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27/09/2023

Généalogie

 

Pierre Duret (1745-1825), mon ancêtre brestois

 

Dans les dernières années de sa vie, mon père avait fait des recherches généalogiques sur la branche brestoise des Miriel. Il en avait tiré une petite brochure à couverture rouge, sorte d’amalgame de ses découvertes, souvent approximatives à vrai dire. Il n’en demeure pas moins qu’il place, comme point d’origine de la famille Miriel à Brest, un personnage tout à fait intéressant, Pierre Duret, premier chirurgien en chef de la Marine et membre de l’Académie de médecine, dont il relate en une page trop brève la vie hors du commun.

 

Pierre Duret est né près de Saumur en 1745, d’un père cordonnier. Passionné de médecine, il étudie à Paris l’anatomie, l’obstétrique puis la chirurgie. Remarqué par l’inspecteur-général Poissonnier, qui fut chargé par Choiseul de réorganiser le corps de santé de la Marine, Duret est envoyé à Brest. Mon père n’indique pas ce qu’il y fit à cette date, sinon qu’en 1773 il passa un concours pour devenir vice-démonstrateur d’anatomie. Mon père croit pouvoir ajouter que Duret, sans doute parce qu’il venait de Paris, fut l’objet de la malveillance de certains de ses confrères. Il dut effectuer quelques embarquements, malgré un mal de mer chronique. Néanmoins, en 1780, Duret est promu chirurgien ordinaire du nouvel hôpital, et en 1793 deuxième chirurgien-major de la Marine. Mon père note : « Il est désormais libre d’aller de l’avant. » Duret fut un grand médecin, admiré de tous, et surnommé de son vivant « l’Ambroise Paré de la médecine ». Il fit avancer la chirurgie de son temps, grâce à des opérations innovantes et audacieuses. Par exemple, en 1809, il procéda à une ligature de l’artère iliaque. C’était la première fois que cette chirurgie fut tentée avec une suite favorable. Duret prit sa retraite à Brest dans sa vaste propriété de Saint-Marc, où il mourut en 1825. Il est enterré au cimetière Saint-Martin. Je crois qu’il a sa rue, dans le quartier.

 

Duret aurait pris part à la politique sous la période révolutionnaire. Mon père ne précise pas comment, malheureusement. Il écrit seulement que Duret s’enrichit à cette période, en acquérant surtout des biens immobiliers. J’aurais aimé en savoir davantage sur l’attitude de Duret, dans cette période troublée. A-t-il été du bon côté ? Il faudrait qu’un historien fasse un jour des investigations sur cette question. Duret avait un beau caractère, pour ce que nous en savons. Il est peu probable qu’il se soit contenté d’être un simple affairiste, alors que la monarchie vivait ses derniers jours. Qui éclaircira cela ?

 

Les Miriel de Brest descendent de Duret par sa fille, Marie Perrine Adélaïde (1791-1873), qui épousa en 1809 Jean Joseph Yves Louis Miriel, né à Broons en 1779. Brillant chirurgien de la Marine lui aussi, il fut emporté par la typhoïde en 1829. Le couple eut huit enfants, dont cinq survécurent.

 

Sur Pierre Duret, mon père ajoute une anecdote pittoresque. En 1793, une sage-femme des environs de Brest lui apporta un nouveau-né dépourvu d’anus. Duret réussit l’opération, une grande première. Elle est encore appelée, jusqu’à aujourd’hui, « opération de Duret ». L’histoire ne s’arrête pas là. Sous l’Empire, on proposa à Duret le titre de baron. Il refusa, car on l’obligeait à inclure sur son blason l’orifice qui faisait défaut au petit enfant…

 

La figure de cet ancêtre remarquable, qui soignait gratuitement les pauvres, fait naître en moi diverses sensations. La médecine n’est pas mon domaine de prédilection, sauf peut-être la psychiatrie. L’œuvre de Georges Canguilhem, c’est vrai, m’a passionné. Mais il faudrait peut-être revenir à Balzac, qui a écrit, dans sa nouvelle « La messe de l’athée » (1836), un très beau portait de médecin, vivant à la même époque que Pierre Duret. Tout ce que mon père n’a pas eu le loisir de raconter sur Duret, peut-être cela se trouve-t-il sous la plume visionnaire de Balzac, quand il nous dit par exemple de son personnage de chirurgien : « Desplein possédait un divin coup d’œil : il pénétrait le malade et sa maladie par une intuition acquise ou naturelle lui permettant d’embrasser les diagnostics particuliers à l’individu, de déterminer le moment précis, l’heure, la minute à laquelle il fallait opérer, en faisant la part aux circonstances atmosphériques et aux particularités du tempérament. Etc., etc. » Grâce à la recréation balzacienne, je peux rêver à Duret, et reconstituer ma parenté avec lui.

 

Est-ce pour cela que j’apprécie tant les médecins qui me soignent ? Je suis un patient curieux, avide d’explications, et observateur des rites médicaux. Et que le fondateur de la petite dynastie des Miriel brestois, dont je suis issu, soit une grande figure de cette profession, voilà qui me rassure et m’encourage, à l’heure où je prends de l’âge et où ma santé et mes forces déclinent inexorablement. La mort, un court instant, me fait moins peur.

 

 

04/01/2021

Hérédité polonaise

   J'avais retrouvé, dans les papiers de mon père, après sa mort en 2011, quelques rares lettres qu'il avait précieusement conservées, et, parmi elles, cinq qui lui venaient de sa grand-mère paternelle, Magdeleine Miriel, née Frièse (1878-1962). Elle était d'ascendance polonaise. C'est son grand-père paternel qui était polonais. Il vivait dans le Nord-Est du pays, dans la région de Bielsk. Comme beaucoup de Polonais, dans les années 1830, il dut se résoudre à émigrer vers la France, face à une russification particulièrement brutale. Les Frièse, comtes du Saint-Empire romain germanique, étaient une lignée de médecins. Leur nom est probablement d'origine allemande. Magdeleine Frièse épousa Émile Miriel en 1899 à Paris. Pour faire plus ample connaissance avec elle, je vous propose la retranscription d'une de ses lettres adressées à mon père. Elle date, comme les autres qu'a gardées celui-ci, de 1941. Magdeleine Frièse avait quitté le domicile familial de Brest, ville stratégique continuellement bombardée, pour se réfugier à Nantes. Son époux ("papé") était en revanche resté à Brest, retenu par des tâches administratives. Mon père, Henri, et son frère, Hervé, âgés respectivement de douze et onze ans, étaient alors en pension chez les jésuites à Vannes. C'est dans ce contexte compliqué que Magdeleine leur écrit cette série de lettres, d'une grande fraîcheur littéraire, où son tempérament aristocratique se révèle, selon moi, en filigrane. Dans la famille, Magdeleine était extrêmement appréciée, pour sa gentillesse, son intelligence, son aura naturelle de grande dame. Au physique, elle ressemblait un peu à Apolline de Malherbe, la journaliste de BFM, mais au moral, c'était plutôt Audrey Hedburn. Lorsque je me rends sur sa tombe, à Brest, au cimetière Saint-Martin, je me demande parfois ce que Magdeleine Frièse, "notre" Polonaise, m'aura transmis par atavisme : le goût des lettres, peut-être, et la mélancolie slave, aussi. Mais ceci est assez mystérieux... J'ai sélectionné la lettre suivante : 

 

Messieurs Henri et Hervé Miriel                                                                                                       Collège Saint François Xavier                                                                                                         3, rue Thiers                                                                                                                                    Vannes

30 — 11 — [19]41

   Mon cher Henri, c'est à Hervé que j'ai écrit la dernière fois, je ne lui avais pas encore écrit, c'était son tour, mais je lui avais bien recommandé de te la communiquer. Cette fois vous aurez chacun un petit mot de moi. Je vais bien, mais tante Yvonne a un rhume magistral, j'ai peur qu'elle nous le passe. Yves et Suzette sont à Paris, ils sont allés au baptême de la petite Marie-Claude de Sèvres. Papé m'écrit qu'il y a encore eu plusieurs bombardements sur le fond du port de l'arsenal et quelques bombardements sont tombés sur le quartier neuf de Saint-Martin, qui est tout proche, il y a eu quelques maisons touchées et plusieurs blessés, heureusement pas très gravement. — J'ai reçu aussi de bonnes nouvelles de vos parents, maman est bien remise, ils n'ont pas très chaud et le ravitaillement est bien difficile. Je sors tous les jours et cela me réussit, pourtant il fait assez froid, je trouve que ce climat me réussit mieux que celui de Brest, il est vrai que nous sommes bien plus éloignés de la mer. — J'ai été très peinée d'apprendre par papa que tes notes sont très mauvaises, comment n'as-tu pas le courage de te mettre sérieusement au travail ? à l'âge que tu as maintenant c'est désolant et tu fais tant de peine à ton père, qui a toujours été un si bon élève. D'autre part j'ai bien peur que tu aies à regretter de n'avoir pas mérité d'être récompensé, tu ne pourras t'en prendre qu'à toi-même. Pourtant je prie chaque jour pour toi avec tant d'espoir que tu en sentes le bienfait et que tu réfléchisses à tes devoirs : travail et discipline. Je t'embrasse de tout mon cœur, mon cher petit. Ta mamé qui t'aime tant. M[agdeleine] Miriel.    

23/06/2020

Thomas Piketty, un clip gros comme le Ritz

   L'essai de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, a été un best-seller de l'année 2013, en France et ensuite dans le monde entier. Jamais livre ne fut plus âprement discuté dans les médias, porté aux nues par certains, ou bien combattu par d'autres. Il touchait un point sensible de la vie des gens, riches ou pauvres, et tous se sont sentis concernés. La référence au Marx du Capital, livre grandiose, a attisé le débat parmi les économistes et les historiens. 

   Devant un tel succès, l'idée d'en tirer un film a germé dans les esprits, et est devenue une réalité, grâce à Justin Pemberton, cinéaste spécialisé dans les documentaires. Thomas Piketty est lui-même crédité pour la réalisation, mais j'ignore dans quelle mesure il a été actif dans ce travail d'adaptation. Voilà un projet, en tout cas, qui rappelle de loin celui de Guy Debord, autrefois, qui mit en images son livre de 1967, La Société du Spectacle

   J'allais donc voir ce nouveau film de Piketty et Pemberton avec une certaine curiosité. J'étais vierge de toute idée préconçue, car je compte parmi les rares, sans doute, à n'avoir pas lu l'essai de Piketty à sa parution. Je m'attendais à un exposé rigoureux et didactique de la situation, dans ses composantes historico-économiques. Au lieu de cela, je me suis retrouvé face à un discours incompréhensible, illustré par un flot d'images qui partaient dans tous les sens. Les séquences défilent à toute vitesse, s'interrompant brutalement, reprenant de manière saccadée et rendant impossible toute suite logique dans les idées. Lorsque Thomas Piketty s'exprime, son propos est noyé dans une soupe postmoderne littéralement insignifiante. Il en va de même, hélas, pour les autres intervenants, y compris quand il s'agit de pointures comme Francis Fukuyama ou Joseph E. Stiglitz. Quel dommage de ne pas leur avoir permis de développer convenablement leurs idées, sur un sujet aussi brûlant !

   En sortant du cinéma, c'est encore à Debord que je pensais. Dans ses Commentaires de 1988, il fustigeait la destruction de l'histoire, dont ce film de Piketty & Pemberton restera sans doute un néfaste modèle. Plus que jamais, nous avons besoin, dans la période que nous traversons, d'une réflexion historique vaillante, parce que, de fait, l'économie a failli. Il nous faut analyser le pourquoi de cette immense catastrophe, qui a atteint l'homme dans son essence même. À la veille d'un scrutin électoral, en France, notre pensée doit être dirigée vers les responsables politiques que nous allons élire démocratiquement, parmi un choix de possibilités où le renouveau de l'écologie a, me semble-t-il, un rôle majeur à jouer, comme une note d'espoir dans le marasme.

   Et puis, restons avec Debord encore un moment, puisque son nom revient sous ma plume de manière si naturelle, et relisons certaines thèses de La Société du Spectacle, qui n'ont rien perdu de leur bien-fondé, en particulier lorsqu'un film sans intérêt essaie de créer une diversion et nous éloigner du principal. Écoutons par exemple, et je conclurai par là aujourd'hui, ce que nous dit la thèse 52 : "Au moment où la société découvre qu'elle dépend de l'économie, l'économie, en fait, dépend d'elle. Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu'à paraître souverainement, a aussi perdu sa puissance. Là où était le ça économique doit venir le je. Le sujet ne peut émerger que de la société, c'est-à-dire de la lutte qui est en elle-même. Son existence possible est suspendue aux résultats de la lutte des classes qui se révèle comme le produit et le producteur de la fondation économique de l'histoire."

   Ce retour du sujet, dans le malheur des temps, m'inspire beaucoup.

 

Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle. Éd. du Seuil, 2013. Disponible en poche chez "Points Histoire", 14,50 €. — Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967. Disponible dans la collection "Folio".  

23/11/2019

"J'accuse" : Polanski derrière Dreyfus

   Dans les années 90, je crois, j'étais allé voir une adaptation de La Métamorphose de Kafka dans un théâtre parisien. Polanski mettait en scène et jouait le rôle principal. Je me souviens d'un beau spectacle, et de l'affinité de l'acteur-cinéaste avec l'univers kafkaïen. En sortant de son dernier film sur l'affaire Dreyfus, J'accuse, comment ne pas penser à cela ? Une atmosphère oppressante, des décors sombres et étouffants, des personnages qui sont autant de caricatures, d'un côté ; et de l'autre, dans la vie réelle, cette malédiction qui poursuit Polanski depuis quarante ans, ce juge américain qui veut toujours que son procès ait lieu, cette affaire de viol sur mineure pour laquelle Polanski risque la prison à perpétuité, et à cause de laquelle il ne peut pratiquement plus voyager dans d'autres pays que la France, sous peine de se voir arrêté par les autorités et d'être extradé. Avec le temps, Polanski est devenu cet autre héros de Kafka, Joseph K., du Procès, sauf que lui n'est pas aussi innocent. 

   En filmant l'affaire Dreyfus, et plutôt bien, quoique sans génie particulier, Polanski a en quelque sorte voulu montrer qu'il essayait de se racheter. D'ailleurs, il apparaît sur l'écran, à un moment donné, en tenue d'académicien, comme pour faire comprendre au public quelle est, selon lui, sa place véritable. C'est peut-être un peu pathétique, mais comment ne pas le suivre quelques instants, du moins ? J'accuse est un film-événement, qui nous raconte Dreyfus sous un angle particulièrement efficace, celui du lieutenant-colonel Picquart, dont on se rappelle le rôle crucial. Cette affaire célébrissime, et si complexe, nous est donnée pour une fois à voir de manière claire et limpide. Nous en comprenons les rouages les plus mystérieux. Je crois que, si j'étais professeur, j'emmènerais mes étudiants à cette séance, pour les sensibiliser à un tournant essentiel de notre histoire intellectuelle. L'affaire Dreyfus demeure une pierre de touche pour comprendre et saisir le monde, la société, aujourd'hui encore. Le film de Polanski fait ici un étonnant travail, qui mérite d'être vu par tous, malgré la réputation sulfureuse du réalisateur. 

   Tout est parti d'un livre que je vous conseille, écrit par l'écrivain anglais Robert Harris. "L'idée de raconter une nouvelle fois l'histoire de l'affaire Dreyfus m'est venue lors d'un déjeuner à Paris avec Roman Polanski, au début de l'année 2012..." Les deux hommes avaient déjà travaillé ensemble. En lisant le roman de Harris, on peut s'amuser à voir ce que Polanski y a ajouté, ou, plutôt, retranché : l'auteur de Chinatown n'insiste pas autant que l'écrivain sur le côté "roman d'espionnage" de l'intrigue. Il essaie plutôt de faire apparaître un homme seul (en l'occurrence Picquart, Dreyfus se plaçant ici au second plan) face à la machine étatique qui va le broyer – encore cet aspect kafkaïen que nous retrouvons. J'ai pour ma part aimé aussi comment il représente cet aréopage de généraux corrompus jusqu'à la moelle, faisant de son J'accuse un brulôt antimilitariste. 

   Bien sûr, il y a d'autres voies pour aborder l'affaire Dreyfus. Je mentionnerais simplement le grand essai de Jean-Denis Bredin (L'Affaire, éditions Fayard, 1993), qui reste un classique. Mais le J'accuse de Polanski et Harris est voué à demeurer dans les annales comme une étape incontournable vers la vérité, méritant de nourrir le débat.

Robert Harris, J'accuse. Traduit de l'anglais par Natalie Zimmermann. Éd. Pocket,   

03/11/2018

Réévaluer Robespierre

   Robespierre est le personnage central de la Révolution française, et aussi le plus controversé. Sa réputation, pour diverses raisons, et pas seulement historiographiques, est exécrable. Sur lui-même, une partie du mystère continue à peser. Avant de le juger définitivement, l'historien et philosophe Marcel Gauchet a tenté une énième mise en perspective du destin de celui qu'on nommait l'Incorruptible. Ce nouveau livre, sur un sujet explosif, s'appuie à proprement parler sur l'œuvre politique de Robespierre, les discours qu'il a prononcés entre 1789 et 1794, et qui sont réunis dans les Œuvres complètes de Maximilien Robespierre, publiées par la Société des études robespierristes entre 1912 et 1967. Marcel Gauchet suit pas à pas cette trajectoire, en essayant d'en donner un commentaire si possible mesuré et plausible. Premier élément majeur, à mes yeux, l'importance cruciale pour Robespierre de la Déclaration des droits de l'homme. Il écrit dans son Adresse aux Français de juillet 1791 : "J'avoue que je n'ai jamais regardé cette Déclaration des droits comme une vaine théorie, mais bien comme des maximes de justice universelles, inaltérables, imprescriptibles, faites pour être appliquées à tous les peuples." Pour toute cette période qui précède la Terreur, Gauchet juge la pensée et l'action de Robespierre empreintes de "modération dans la radicalité". Cependant, note encore Gauchet, Robespierre sera comme pris peu à peu à son propre piège : "l'ambition de donner toute leur extension aux droits de l'homme allait pouvoir basculer vers un système inédit d'oppression". Gauchet ne dédouane pas l'Incorruptible d'une "sorte de narcissisme sacrificiel qui le meut", mais il tâche d'en relativiser la responsabilité au milieu d'une Révolution qui bat son plein. Ainsi, une date essentielle est celle de la proscription des Girondins. Robespierre prend alors entièrement le pouvoir, afin de "fonder la République du peuple", qui repose selon lui sur le principe de la Vertu. Désormais, "la Terreur est à l'ordre du jour". Robespierre la justifie dans ses discours. Gauchet essaie alors d'analyser la position dans laquelle se trouve Robespierre, un Robespierre qui "s'enfonce, dit-il, dans une obscurité indéchiffrable". La paranoïa du complot, la violence systématique d'une "épuration sans terme", forment une impasse irréductible. Gauchet, par le recours au texte robespierriste, humanise quelque peu l'homme, mais non sans souligner une ambiguïté fatale dans ses dernières paroles, à la veille du 9 Thermidor, et l'échec du projet révolutionnaire de fonder la République du peuple. Marcel Gauchet note qu'à ce moment quelque chose s'est éteint dans le processus historique de la Révolution : "Robespierre, souligne-t-il, est bien le personnage en lequel l'unité de la Révolution se donne à saisir." Après sa mort, la Révolution est-elle terminée ? Marcel Gauchet, pour sa part, le croit, même si, en ce qui me concerne, je pense que la Révolution n'a pu, jusqu'à aujourd'hui, appliquer pleinement dans la réalité son programme si ambitieux. Qui sait ? Il appartiendra peut-être aux générations futures de reprendre le problème à zéro, et de procurer enfin à l'humanité le régime politique révolutionnaire auquel elle aspire depuis 1789 ?

Marcel Gauchet, Robespierre, "L'homme qui nous divise le plus". Éd. Gallimard, coll. Des hommes qui ont fait la France. 21 €.  

09/03/2018

Foucault et l'héritage chrétien

   On attendait depuis longtemps cet ultime volume de l'Histoire de la sexualité de Michel Foucault, intitulé Les Aveux de la chair. Le voilà qui paraît aujourd'hui, pour clore sur les Pères de l'Église un travail commencé avec la Grèce antique. Foucault renouvelle, ce faisant, notre idée de la philosophie antique et de la religion des premiers siècles. Il nous livre, avec dextérité, un regard neuf et passionnant. Avec ce dernier volume, c'est tout l'héritage chrétien de l'Europe qui est pesé, analysé, commenté. Foucault le remet en perspective, d'une manière qui heurtera sans doute les préjugés acquis de bon nombre de nos contemporains. Ainsi, dans ces Aveux de la chair, il offre à voir aux hommes et aux femmes du XXIe siècle l'esprit même qui présidait à la manière de concevoir la sexualité au sein de la religion. Tour de force remarquable, que Foucault accomplit par exemple en parlant de la virginité. Il écrit ainsi : "La virginité chrétienne est tout autre chose que la forme radicale ou exaspérée d'un précepte de continence que la morale philosophique connaissait bien dans l'Antiquité et dont les premiers siècles chrétiens avaient hérité." Je vais vous parler aujourd'hui, à partir d'une page de ce livre qui m'a particulièrement frappé, du "désœuvrement" chrétien, que Foucault met savamment en lumière à travers le thème de la virginité.

   Foucault commence par définir la virginité comme un "état de tranquillité" par rapport au mariage. Cet état a recours en effet "au vocabulaire philosophique de l'existence sereine" qu'il va étudier dans cette page notamment. Foucault souligne qu'à cette époque le thème de la vie tranquille est central. Il doit beaucoup à la philosophie antique, mais les Pères de l'Église, dont saint Augustin, vont le perfectionner considérablement ; en effet, ce thème, écrit Foucault, "est aussi au cœur d'un problème interne au christianisme [...] qui concerne le statut de la vie contemplative, les méthodes pour y parvenir, et les mérites qui lui sont propres". Foucault s'attache alors, pour illustrer son propos, à commenter un écrit de saint Augustin, Discours sur le psaume 132. L'apport d'Augustin, comme à beaucoup d'autres endroits, est en général crucial. Foucault le montre bien, en nous disant qu'Augustin "évoque trois genres de vie à travers les trois personnages de Noé, de Daniel et de Job". C'est Daniel qui nous intéresse ici, à qui est associée l'image suivante, comme nous le dit Foucault :

deux hommes couchés dans un lit : ainsi sont désignés ceux qui ont "aimé le repos", ceux qui "ne se mêlent pas aux foules" ni au "tumulte du genre humain", mais qui "servent Dieu dans la tranquillité".

Il s'agit de la "tranquillité de la vie hors mariage", qui n'est sans doute, ajoute saint Augustin dans ce texte, pas toujours facile à conserver. Foucault note que cette tranquillité est "indissociable de l'affrontement permanent avec l'Ennemi", symbolisé classiquement par deux lions, et que Daniel, dans ce contexte, est appelé "vir desideriorum". Dans un tel combat (celui de la tentation), finalement, "c'est la grâce de Dieu qui donne la victoire", peut ajouter Foucault. On aura bien compris, avec tout cela, que le "désœuvrement" dont il est question dans ce passage est spécifique aux premiers siècles du christianisme. Mais son originalité aura marqué les esprits, à tel point qu'aujourd'hui même nous le comprenons parfaitement. Et Foucault, dès lors, de conclure :

La continuité du thème de la "tranquillitas", de l' "otium", marque en fait le passage d'une économie négative de l'abstention et de la continence à une conception de la virginité comme expérience complexe, positive et agonistique.

Michel Foucault, Les Aveux de la chair. Histoire de la sexualité, tome 4. Édition établie par Frédéric Gros. Éditions Gallimard, 24 €.

09/01/2018

De Gaulle et l'ours russe

   Depuis la fin du communisme, la géopolitique de la France a beaucoup changé. Notre pays a sagement réintégré l'Otan et n'aspire plus désormais qu'à rester dépendant du géant américain. Aussi est-il particulièrement intéressant de faire un tableau de ce qu'était la politique étrangère de la France sous de Gaulle, afin d'en mesurer aujourd'hui le contraste flagrant. C'est à quoi s'est attelée Hélène Carrère d'Encausse dans ce nouvel et passionnant essai, Le Général de Gaulle et la Russie. Le Général a toujours eu de grandes affinités avec l'ours russe. Pour lui, la Russie (qu'il appelait rarement l'Union soviétique), était une pièce déterminante dans la géostratégie de la France. Sa grande culture historique, sur laquelle insiste Carrère d'Encausse, ne pouvait que renforcer cette perspective. L'académicienne écrit en effet : "la Russie était vue par le Général comme l'allié de revers indispensable à sa sécurité, mais plus encore [...] elle participait à sa conception de l'équilibre de l'Europe et de la place de l'Europe dans le monde". Cette politique gaullienne a pris sa source, pendant la guerre, dans les relations que de Gaulle a pu nouer avec Staline, pour essayer de faire ressusciter la France, mise à mal par la débâcle. Elle a continué ensuite, quand le Général est revenu aux affaires en 1958, alors que la guerre froide ne semblait pas accorder beaucoup de latitude aux pays autres que l'Amérique et l'Union soviétique. Voilà ce qu'Hélène Carrère d'Encausse explique parfaitement dans son livre, nous replongeant dans un monde où la petite voix de la France faisait malgré tout entendre sa différence. Nous comprendrons mieux alors la situation présente, les bouleversements qui depuis presque trois décennies désormais ont changé du tout au tout la physionomie de l'Europe et les grands équilibres géopolitiques. Le monde de 2018 attend manifestement son nouveau grand réformateur. Il est probable qu'il aurait, s'il venait un jour, des accents gaulliens...

Hélène Carrère d'Encausse, Le Général de Gaulle et la Russie. Éd. Fayard, 20 €.

11/04/2017

Les grands héros disparus

   Vaste entreprise à laquelle s'est livré, brillamment, Patrick Gueniffey dans Napoléon et de Gaulle, sous-titré "Deux héros français". L'art du parallèle historique remonte loin, mais, dans le cas de ces deux immenses personnages, il peut apparaître saugrenu, même s'il a déjà été tenté, tant Napoléon et de Gaulle sont au final bien loin l'un de l'autre. Et cependant, il y aurait un axe qui les rassemble, d'abord celui de l'histoire de France, dont le déroulement glorieux appartient déjà au passé : "la France ne peut se passer, écrit Gueniffey, pas plus que d'un État fort, de grands hommes ou de héros. Ils figurent son introuvable unité." Napoléon et de Gaulle scrute méticuleusement cette trace du passé, à travers une histoire plus large, à travers aussi des réflexions passionnantes sur une historiographie complexe, dont il est utile de faire ou refaire le bilan. C'est ce qui donne à ce livre sa profondeur, et sa force paradoxale : parler d'un phénomène qui n'existe plus, pour mieux comprendre, par réaction, l'époque actuelle. La "fin des grands récits" (1) a été annoncée, dès les années 70, ainsi que la disparition du "grand héros". Il s'agit de voir aujourd'hui ce qui peut surnager à un tel gouffre. Gueniffey me paraît ainsi être plutôt un esprit de droite, ce qui n'est pas mauvais en la matière. Il renoue avec une tradition de liberté, ne se laissant pas engoncer dans les modes historiques ou les théories toutes faites. Cela peut nous être d'un grand enseignement. Revenir à Napoléon, à de Gaulle, oui ; mais pour constater ce qui a été perdu, comprendre pourquoi cela ne reviendra pas, détecter ce qui peut à la rigueur être sauvé. La fin des grands récits ne doit pas sonner forcément le glas de toute ambition de vivre et penser dignement. Énorme défi qui me laisse néanmoins perplexe. (À suivre.)

(1) Prophétisée par Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne, éd. de Minuit (1979).

Napoléon et de Gaulle, Deux héros français. Patrick Gueniffey, éd. Perrin. 21,50 €.

01/03/2017

Le concept de révolution

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   Dans son livre paru fin 2016, Relire la Révolution, Jean-Claude Milner réfléchit de manière tout à fait passionnante sur le concept de "révolution". Plus précisément, il met en perspective la Révolution française avec les deux autres grandes révolutions du XXe siècle, la russe et la chinoise. En fait, il s'attarde surtout sur la première des trois, dont il décrit les caractères spécifiques, presque la grandeur, et ce qu'elle eut d'unique. Milner a été maoïste dans les années 70, au temps de la révolution culturelle en Chine. On comprend à le lire aujourd'hui qu'il ne l'est sans doute plus du tout. Il n'hésite pas, dans ce livre, à faire des réserves sur les révolutions au XXe siècle, mais c'est pour mieux adhérer à l'idéal fondateur de la Révolution française, en particulier à travers le personnage charismatique de Robespierre. Si Milner critique la Terreur, il estime que le rôle de Robespierre, contrairement à celui de Saint-Just, a été de vouloir en sortir : "pour prix de sa clairvoyance, écrit Milner de Robespierre, il porta la responsabilité des errements qu'il combattait. La Terreur se termina, comme il le souhaitait, mais il en fut l'une des dernières et plus glorieuses victimes." Milner pense par conséquent que tout ne fut pas mauvais dans le bloc de la Révolution, à condition d'y aller avec circonspection. La "croyance révolutionnaire", qui trouve ici son origine, est très ambiguë et même mauvaise dans sa postérité : "elle n'est rien de plus qu'une longue erreur, écrit même Milner. La révolution française [Milner écrit "révolution française" avec un r minuscule] est radicalement hétérogène aux révolutions idéales qui se réclament d'elle." Cette mise à l'écart des révolutions russe et chinoise par l'auteur me semble assez notable pour être soulignée. Il n'y a guère que les situationnistes, jadis, qui faisaient dans leurs écrits une telle distinction. Ils avaient bien vu où était le mal, et Milner aujourd'hui me semble marcher sur les mêmes traces. En tout cas, son essai livre une pensée qui n'a pas peur de s'affronter aux grandes questions qui se posent encore, même si pour le moment la "croyance révolutionnaire" ne nous semble plus aussi imminente et impérieuse qu'elle le fut. Peut-être ce temps reviendra-t-il, cependant, et alors il faudra être prêt.

Jean-Claude Milner, Relire la Révolution. Éd. Verdier, 2016, 16 €.

27/01/2017

La France ouverte sur le monde

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   La somme sur l'histoire de la France que nous proposent dans ce volume Patrick Boucheron, avec son équipe de collaborateurs, a fait l'objet, depuis sa récente parution, de beaucoup de commentaires très vifs. L'explication tient évidemment à une conception très originale de l'histoire de France, qui est systématiquement replacée dans l'évolution du monde. De quoi en effet perdre beaucoup de ses repères, jadis appris à l'école. Mais c'est ce qui fait déjà de cette entreprise ambitieuse une date dans l'historiographie française, je serais prêt à le parier. Placé néanmoins sagement sous l'invocation de Michelet, le propos contient une évidente dimension "politique", comme le souligne d'ailleurs Patrick Boucheron, replaçant ainsi cette manière de faire l'histoire dans le contexte contemporain : "Cette ambition est politique, dans la mesure où elle entend mobiliser une conception pluraliste de l'histoire contre l'étrécissement identitaire qui domine aujourd'hui le débat public." En 146 brèves notices chronologiques, qui sont autant de dates déterminantes, le lecteur curieux chemine de manière très passionnante et jamais ennuyeuse de la préhistoire à l'époque la plus récente, 2015. Loin des idées toutes faites ou préconçues sur la France, on assiste à son lent déroulement, où rien n'était déterminé d'avance. C'est peut-être le paradoxe de ce livre, de nous offrir enfin la liberté d'un recul sur nous-mêmes, loin de tout chauvinisme déplacé. Un des auteurs qui expriment le mieux cet enjeu est Quentin Deluermoz, qui, dans son texte à propos des révolutions de 1848, écrit : "Ainsi les événements des années 1848-1850 sont-ils bien d'ampleur globale. S'il est difficile de faire de la France son seul point d'origine, il est clair que les luttes ayant suivi la fusillade du boulevard des Capucines ont pesé puissamment sur les manières de vivre et de comprendre. Ils rappellent que, si la France est un pôle majeur à cette échelle, elle n'est qu'un pôle parmi d'autres. Mais elle est bien la capitale des révolutions." Cela fait bien plaisir de lire une prose aussi mesurée sous la plume d'un historien.

Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron. Éd. du Seuil, 29 €.

Illustration : révolution de 1848.

16/10/2016

Patrick Buisson, conseiller du Prince

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   Le gros essai de Patrick Buisson, La Cause du peuple, a fait l'objet d'un très vif débat dans la sphère médiatique. L'homme avait tout pour déplaire : venant de l'extrême droite, et y demeurant toujours ; sans parler de l'enregistrement secret de ses conversations professionnelles. Bref, la parution de son livre a suscité un beau tollé, qui s'est éteint de lui-même lorsqu'il a fallu constater que l'ouvrage était une véritable réflexion politique sur plus de 400 pages, vaste projet placé sous l'invocation du cardinal de Retz, autre défenseur des causes perdues. Il en aurait certainement fallu moins pour m'inciter à lire cet essai, et j'avoue que je n'ai pas été déçu. J'ai toujours eu un a priori positif pour les visions alternatives de la politique. Cette fois, je suis servi. Le fait pour Buisson d'avoir été, pendant plus d'un quinquennat, le conseiller presque le plus proche du plus haut personnage de l'État donne à son témoignage une valeur incontestable, loin de toute utilisation trop people de ce qu'il a pu par ailleurs observer. Un mémorialiste n'est-il pas là pour révéler une réalité cachée, afin de faire éclater la vérité ? Les révélations ici sont plutôt d'ordre politique, même si l'homme Nicolas Sarkozy en prend évidemment pour son grade : "l'homme public, écrit Buisson de Sarkozy, malgré l'appel qu'il sentait sourdre en lui, fut toujours contraint par l'homme privé, ses passions, ses désordres, ses coupables faiblesses pour l'air du temps et les fragrances de la modernité". Issu d'une droite dont les perspectives n'étaient pas celles du président Sarkozy, mais dont celui-ci eut besoin pour rameuter vers lui l'électorat FN, Patrick Buisson développa une stratégie très rationnelle pour faire vaincre ses idées – que je ne partage pas toutes, soit dit en passant. Il y avait chez lui, ce qui est rare dans ce monde-là, une absolue sincérité qu'il portait depuis toujours et qui transparaît dans ce livre au fil d'analyses tout à fait passionnantes. Il redit peut-être par moments ce que nous savions déjà, mais en montrant comment on l'éprouve du cœur de l'État : "le néolibéralisme, ose-t-il définir, est bien une forme économique du totalitarisme, tout comme le nazisme et le communisme en ont été au XXe siècle les formes politiques". Quant à notre malheureux régime démocratique, il ne vaut pas cher non plus : "Il s'agit en fait, écrit Buisson, d'une postdémocratie qui n'est en rien une démocratie, mais un système qui en usurpe l'appellation et n'en respecte que les apparences." On ne peut que se réjouir qu'un tel brûlot sorte en période électorale. Voilà indiscutablement le livre qu'il faudra avoir lu avant de mettre son bulletin dans l'urne. Plus globalement, ce sont les Mémoires étonnants d'un conseiller du Prince, grand politologue, qui a décidé de tout dire sur une histoire contemporaine qui est, hélas ! toujours la nôtre au moment où j'écris ces lignes.

Patrick Buisson, La Cause du peuple. Éd. Perrin, 21,90 €.

28/04/2016

Robespierre, par-delà le mythe

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   L'historiographie de la Révolution française a connu, au XXe siècle, une évolution idéologique variée. Réservée longtemps aux historiens communistes, il a fallu l'ample travail de François Furet pour lui faire prendre un tour nouveau. On ne sortait néanmoins pas encore de toute idéologie, Furet s'inscrivant dans le courant libéral ; mais on commençait avec lui à respirer un peu. Pour une histoire vraiment débarrassée de tout a priori, il fallait peut-être se tourner vers les Américains qui, observant de loin nos débats passionnés, étaient en mesure de porter sur nous un regard plus froid. Sur la fuite à Varennes, par exemple, l'ouvrage de Timothy Tackett, Le Roi s'enfuit (La Découverte, 2004), nous offrait une nouvelle perspective vraiment intéressante, sur une question bien trop complexe pour demeurer sous l'empire des partis pris.

   L'historien français Jean-Clément Martin se situe d'emblée dans ce dernier courant qui, somme toute, fait plus ou moins table rase du passé. Après un gros volume sur la Révolution elle-même, il publie aujourd'hui une biographie de Robespierre, dans laquelle il veut remettre les pendules à l'heure. Depuis deux siècles, que n'a-t-on raconté sur l'Incorruptible, jusqu'à en faire proprement un mythe qui n'a plus rien à voir avec la réalité ! Jean-Clément Martin reprend patiemment tous les faits connus de la vie de Robespierre, et essaie de voir comment ils s'agencent au-delà de la légende. Patient travail qui va jusque dans le détail, et qui se met en position de présenter la vie de Robespierre selon les circonstances mêmes où il l'a vécue, et non en raisonnant a priori, comme si l'on savait déjà ce qui allait advenir.

   Ainsi, il n'est pas certain que ce qu'on a appelé la "Terreur" ait été sciemment inventé par Robespierre comme mode de gouvernement. Le déroulé des événements montre que les choses se sont passées de manière plus incertaine. Robespierre est souvent indécis, il reste silencieux alors même que tout s'agite autour de lui. Il perd la maîtrise de la situation. Il y a bien des paramètres qu'il ne contrôle pas. Après sa chute et son exécution, les Thermidoriens feront tout pour lui mettre sur le dos les exactions commises alors qu'il "gouvernait". Il sera le bouc émissaire idéal. Jean-Clément Martin insiste sur cette idée : "L'image iconique que Robespierre a fini par incarner est devenue véritablement fantasmatique."

   Le risque, me dira-t-on, serait alors de blanchir un monstre. Robespierre avait du sang sur les mains, nul ne le contestera, et certainement pas Jean-Clément Martin. Au contraire, telle est du moins ma lecture, le mérite de sa méthode historique est d'accéder à un plus grand réalisme, en remettant à plat les principales articulations de la période révolutionnaire, et en montrant que tout ce qui fut ainsi sculpté dans un si parfait bloc de marbre pour la postérité tenait en fait à peu de chose, et aurait pu être autrement. L'histoire, c'est aussi cela.

Jean-Clément Martin, Robespierre. La fabrication d'un monstre. Éd. Perrin. 22,50 €.

09/01/2016

Flaki

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   En 1981, je n'ai pas voté pour François Mitterrand. En politique, méfiant à l'égard des utopies, j'ai toujours été libertaire (influencé par les situationnistes). Je trouvais que la gauche au pouvoir, même entre 1981 et 1983, appliquait trop mollement son programme, qu'elle ne s'éloignait pas d'un réformisme traditionnel jusque là réservé à la droite. À quoi cela servait-il alors d'être de gauche ? L'abolition de la peine de mort par Mitterrand m'a cependant paru une grande date en France. Le reste de son règne m'a déçu. Sur la construction européenne, cet homme réputé de culture humaniste (qui avait reçu la Francisque au printemps 1943 !) n'a rien fait d'autre que suivre le mouvement général, ne remettant jamais en cause la domination économique-marchande qui s'instituait désormais et s'unifiait pour longtemps à l'échelle de tout le continent. Le Traité de Maastricht a véritablement sonné le glas d'une certaine Europe chère à mon cœur. Mais je n'ai jamais eu d'illusions sur la politique et nos politiciens. J'ai appris la mort de Mitterrand alors que je me trouvais en Pologne, je m'en souviens très bien. Ce devait être le 9 ou 10 janvier 1996. Attablé dans un café populaire du centre de la grande ville de Lodz, je dégustais pour me réchauffer une excellente soupe aux tripes, plat national appelé flaki, dont j'ai repris deux fois. Au fond de la salle, un téléviseur diffusait des images sans intérêt, lorsque soudain, aux informations, j'ai vu apparaître la tête de l'ancien président français. Sans évidemment saisir un mot du commentaire en polonais, j'ai compris au bout de quelques instants que Mitterrand venait sans doute de casser sa pipe. Cette nouvelle ne m'a guère bouleversé, et en tout état de cause n'était pas faite pour me couper l'appétit...

Illustration : Ellsworth Kelly

06/09/2015

Louis XIV, roi-spectacle

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   En ce mois de septembre 2015, nous fêtons précisément le 300e anniversaire de la mort de Louis XIV. Parmi toute une floraison de livres, sortis pour marquer l'événement, celui de Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, "Apogée et crépuscule de la royauté", publié dans la très remarquable collection "Les journées qui ont fait la France", m'a fait passer d'intéressants moments. C'est en effet une très belle synthèse qui passe en revue, à partir des derniers moments du Roi-Soleil, tout le fil de son si long règne, avec une objectivité qui ne dissimule aucune part d'ombre de la monarchie absolue. Le grand mérite de Joël Cornette est par ailleurs de faire souvent référence aux témoignages "littéraires" de l'époque, en premier lieu celui de Saint-Simon, témoin oculaire. Dans une page étonnante de ses Mémoires, le duc-mémorialiste, faisant le bilan d'un règne qu'il n'a pas vraiment aimé, écrivait ainsi : "Louis XIV ne fut regretté que de ses valets intérieurs, de peu d'autres gens... Paris, las d'une dépendance qui avait tout assujetti, respira dans la joie de voir finir l'autorité de tant de gens qui en abusaient. Etc., etc." Louis XIV, en prenant le pouvoir, avait institué une monarchie "absolue" autant que "spectaculaire", où tout était réglé comme sur un vaste théâtre. Le spectacle offert au royaume cachait mal cependant "la crise profonde de l'absolutisme", qui apparut d'emblée, résultat manifeste de la pression fiscale et d'une faillite financière liée aux guerres permanentes. "La monarchie, comme l'explique Joël Cornette, s'était progressivement coupée du pays". La révocation de l'édit de Nantes n'en fut sans doute pas la conséquence la moins violente. L'État qui est alors mis en place, grâce en particulier au ministre Colbert, est excessivement centralisé et repose entièrement sur une bureaucratie anonyme où les statistiques font leur apparition. Ce régime est l'ancêtre très exact du système actuel. "L'État demeure..." pouvait déjà dire Louis XIV dans son testament. Ce testament fut certes cassé devant le Parlement quelques jours après sa mort ; mais force est de constater néanmoins que rien n'a été fait depuis lors pour substituer à une politique de crise une gestion plus humaine de l'État, malgré les projets de réforme qui, dès cette époque, circulèrent un peu partout. Le spectacle de la monarchie, si justement dénoncé par un Saint-Simon, un Fénelon, se perpétua dans l'histoire. Nous en vivons aujourd'hui, à la dimension planétaire, les derniers soubresauts.

Joël Cornette, La Mort de Louis XIV. Apogée et crépuscule de la royauté. Éd. Gallimard, coll. "Les journées qui ont fait la France", 21 €.