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06/09/2021

Quelques réflexions sur le pass sanitaire

La crise sanitaire a accéléré, au sein de notre société, une évolution qui conduit les citoyens à une limitation de leurs libertés essentielles. C’est du moins ce qu’ils ressentent, et au plus profond d’eux-mêmes pour quelques-uns, face à un gouvernement qui se retrouve dans l’obligation de décider de mesures, parfois fortes, pour lutter contre le Covid, et donc (quand même) sauver des vies. Dans Le Figaro du 19 août, Yvan Rioufol résumait la situation par ces mots provocateurs : « Le pass sanitaire porte une logique tyrannique. »

 

Dans ces conditions, que faut-il faire ? Refuser le vaccin, et risquer de tomber malade ou de transmettre le virus à une personne à risques ? Se faire vacciner, et rentrer dans un moule conformiste humiliant, acte décisif qui vaut acceptation d’un système politique qu’une frange très limitée de la population rejette toujours ? Nous rencontrons ici une véritable aporie, où devoir choisir est en train de rendre fous les amoureux de la liberté. Ils ont percé à jour le processus négatif de la société, qui a pour objet le tout-contrôle, notamment des individus. Mais avec une impossibilité évidente d’en sortir sans faire de la casse, pour eux-mêmes ou pour autrui, à cause du Covid.

 

Guy Debord avait analysé ce long mouvement vers la servitude volontaire dans ses Commentaires de 1988. Il parlait du « sentiment vague [éprouvé par les individus] qu’il s’agit d’une sorte d’invasion rapide, qui oblige les gens à mener une vie très différente ». C’est un état de fait désormais accepté par une grande majorité de la population : « beaucoup admettent, continue Debord, que c’est une invasion libératrice, au demeurant inévitable, et ont même envie d’y collaborer. » Quelques réfractaires néanmoins ne lâchent pas le morceau, et ce sont eux les manifestants que nous retrouvons en ce moment dans les rues chaque samedi.

 

J’ai remarqué, en regardant les chaînes d’info, que certains de ces manifestants, quand on les interroge, reprennent à leur compte la formule de « bio-pouvoir », qui avait été forgée par le philosophe Michel Foucault. Je trouve dans un texte de Dits et écrits la définition suivante du bio-pouvoir : « rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population ». Peut-être que cette définition ne rend pas vraiment compte de la violence à l’œuvre dans ce que recouvre le bio-pouvoir mais ceux qui l’emploient lors des manifestations lui donnent un sens radical. Le bio-pouvoir est une « rationalisation » de la société, soumise à un pouvoir diffus qui circule à tous les degrés. Or, pour Foucault, on ne peut pas résister au pouvoir.

 

La question sur le pass sanitaire confronte donc le citoyen à une situation insoluble, l’État se justifiant en mettant en avant le bien commun, la santé publique ‒ dont il est responsable. Quels arguments faire valoir à ce propos ? Il faudrait peut-être revenir ici à un texte de Kant, qui a beaucoup influencé le dernier Foucault, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? Kant écrit : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. » On pourrait donc imaginer que ceux qui, parmi nos concitoyens, se braquent contre les ordres venus d’en haut, font preuve d’émancipation. Cela ne serait pas étonnant, même s’il resterait à se demander ce que deviendrait dans ces conditions la sécurité de la collectivité, et ses chances de durer dans le temps. Kant a perçu le danger de ces velléités « révolutionnaires » (et on pourrait aussi penser aux Gilets jaunes, dépourvus de toute culture historique, malgré un ardent désir de fraternité) : « Par une révolution on peut bien obtenir la chute d’un despotisme personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée. »

 

Debord et Foucault, dans des styles très différents, nous ont fait un tableau apocalyptique de la société qui serait notre lot. Aucun des deux, malgré tout, n’a proposé de solution. À l’époque de son livre La Société du spectacle, en 1967, Debord avait seulement parlé d’instituer des « conseils ouvriers », mais après, plus rien. Rappelons qu’il s’est suicidé en 1994. Quant à Foucault, à part une certaine fascination pour la révolution iranienne, à la fin de sa vie, il n’a dessiné pour l’avenir aucune utopie. Je crois que ces silences sont très caractéristiques, non pas surtout de ces deux penseurs, mais d’un monde indéchiffrable qui apportera toujours des surprises, auxquelles on ne s’attendait pas. Et le Covid en est certainement une, et une belle, qui n’a pas fini de nous angoisser et d’agir sur notre environnement direct.

 

En conclusion, j’aimerais citer le grand Voltaire, et ses Lettres philosophiques, ouvrage qui fit un grand scandale lors de sa parution en 1734. La onzième Lettre s’intitule « Sur l’insertion de la petite vérole ». Il faut vraiment la lire aujourd’hui, elle a été écrite pour ceux qui, à nouveau, sont paniqués devant le fait d’être vaccinés, comme si cette peur ancestrale était vouée à réapparaître à chaque épidémie. Voltaire note simplement que les Anglais « donnent la petite vérole à leurs enfants, pour les empêcher de l’avoir ». Le texte de Voltaire est un plaidoyer universel, qui se réfère même à la Chine : « J’apprends que depuis cent ans les Chinois sont dans cet usage... » Dans sa lutte contre les préjugés, et pour l’avènement d’une civilisation sophistiquée, Voltaire a donc émis un jugement plus que positif sur la vaccination. Qu’aurait-il pensé du pass sanitaire ? Serait-il allé, chaque samedi, vitupérer contre cette atteinte cruciale à sa liberté ? Je vous laisse répondre à ma place...

 

30/01/2015

L'Etat, le terrorisme et la démocratie

Debord in-girum-imus-nocte-et-consumimur-igni-1978-01-g.jpg

   Dans des réflexions que j'ai pu lire dans les journaux ou sur des blogs, à propos des événements terroristes de ce mois de janvier en France, il m' a semblé voir apparaître un sentiment de grande ambiguïté et de trouble vis-à-vis du rôle même de l'État. D'une part, les citoyens ont ressenti assez justement l'atteinte portée symboliquement à l'unité nationale, mais d'autre part ils ont accueilli le rôle que se sont octroyé leurs représentants politiques avec la plus grande réserve, en les voyant se jeter sur ce prétexte tragique pour renforcer tout un arsenal de lois répressives. A tel point, dans ce contexte, que la fameuse loi Macron, discutée au Parlement, a dû être amputée de dispositions particulièrement liberticides, qui faisaient scandale dans les gazettes et les écoles de journalisme.

   Je me demandais ces jours-ci ce qu'un penseur comme Guy Debord aurait dit du terrorisme islamiste contemporain. Relisant certains passages de ses livres, je vérifiais qu'il n'aurait pas eu à ajouter grand-chose à ce qu'il avait écrit, par exemple en 1988 dans ses Commentaires sur la Société du Spectacle. Je vais vous citer le passage, mais en précisant tout de suite qu'il ne faut pas interpréter le propos de Debord comme une énième répétition de la théorie du complot. Il n'aurait évidemment jamais prétendu que c'est l'État qui a organisé le massacre parisien du début janvier. Sa pensée est beaucoup plus fine, et trouve d'ailleurs un écho insolite parmi beaucoup de commentateurs actuels (par exemple sur le site Mediapart). Voici le passage en question :

   "Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son incroyable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats [souligné par Debord]. L'histoire du terrorisme est écrite par l' État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique." (Chapitre IX)

   Dans un même mouvement, c'était la question centrale de la démocratie qui se trouvait ainsi posée, et je crois que c'est encore ainsi qu'elle se pose aujourd'hui, comme une éternelle quadrature du cercle, si souvent pour le malheur des populations. Debord devait constater à ce sujet, dans un livre de 1993, sans du reste beaucoup s'étendre sur une question qui lui semblait désormais assez vaine : "Tocqueville ne garantissait pas, de son vivant, que la liberté aurait réellement sa place dans les futures sociétés libérales." L'assertion était hélas sans réplique ; avait-il tort en cela ?

   Quand il m'arrive parfois — à vrai dire assez rarement — de parler à des jeunes de la pensée de Debord, et même de celle de Baudrillard (qui lui doit tant), je rencontre chez mes interlocuteurs une sorte d'indifférence latente. Le seul résultat que j'en retire, est qu'ils me prennent pour un vieux réactionnaire de droite, nostalgique d'un passé révolu. Telle est donc la postérité de cette pensée situationniste, jadis fleuron de l'avant-garde et de la pensée d'extrême gauche. Elle a changé de lieu.

Illustration : image du film de Debord, In girum imus nocte et consumimur igni (1978)

11/01/2015

Liberté

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   Ce qui a été si lâchement attaqué cette semaine, lors de l'attentat contre Charlie Hebdo, c'est la notion même de Liberté. Voilà pourquoi je ne saurais qu'être concerné par la formule "Je suis Charlie" et la grande manifestation qui aura lieu tout à l'heure à Paris. Premier principe de notre devise républicaine, acquis après une lutte multiséculaire, la liberté est un fondement de la société dans laquelle nous vivons. Les journalistes, qui ont été assassinés mercredi dans leur salle de rédaction, en sont les véritables martyrs − quel que soit le jugement qu'on pouvait porter sur leur travail. La dimension symbolique de leur mort doit nous interroger longuement et durablement. (En particulier, il ne faudrait pas que l'État s'en prévale pour instituer des lois liberticides.) Ni Mahomet, ni personne n'a été "vengé", mercredi, comme le criait l'un des terroristes après avoir abattu journalistes et policiers : au contraire, cet acte abominable a d'abord nui à la religion qu'il prétendait défendre, et aux musulmans qui vivent pacifiquement dans notre pays et s'intègrent, malgré la crise économique. Dans l'abaissement constant de la civilisation occidentale, tant de choses se sont délitées ou ont déjà disparu. La période que nous vivons est comme un crépuscule sinistre et sans espoir. Nous devons, je le crois, nous raccrocher alors aux derniers éléments fermes qui sont à notre portée. Telle est la signification pour moi de ce "Je suis Charlie".