de Hiroshi Teshigahara. Ce dernier est adapté du sublime roman de Kôbô Abé, qui porte le même titre. Ce sont mes œuvres de référence sur le désert, mais il y en a d’autres. Le désert incarne la crise de la modernité. Le désert nous aide à mieux nous comprendre, souvent, à aller jusqu’au bout de nous-même. En 1964, Antonioni avait déjà tourné un film intitulé Deserto Rosso, Désert Rouge, avec Monica Vitti et Richard Harris.
La narration. Profession : Reporter est construit d’une manière déroutante. La narration reste très complexe. Pour donner son intensité maximale à la mort de Locke, Antonioni la filmera hors champ, je l’ai indiqué. Il y a également des « vides narratifs », des ellipses de plus en plus nombreuses. Le film se débarrasse pour ainsi dire de ses scories, pour atteindre une simplicité évidente lors des dernières scènes. Le film néglige l’intrigue, afin de se consacrer à l’essentiel, le non-sens de la réalité, le il y a dévasté. Le cinéma parvient parfois à montrer le vacillement de l’identité, l’identité qui devient un avatar. Ce fut le cas dans Plein Soleil (1960) de René Clément. C’est le cas, avec encore plus d’intensité, dans Profession : Reporter. André Prédal notait que les films d’Antonioni sont « construits à partir de quelques temps forts fichés au sein d’une structure souple ». Il ajoute, à propos d’Antonioni, ceci qui a été souvent remarqué, à savoir que son cinéma s’attache « à ce dont les scénaristes faisaient jusqu’alors l’économie, et trait[e] au contraire par ellipse les rebondissements de l’intrigue... » Profession : Reporter en est l’illustration première. On ne retrouvait qu’en littérature une telle esthétique, qui porte à bout de bras un propos moderne, à tout le moins fascinant.
Roland Barthes et le sens. Roland Barthes a écrit un très beau texte sur Antonioni, dans lequel il déclare notamment que Profession : Reporter incarnait la « crise du sens au cœur de l’identité (…) des personnages ». Cela explique pourquoi Antonioni est « l’un des artistes de notre temps », c’est-à-dire qu’il « sait que le sens d’une chose n’est pas sa vérité ; ce savoir est une sagesse, une folle sagesse, pourrait-on dire ». Profession : Reporter baigne dans ce climat de non-vérité, où la vie du personnage principal ne coïncide plus avec elle-même. Il y a un écart qu’il n’arrive pas à combler. Et en ceci même consiste son destin. Le monde désormais est sans Dieu, comme il l’a déjà été dans des expériences décisives du cinéma, par exemple dans Le Mépris de Godard. On comprend dès lors l’ascèse de l’artiste, Barthes dit sa sagesse, pour exprimer cette nouvelle réalité sous une forme esthétique radicale.
Faux mouvement et disparition. Antonioni laisse apparaître tout ce que la vie professionnelle de Locke avait de truqué. C’est le rôle des nombreux flash-backs. Ainsi, celui où Locke et son équipe interviewent le politicien noir. Peu à peu, Antonioni fait reculer la caméra en panoramique et entrer dans le champ Rachel, la femme de Locke, dont on voit la mine déconfite. Elle a compris déjà que tout cela était du boniment et que Locke, dans son travail, n’hésitait devant aucune compromission pour avoir un scoop, de même que, dans L’Avventura déjà, Sandro, oubliant qu’il était architecte, se livrait à des affaires lucratives. Il y a aussi, dans un registre proche, le cas de Giovanni, dans La Notte, écrivain n’écrivant plus, ayant renoncé à tout, miné par la lassitude. La scène suivante de Profession : Reporter, à Munich, filme le kidnapping du leader de la guérilla, sur une terrasse de café, et on le retrouve dans une geôle où il sera probablement assassiné. Au fur et à mesure que l’on avance, Antonioni recourt à des ellipses systématiques, ce qui ôte au spectateur ses quelques repères. Ce n’est plus l’action qui l’intéresse, mais la position de Locke qui est en train de perdre pied sur le plan moral, alors qu’il se croyait enfin libre. Le tournant apparaît quand Locke annule la réservation de sa voiture et retire sa fausse moustache. Se produit alors la scène du téléphérique, au-dessus du port de Barcelone. Locke se penche vers le vide qui le sépare de l’eau azurée et pousse un cri de délivrance. Mais échappe-t-on à sa propre fatalité ? Le mythe d’Œdipe nous avait appris de quoi il retournait. Le destin de Locke est tragique, de la même manière. On peut évoquer, pour l’illustrer, la scène dans laquelle Locke raconte à la fille l’histoire de l’aveugle qui retrouve la lumière, mais qui, dépité par ce qu’il voit, se suicide. L’allusion est claire. José Moure, toujours dans son ouvrage Michelangelo Antonioni Cinéaste de l’évidement, avait bien perçu le problème : « Sans jamais, écrit-il, complètement tourner le dos à un cinéma narratif-représentatif, Antonioni a en effet toujours cherché à filmer au plus près du manque qui est au cœur du réel, des êtres et des événements. » Dans Profession : Reporter, le cinéaste va très loin dans ce processus, montrant dans l’avant-dernier plan Locke qui « se regarde lui-même disparaître ». L’action du film devient un faux mouvement général, elle se dilue peu à peu dans la perte de sens, jusqu’à ce qu’on pourrait appeler une forme de suicide. L’avant-dernière scène accomplit le seul projet accessible à Locke : disparaître, toujours disparaître, si possible dans le désert. Depuis L’Avventura ou Blow up et, plus tard, avec Identification d’une femme, la disparition est un des grands thèmes d’Antonioni, qui nous laisse toujours sur une interrogation fondamentale. En ce sens, Antonioni fait écho au roman de Georges Perec La Disparition (1965), où une lettre essentielle de l’alphabet avait disparu. L’histoire tragique du XXe siècle a montré que cet exercice littéraire n’était pas simplement un jeu vain et stérile, mais, comme un travelling, une « affaire de morale », selon le mot fameux de Jean-Luc Godard. ♦
Annexes
(non reproduites ici)
— Texte « L’image », in L’espace littéraire, de Maurice Blanchot, éd. Gallimard, 1955 ;
— Texte de Gilles Deleuze, in L’image-temps, éd. De Minuit.
Bibliographie
René Prédal, Michelangelo Antonioni ou la vigilance du désir. Éd. Du Cerf, 1991.
Aldo Tassone, Antonioni. Éd. Champs Flammarion, nouvelle éd. 2007.
Alain Bonfand, Le cinéma de Michelangelo Antonioni. Éd. Images modernes, 2003. (L’un des livres les plus intéressants sur le cinéaste)
José Moure, Michelangelo Antonioni, cinéaste de l’évidement. Éd. de L’Harmattan, 2001.
Œuvres de fiction
Kôbô Abé, La femme des sables. Éd. Stock, 1979. (Pour la description du désert.)
Vladimir Nabokov, La méprise. Éd. Folio. (Un roman extraordinaire sur le changement d’identité.)
Pirandello, Feu Mathias Pascal. 1904.
11:54 Publié dans Film | Tags : antonioni, profession : reporter | Lien permanent | Commentaires (0)
Écrire un commentaire