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03/07/2024

Ma conférence sur Jean Eustache

Conférence sur Mes petites amoureuses de Jean Eustache (1974)

Cinéma Les Studios, 27 février 2024

Cycle de Jacques Déniel « Films du Répertoire »

 

 

 

« Je ne saurai jamais pourquoi je suis parti avant la fin... »

 

 

 

Pourrions-nous projeter une image qui serait

comme le visage d’autrui, aussi vulnérable et

intense par-delà sa plastique ? Et si cette image

était possible, laisserait-elle une trace d’intensité

dans l’âme du spectateur ?

 

Luc Dardenne, Au dos de nos images

 

 

 

 

 

 

 

Première partie

 

 

 

Vie de Jean Eustache (1938-1981)

 

Jean Eustache est né à Pessac, près de Bordeaux, en 1938, dans un milieu pauvre. Comme il le raconte dans le film que nous allons voir ce soir, Mes petites amoureuses, il passe une enfance malheureuse, excepté les périodes où il vit chez sa grand-mère, Odette Robert, à qui est dédié le film. Eustache arrive à Paris à la fin des années 1950, et se met à fréquenter les bureaux de la revue Les Cahiers du cinéma, où sa femme travaille comme secrétaire. De fil en aiguille, en autodidacte, il s’intègre à ce petit monde en pleine effervescence, où se mêlent critiques et cinéastes. En 1962, il prend part au tournage de La Boulangère de Monceau, premier des « Contes moraux » de Rohmer. Il participe aussi à un court métrage de Jean Douchet. Il passe derrière la caméra en 1963, pour un court métrage intitulé Les Mauvaises fréquentations, où l’on sent l’influence de la Nouvelle Vague. En 1966, il réalise un moyen métrage, Le Père Noël a les yeux bleus, grâce à de la pellicule détournée par Godard lui-même sur le tournage de Masculin-Féminin. Les trois films qui suivront, des documentaires d’un format souvent hors norme, confirmeront le génie d’Eustache : La Rosière de Pessac, en 1968, Les Cochons, en 1970 et, la même année, Numéro zéro, longtemps invisible, sur sa grand-mère. En 1973, il tourne son premier long métrage de fiction, le très célèbre La Maman et la Putain, qui fait scandale à Cannes, mais reçoit le Grand prix spécial du Jury. Pour la première et dernière fois, Eustache connaît un succès public, certes limité dans le temps, mais qui lui permettra de préparer un nouveau film dans d’excellentes conditions de production. Ce sera, l’année suivante, Mes petites amoureuses, qui va nous être projeté dans quelques instants. Pour diverses raisons, notamment parce qu’il s’est mis maladroitement les critiques à dos, dès la projection de presse, mais encore parce que son film a été très mal distribué, Mes petites amoureuses est un échec commercial flagrant. Eustache ne s’en remettra jamais vraiment. Il faut attendre 1977 pour qu’il sorte Une sale histoire. Suivront des œuvres expérimentales, comme Le Jardin des délices en 1979, commande de la télévision, ou Les Photos d’Alix en 1980.

 

 

 

Suicide d’Eustache

 

Jean Eustache s’est suicidé dans la nuit du 4 au 5 novembre 1981. Il s’est tiré une balle dans le cœur. Depuis des mois, il vivait reclus dans sa chambre de la rue Nollet à Paris, dans le 17e arrondissement, l’appartement de sa grand-mère, consommant force whisky et stupéfiants. Au moment fatal, il était au téléphone avec une jeune fille, Alix Cléo Roubaud, une photographe canadienne née à Mexico. C’est elle à qui Eustache avait, l’année précédente, consacré son documentaire Les Photos d’Alix. La conversation téléphonique s’éternisait, comme souvent, et Alix Cléo Roubaud s’est endormie. Elle fut réveillée brusquement par la détonation. L’acte d’Eustache est plus ou moins prémédité. Sur la porte de l’appartement, il avait inscrit une formule, peut-être « Frappez assez fort pour réveiller un mort », ou bien « Si je ne réponds pas, c’est que je suis mort ». Près du lit était posé un magnétophone pour enregistrer le coup de revolver. Les causes d’un suicide sont toujours difficiles à déterminer. Pourquoi Eustache s’est-il tué ? On ne le saura jamais complètement. Son producteur Pierre Cottrell affirmait qu’il ne s’était jamais remis de la mort de sa grand-mère. C’est très probable, mais comment en savoir plus ? Le suicide d’Eustache porte une ombre particulière sur sa vie et son œuvre, mais on ne doit pas tout expliquer par cet acte définitif, qui ressortit à la vie privée et au secret, et qui met en avant surtout la fragilité du cinéaste. Ce suicide d’Eustache à 43 ans nous apparaît rétrospectivement comme une référence esthétique possible à la scène sublime de L’Intendant Sansho de Mizoguchi, au cours de laquelle la malheureuse sœur se noie volontairement dans le fleuve. Car ce film japonais, dont je vais reparler plus tard, était le favori d’Eustache, et il est possible, selon moi, qu’il y ait pensé, au moment fatal où lui-même a choisi de disparaître, dans le grand fleuve du néant.

 

[...]

 

 

 

Deuxième partie

 

 

Le poème de Rimbaud

 

Le titre Mes petites amoureuses provient d’un poème de Rimbaud, datant de 1871, que je vais vous lire. Rimbaud y dresse le bilan de ses amours de jeunesse. Il laisse éclater son amertume envers toutes celles qui n’ont pas su l’aimer ou daigné reconnaître son talent de poète. Il faut signaler qu’un autre poème de Rimbaud, intitulé « Les Sœurs de charité », revient à la même époque sur ce constat d’échec avec les jeunes filles. Notons également qu’Une saison en enfer se clôt sur l’invocation des « vieilles amours mensongères ». Indiscutablement, dans son film, Eustache fait sienne cette déception répétée du poète. Mes petites amoureuses, le film, illustre donc ce que le poème éponyme de Rimbaud exprimait par des mots, certes sur un ton beaucoup plus sarcastique. Eustache se contemple dans l’expérience de son illustre devancier, dont les vers lui servent pour ainsi dire de viatique. Rimbaud est la figure tutélaire qu’Eustache annexe pour élaborer son film, du moins au départ. Nous retrouverons Rimbaud par la suite. En cela, il est utile d’avoir présent à l’esprit ce poème. Je vous en donne la lecture, en vous précisant au fur et à mesure le sens de certains mots peu courants ou de phrases obscures :

 

Mes petites amoureuses

 

Un hydrolat lacrymal [il s’agit de la pluie] lave

Les cieux vert-chou :

Sous l’arbre tendronnier [néologisme, de tendron, jeune fille] qui bave,

Vos caoutchoucs

 

Blancs de lunes particulières

Aux pialats [tâches d’eau, ardennisme] ronds,

Entrechoquez vos genouillères

Mes laiderons !

 

Nous nous aimions à cette époque,

Bleu laideron !

On mangeait des œufs à la coque

Et du mouron !

 

Un soir, tu me sacras poète,

Blond laideron :

Descends ici, que je te fouette

En mon giron ;

 

J’ai dégueulé ta bandoline [sorte de brillantine pour les cheveux],

Noir laideron ;

Tu couperais ma mandoline

Au fil du front [c’est-à-dire au fil de l’épée].

 

Pouah ! mes salives desséchées,

Roux laideron,

Infestent encor les tranchées

De ton sein rond !

 

Ô mes petites amoureuses,

Que je vous hais !

Plaquez de fouffes [chiffons] douloureuses

Vos tétons laids !

 

Piétinez mes vieilles terrines

De sentiment ;

– Hop donc ! soyez-moi ballerines

Pour un moment !…

 

Vos omoplates se déboîtent,

Ô mes amours !

Une étoile à vos reins qui boitent,

Tournez vos tours !

 

Et c’est pourtant pour ces éclanches [épaules de mouton, terme de boucherie]

Que j’ai rimé !

Je voudrais vous casser les hanches

D’avoir aimé !

 

Fade amas d’étoiles ratées,

Comblez les coins !

– Vous crèverez en Dieu, bâtées

D’ignobles soins ! [il parle des soins du ménage, le confort bourgeois]

 

Sous les lunes particulières

Aux pialats ronds,

Entrechoquez vos genouillères,

Mes laiderons !

 

 

Un film autobiographique

 

Eustache a décidé de se remémorer cette période déterminante de la vie où l’on quitte l’enfance pour devenir un adolescent. Il filme le passage entre deux états, la subtile métamorphose entre le petit garçon choyé par sa grand-mère adorée, et le jeune homme en butte aux réalités du monde. Le film montre bien l’évolution et, dans le cas de Daniel, double d’Eustache enfant, la cassure entre deux mondes. D’abord l’école, avec les amis, et déjà les filles, inaccessibles, qui obsèdent Daniel. Puis, quand il arrive chez sa mère, à Narbonne, l’univers du travail et des relations âpres et difficiles avec les adultes. Les scènes montrant les tentativess naïves, mais déterminées, de Daniel en direction de ses potentielles petites amoureuses, décrivent bien ce cheminement désespéré. Au début, dans l’église, le jour des premières communions, Daniel essaie de se rapprocher de la petite fille qui est devant lui et qu’il désire. Absurde mouvement de sa part, qui ne donne rien. De même, à la kermesse de l’école, devant la chorale des filles qui chantent la cocasse chanson de Botrel, « Le petit Grégoire », il n’a pas davantage de succès. La petite s’est-elle rendue compte de quelque chose ? A-t-elle été choquée ? Elle se réfugie dans une fuite soudaine, avec sa mère. Fin de l’idylle. Et puis, nous avons la longue scène finale, où les garçons partent draguer dans un village voisin. C’est une révélation pour Daniel, jamais il ne s’est senti aussi proche d’une jeune fille, qui pourtant lui échappe. Elle veut bien parler avec lui, s’allonger dans l’herbe, à l’heure du méridien, se laisser embrasser, mais elle ne va pas plus loin. Elle lui dit que, pour cela, il faut être marié. Daniel espérait quelque chose de décisif et de bouleversant, la fille le fait revenir au bon sens bourgeois et prosaïque, dont parlait Rimbaud dans son poème. C’est un moment de vérité et de désenchantement pour Daniel. « Il était trop tard, dit-il en voix off. J’avais perdu la partie. » La jeune fille lui propose un rendez-vous le dimanche, il répond qu’il y sera, mais il sait qu’il doit partir en vacances chez sa grand-mère. Il ne reverra plus celle qui aurait pu être une « petite amoureuse ». Il comprend sans doute que séduire une jeune fille est un acte compliqué, qui peut avoir des conséquences décisives (le mariage). Apparemment, ce n’est pas ce qu’il désire.

 

 

Le libertinage

 

Dans Mes petites amoureuses, l’élément libertin domine, reflet des obsessions de Daniel. Il y a par exemple la scène dans le wagon de chemin de fer, où plusieurs garçons s’en prennent à une fille parfaitement consentante. On se trouve soudain plongé dans une atmosphère digne du marquis de Sade, quelque chose de clandestin, et de bien peu réaliste. Daniel ne fait rien, il se comporte en voyeur, pourrait-on penser, c’est-à-dire comme le futur cinéaste qu’il deviendra, toujours à observer le comportement des autres. Eustache se concentre, durant tout le film, sur le regard de son jeune héros, comme l’élément constitutif de sa présence au monde. Il confiait dans un entretien : « Toutes les scène dans Mes petites amoureuses commencent et finissent par un gros plan du héros. Le rôle principal regarde, et la caméra regarde ce qu’il voit et ensuite ce qu’il a vu. Ce qu’il a vu, c’est-à-dire son visage quand il a vu. » (1) Cette scène dans le wagon est probablement un rêve, un fantasme du jeune homme. Elle crée sans conteste une sorte de malaise. Il y a une crudité revendiquée dans le cinéma d’Eustache, où des choses plus ou moins scandaleuses sont montrées, parce qu’elles le hantent et qu’il se les avoue. Appartient aussi à cette catégorie des réalités inconvenantes, le personnage de la jeune fille qui, chaque soir, dans l’obscurité, devant la boutique, embrasse un nouvel amant. Elle s’aperçoit que Daniel la regarde, mais elle ne cherche pas à se dissimuler, au contraire. C’est comme si cet exhibitionnisme décuplait sa fougue amoureuse. Un jour, elle vient acheter quelque chose à Daniel, dans le garage, et tout se passe dans un quasi-silence. Seul, l’échange des regards entre Daniel et elle en dit long sur le désir brûlant qu’ils ont l’un de l’autre. Daniel apprécie la dimension libertine de la situation. Ainsi, quand Eustache se souvient de celui qu’il a été et qu’il est peut-être toujours, il parvient d’une certaine manière à rester lucide et transparent, mais cela n’enlève rien à la mélancolie qu’il ressent et que capte le spectateur. Les bécots durant la projection de Laura restent sans conséquence. Il n’attend pas que les lumières se rallument pour partir avec la fille. Comme il l’annonce en voix off : « Je ne saurai jamais pourquoi je suis parti avant la fin. » Il faut noter ici également, une des dernières scènes du film, lorsque Daniel est dans le train qui le ramène chez sa grand-mère pour les vacances. Il sort dans le couloir où se trouve une très belle femme, qui n’est plus une jeune fille. Daniel lui offre du feu, et elle lui sourit de manière charmante. On imagine alors tout naturellement ce que Daniel en conclut, c’est-à-dire qu’il aurait sans doute intérêt à courtiser plutôt des femmes mûres, moins sur la défensive. On sent que Daniel reprend courage, après ce contact éphémère. Eustache fait percevoir la signification de cet instant pour Daniel, sans insister. Tout est dans la nuance et l’allusion subtile, chez le cinéaste.

 

 

Sa mère

 

Le personnage de la mère constitue un pôle négatif, dans la vie de Daniel. Elle est interprétée par Ingrid Caven, actrice de Fassbinder. Elle avait d’abord refusé le rôle, puis s’était laissé convaincre par Eustache (et par Fassbinder). Comme elle avait un accent allemand, le producteur a demandé qu’elle soit doublée, ce qui renforce encore plus l’effet d’étrangeté qu’elle provoque. On ne comprend pas bien au début quelle est sa profession, sinon qu’elle vit presque dans la misère. Elle fait revenir son fils près d’elle, pour qu’il travaille et rapporte de l’argent. Il y a une grande cruauté dans sa décision de ne pas permettre à Daniel d’étudier au collège, alors qu’il était bon élève. Du coup, l’adolescent se retrouve complètement déboussolé. Il ne s’appartient plus vraiment, son avenir est remis en question. Eustache nous montre ce déclassement social, cette plongée dans la solitude, notamment quand Daniel doit renoncer à ses relations avec un camarade plus fortuné que lui, et qui, lui, va continuer ses études. Aux côtés de la mère évolue son compagnon, un prolétaire, également, avec lequel Daniel a beaucoup de mal à communiquer, comme s’ils n’étaient pas du même monde. L’écrivain Dionys Mascolo, utilisé à contre-emploi, lui donne une épaisseur brute qui frise l’effroi. C’est par cet homme que Daniel trouve une place d’apprenti chez un réparateur de cycles du même accabit. Pour exprimer l’horreur de cette nouvelle condition, Eustache filme un plan de plusieurs secondes montrant, accrochés au mur, les dizaines d’outils rouillés dont se sert l’artisan. Cette accumulation rédhibitoire est aussi explicite, à mes yeux, que la célèbre injonction tracée à la craie sur un mur de Paris par Guy Debord : « Ne travaillez jamais ! » On pourrait encore, dans le même esprit, citer un passage de Rimbaud, tiré de « Mauvais sang » : « J’ai horreur de tous les métiers. Etc., etc. ». Une scène, se passant sur leur lieu de travail, est particulièrement significative. Elle fait intervenir le réalisateur Maurice Pialat en copain du patron, venu lui rendre visite, et qui se met à interroger Daniel avec toute la veulerie imaginable. Le dialogue est terrible, comme vous avez pu vous en rendre compte : « T’as été à l’école ? Bah, tu vois, tu travailles comme les autres. À quoi ça a servi ? À faire dépenser de l’argent à tes parents. […] Tu veux faire le malin mais tu seras comme nous : toujours un pauvre type. » Il y a dans ces paroles une résignation navrante. La scène où Daniel pousse une charrette dans les rues de la ville est également très cruelle. Daniel est littéralement tiré vers le bas. On comprend dès lors tout ce qu’a pu endurer Eustache, évoluant dans ce milieu sociologique dénué de tout espoir d’émancipation. On comprend ses révoltes futures, et ses partis pris parfois provocateurs. Dans Mes petites amoureuses, le cinéaste décrit ce qui arrive de manière dépouillée, sans faire de commentaire, même lorsque ce sont des événements aussi graves, des paroles aussi définitives qui peuvent bouleverser un enfant, tuer dans l’œuf son enthousiasme et sa joie de vivre. Eustache a souvent confié qu’il se contentait de poser la caméra quelque part, et qu’il filmait ce qui arrivait sans chercher à souligner tel ou tel effet. D’où finalement le côté implacable de ce qu’il montre, comme chez Robert Bresson. C’est pourquoi le portrait de la mère, dans Mes petites amoureuses, même s’il n’est pas totalement réussi, laisse une impression durable, comme un mélange affreux de déliquescence et de désolation. Eustache n’a rien pardonné.

 

 

La grand-mère

 

Eustache aimait passionnément sa grand-mère, Odette Robert. Dans Mes petites amoureuses, elle est incarnée par l’actrice Jacqueline Dufranne. C’est une « figure bienveillante », qui s’oppose radicalement à la mère. Pour Eustache, c’est un personnage vital. Il lui a consacré spécialement un documentaire en 1971, Numéro zéro, sorti en salle en 2003 seulement. Eustache y interviewe longuement sa grand-mère, pendant 1 h 50. Il a établi en outre une version raccourcie de ce film pour la télévision. Odette Robert meurt au début du tournage de Mes petites amoureuses. Cela déstabilisera complètement Eustache, et perturbera quelque peu l’élaboration du film. Dans son livre sur le cinéaste, Philippe Azoury écrira que « la perte de sa grand-mère précipitera Eustache dans une dépression profonde ». Certains jours de tournage, Eustache s’absente. Parfois, il arrive à l’heure le matin, mais dans un tel état que l’équipe décide de le faire hospitaliser. Le travail est donc assez chaotique, mais, vaille que vaille, Eustache le mènera à son terme. Eustache a porté Mes petites amoureuses à bout de bras, avec l’aide précieuse d’un producteur aguerri à ses caprices et autres extravagances. Comme je l’ai dit en commençant, le film est dédié à sa grand-mère, ainsi que vous avez pu le voir au début de la projection.

 

 

Le style d’Eustache

 

Comment situer Jean Eustache dans l’histoire du cinéma ? En fait, il arrive tout de suite après la Nouvelle Vague, au début des années 60, avec des cinéastes comme Philippe Garrel ou Maurice Pialat, et quelques autres. Tous ont tendance à se réfugier dans une certaine marginalité. Ils tournent certes des films exigeants, parfois expérimentaux, souvent désespérés, à contre-pied des valeurs dominantes. Ils continuent en quelque sorte la Nouvelle Vague, mais dans une optique de rupture radicale avec la société petite-bourgeoise de leur temps. « La vraie vie est absente », comme le disait Rimbaud, leur idole à tous. Ils connaissent par cœur ses poèmes, dont ils ont fait souvent des mots d’ordre utopiques. Eustache, lui, a pu être taxé d’anar de droite, pour autant que cette formule ait un sens. Rappelons dans ce contexte, exemple significatif, qu’en 1964, Godard avait tourné Une femme mariée, au contenu secrètement réactionnaire, dans lequel l’infidélité est stigmatisée. Eustache possédait une culture cinématographique très classique, acquise aux Cahiers. Il partageait les mêmes admirations que ses confrères de la génération précédente, par exemple pour Renoir ou Dreyer, ainsi que, comme je l’ai déjà noté, pour Mizoguchi. Eustache était tout particulièrement fasciné par L’Intendant Sansho, film de 1954. Godard, toujours lui, a rédigé en 1958 un article sur ce film de Mizoguchi, où sont mises en perspective les qualités principales du réalisateur japonais. Il est amusant et instructif, voire troublant, de relire ce que Godard racontait de Mizogushi et de l’appliquer à Eustache. Godard écrit : « L’efficacité et la sobriété est le propre des grands cinéastes. » Il continue, toujours sur Mizoguchi : « son art est de s’abstenir de toute sollicitation extérieure à son objet, de laisser les choses se présenter elles-mêmes sans que la pensée y intervienne autrement que pour effacer ses empreintes, donnant ainsi mille fois plus d’efficacité aux objets qu’elle soumet à notre admiration. C’est donc un art réaliste, et réaliste sera la mise en scène. » Et plus loin : « L’art de Mizoguchi est le plus complexe parce qu’il est le plus simple. » Ce très bel article de Godard sur Mizoguchi pourrait définir mot pour mot le cinéma d’Eustache, et notamment Mes petites amoureuses. Il faut là encore évoquer chez Eustache l’influence de Robert Bresson, notamment avec la façon dont les acteurs ont de dire leur texte. Cela m’avait frappé quand j’ai vu pour la première fois La Maman et la Putain, et que j’ai entendu avec une grande délectation Isabelle Weingarten et Jean-Pierre Léaud déclamer leurs répliques d’une voix absolument neutre, spectrale. Et puis, n’oublions pas le silence, surtout, car il y a très peu de dialogues dans Mes petites amoureuses, comme vous avez pu le constater. Daniel ne dit quasiment rien de tout le film. Le silence est prégnant, comme pour nous faire sentir l’impuissance des personnages, et, par-dessus tout peut-être, l’inadaptation de Daniel à son environnement social, sa stupeur face au monde.

 

 

La reprise

 

Tous les artistes qui reviennent sur leur vie, pour jeter sur elle un regard à la fois rétrospectif et évaluable dans le moment présent, sont confrontés à ce que le philosophe danois Sören Kierkegaard appelait une « reprise ». Il définissait le phénomène ainsi : « l’existence qui a été va exister ». Il expliquait : « La dialectique de la reprise est facile ; car ce qui est repris a été, sinon il ne pourrait pas être repris, mais, précisément, le fait qu’il a été fait de la reprise une chose naturelle. » Ainsi, dans un travail aussi élaboré que celui d’Eustache pour son film Mes petites amoureuses, où il reprend ce que fut son enfance, une cohérence finit par surgir devant lui et pour lui, et, par le fait même, devant nous et pour nous, les spectateurs. C’est ce qui nous donne la possibilité de comprendre le déroulement d’une vie, et donc d’emmagasiner des réflexions sur la manière de nous conduire (par exemple, d’élever nos enfants, ou, mieux, pour les maîtres, de transmettre à leurs disciples un savoir ou une sagesse). Kierkegaard le disait bien : « la reprise est le mot d’ordre de toute conception éthique ». Chez Jean Eustache, même s’il a été un enfant terrible du cinéma, je vois cette exigence éthique se dessiner, en tout cas ce questionnement fondamental, qui survenait toujours chez lui à un moment ou à un autre. Mon jugement sur Eustache n’est pas définitif et, du reste, ne le sera jamais. D’abord parce que je n’ai pas vu tous ses films, comme je vous l’ai dit. Pourtant, comment ne pas admettre déjà que, en tout cas pour Mes petites amoureuses, son travail se prête parfaitement à cette méditation sur la reprise, parce que nous avons affaire avant tout ici à un film autobiographique, né dans la douleur. Du début à la fin, on sent la présence vigilante du cinéaste, qui manifeste du plus profond de son être une inquiétude existentielle. Et certes, Mes petites amoureuses est tout sauf un film rassurant. Il ne prêche sans doute pas la réconciliation. Mais est-ce pour autant un film nihiliste ? Évidemment, l’explication kierkegaardienne de la reprise lui conférerait presque un caractère de rédemption, peut-être fort éloigné des intentions d’Eustache. Mais, après tout, le cinéma, surtout quand il est porté à ce degré de génie, n’est-il pas intrinsèquement un art de la lumière – même au milieu des malheurs du temps ?

 

Merci à tous de votre attention.

 

 

Jacques-Émile Miriel

Février 2024

 

 

Note (1) : Entretien figurant dans le livre d’Alain Philippon.

 

 

 

 

Bibliographie

 

Philippe Azoury, Jean Eustache, Un amour si grand. Éd. Capricci, 2023.

 

Alain Philippon, Jean Eustache. Éd. Cahiers du Cinéma, 1986.

 

Jean-Michel Frodon, L’Âge moderne du cinéma français. Éd. Flammarion, 1995.

 

Dictionnaire Eustache, sous la direction d’Antoine de Baecque. Éd. Léo Scheer.

 

Luc Béraud, Au travail avec Eustache. Éd. Institut Lumière/Actes Sud, 2017.

 

Kierkegaard, La Reprise. 1843.

 

Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, Illuminations. Collection « Poésie/Gallimard ».

 

Godard par Godard. Les années Cahiers (1950 à 1959). Présenté par Alain Bergala. Éd. Flammarion, coll. « Champs », 1989.

 

Jean-Jacques Schuhl, Jean Eustache aimait le rien. Journal Libération, 13 décembre 2006.

 

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005. Éd. Seuil, 2005.

 

Jacques Aumont et Michel Marie, L’Analyse des films. Éd. Armand Colin, 2015.

 

Youssef Ishagpour, Le Cinéma. Éd. Flammarion, 1996.

 

Maurice Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie ». Conférence à l’Institut des hautes études cinématographiques, 13 mars 1945.

 

20/05/2024

Histoire de la philosophie

L’Éthique de Spinoza en son temps : un passionnant périple européen

 

La philosophie du XVIIe siècle en Europe reste cette initiative majeure dans la pensée, en direction de la connaissance. C’est le moment où des savants d’exception se sont donné les moyens d’une révolution dans l’esprit, faisant vaciller la métaphysique sur ses bases, pour tenter d’octroyer à l’homme une place souveraine dans un monde nouveau. Il est certain que le Discours de la Méthode de Descartes, publié en 1637, fut fondateur, et ouvrit, dans la foulée, la possibilité à tant de grands noms de s’illustrer dans cette recherche. Citons seulement Pascal, à la génération suivante, lecteur assidu de Descartes (et de Montaigne) et bien sûr Spinoza, que l’histoire de la philosophie n’a pas bien traité jusqu’à il y a peu, mais qui est en passe de revenir au premier plan, notamment en France.

 

 

Les découvreurs de vérité

 

C’est dans ce climat de redécouverte de Spinoza que Mériam Korichi, philosophe et écrivain polygraphe, publie un passionnant ouvrage, Spinoza Code. Elle centre son propos sur l’Éthique, que Spinoza écrivit à la fin de sa vie, et qu’il n’osa pas publier de son vivant, du fait du règne de la superstition religieuse qui sévissait alors et qui pouvait vous faire jeter en prison en un rien de temps. Mériam Korichi décrit ce petit monde européen des savants et des philosophes qui, d’Amsterdam à Londres, et de Paris à Rome, s’envoyait force lettres avec la fébrilité des découvreurs de vérités. Pour ce qui est de Spinoza, sa correspondance illustre sa prodigieuse activité intellectuelle. La plupart de ses correspondants appartenaient à des aréopages distingués, comme la Royal Society à Londres ou encore l’Académie royale des sciences à Paris.

 

 

Tschirnhaus

 

Évoluaient dans cet univers très fermé des individus certes fascinants, mais parfois un peu troubles, comme Nicolas Sténon, né au Danemark, fixé d’abord à Florence, et qui, lui, étudiait la structure de la matière. Il se convertira plus tard au catholicisme romain et préférera poursuivre une carrière dans l’Église. Il y a surtout, pour ce qui nous intéresse, Tschirnhaus, jeune baron natif de Haute-Lusace, « un fief germanique en terres slaves ». Il a fait ses études à Leyde, lit Descartes avec passion et se présente comme mathématicien. Il a décidé de consacrer sa vie à la recherche. « Il ne veut pas prendre en charge, écrit Mériam Korichi, les affaires du domaine familial, et ne veut pas se marier, contrairement aux souhaits de sa famille. » Et d’ailleurs : « Il vient tout juste de faire parvenir à Spinoza une lettre sur le libre arbitre. » Un échange s’établit entre les deux hommes, dans lequel Spinoza entreprend de réfuter le cartésianisme de Tschirnhaus. Il cherche à lui faire admettre « la puissances des principes de sa philosophie nouvelle ».

 

Spinoza a fait lire à Tschirnhaus le manuscrit de l’Éthique, « un texte vivant, comme le décrit Mériam Korichi, dans un état à la fois fini et transitoire, à la structure stable, solide, et cependant toujours susceptible d’être raturé ou reformulé ici ou là ». Cela tombe bien, car Tschirnhaus a réussi à persuader son père de lui laisser assez d’argent pour entreprendre le Grand Tour en Europe. Tschirnhaus compte visiter les principales capitales et y rencontrer les plus fameux philosophes et savants. En même temps, il pourra tâter le terrain, à propos de Spinoza, et voir s’il peut soumettre le manuscrit explosif de l’Éthique à tel ou tel de ses interlocuteurs.

 

 

Un mal sans remède ?

 

Tschirnhaus arrive à Rome en mars 1677 et s’installe Piazza Navona. Il y apprend la mort de Spinoza, survenue en février, ce qui change considérablement la donne. Les amis du philosophe, en Hollande, vont procéder à la publication anonyme de toutes ses œuvres, y compris de l’Éthique. Ce qui ne veut pas dire que le manuscrit que porte encore sur lui Tschirnhaus n’est plus dangereux, surtout à Rome. Tschirnhaus décide donc de s’en débarrasser, et le confie au récemment converti Nicolas Sténon, en août 1677. La réaction de celui-ci est immédiate, nous dit Mériam Korichi, « il va prévenir sans délai toute diffusion épidémique de ce mal, qui serait sans remède s’il venait à se répandre. Tout juste chargé de sa nouvelle mission apostolique, il semble à la fois avoir reçu un coup très rude et paradoxalement se ressource à l’idée de cette mission providentielle et impossible. »

 

L’ouvrage de Mériam Korichi nous plonge avec beaucoup de talent dans cette période privilégiée de l’histoire européenne. Y revenir procure à chaque fois une même sensation de fraîcheur, une même « joie », pour parler comme Spinoza. Car nous sommes issus de ce monde classique cartésien, y compris dans sa variante spinoziste. Face au choc d’une modernité faite de ténèbres, ils sont désormais nombreux ceux qui l’affirment : l’Éthique de Spinoza restera notre salut !

 

Mériam Korichi, Spinoza Code. Éd. Grasset, 2024, 19,50 €.

04/03/2024

Le nouveau livre de Christian Kracht

L’Europe d’hier et d’aujourd’hui, par le romancier suisse Christian Kracht

 

Christian Kracht est un écrivain rare qui, sous des apparences de dandysme littéraire, construit une œuvre importante qui ne laisse personne indifférent. De Fin de party (2003), se déroulant dans un Iran glauque, à Faserland (2019), son roman le plus connu, il a su imposer un style décapant, parfois provocateur, sorte de dénonciation du monde d’aujourd’hui et de ses dérives. Dans Eurotrash, qui vient de paraître en français, il s’attaque de nouveau à cette Europe ultra-libérale, que caractérise sa terrible absence d’éthique. Eurotrash se présente comme une fable cruelle, une sorte de parabole dont Christian Kracht serait le personnage principal, témoin à charge traversant des situations inavouables ou critiques. Telle est pour lui la nouvelle configuration de l’autobiographie comme genre littéraire, issu certes de la tradition classique des Mémoires, mais pris dans une curieuse atmosphère de délabrement moral.

 

 

L’héritage familial

 

L’action, au départ, se passe à Zurich, poste d’observation privilégié sur l’Europe. Christian Kracht, écrivain de langue allemande et de culture européenne, apparaît dans ce contexte historique comme le dernier rejeton d’une grande famille bourgeoise, compromise en son temps avec le nazisme. L’héritage semble lourd à porter, mais Kracht n’aura de cesse de le dénoncer comme un effet pervers de la décadence globale. Il écrit ainsi des siens, lucidement (on admirera en tout ceci la force de l’aveu) : « la décomposition de cette famille, oui, l’atomisation de cette famille, dont le quatre-vingtième anniversaire de ma mère dans la salle commune de l’hôpital psychiatrique de Winterthur marque les tréfonds, était d’une désespérance abyssale, je veux le redire et le répéter ».

 

 

Le souvenir de la guerre

 

L’identité européenne même de Christian Kracht, bien que né en 1966, est constituée de tous ces souvenirs dramatiques liés à la guerre, qui le hantent comme des fantasmagories trop réelles. Il se remémore, par exemple, « le ghetto nettoyé au lance-flamme », « les uniformes cintrés gris clair », et aussi « la bougie éteinte d’Amsterdam ». Cette rencontre avec sa mère, que le roman raconte, ce semblant de voyage qu’ils effectuent ensemble dans une Suisse maudite, va laisser affleurer toutes ces obsessions. À travers sa mère, Kracht éprouve son propre et héréditaire malheur. Leur conversation se fait transparente, jusqu’à l’indicible. Il relate cette confession qu’elle lui avait faite : « Très tranquillement, avec les mots calmes et hésitants d’un enfant, elle m’avait raconté ce qui lui était arrivé à l’âge de onze ans, en Allemagne du Nord, en 1949, à Itzehoe précisément, qu’elle avait été violée, encore et encore... » Élément essentiel du récit, ce viol est à mettre en relation avec celui subi par Kracht lui-même, lorsqu’il était enfant : « il m’était arrivé la même chose, également à onze ans, à l’internat canadien ». La gravité de ces révélations prennent ici une consistance particulière, démontrant la corrélation entre la vie intime de l’écrivain et l’histoire – du moins les conséquences de cette histoire, succession interminable de désastres humains.

 

 

Une autocritique en bonne et due forme

 

Ce faisant, Kracht ne se laisse-t-il pas aller à une certaine exagération ? C’est ce que sa mère lui reproche, parmi beaucoup d’autres choses, comme par exemple de mettre inconsidérément « tout sur le compte de la Suisse, des nazis, et de la Seconde Guerre mondiale ». À vrai dire, Kracht se montre, dans Eurotrash, un champion de l’autocritique – peut-être pour brouiller encore plus les pistes. Il reconnaît avoir du mal à répliquer comme il le faudrait à sa mère, car elle conserve sur lui un grand ascendant. « Ton père était dans la SS », lui rappelle-t-il cependant. Elle lui rétorque tranquillement : « Regarde-nous, toi et moi, tu vois combien il est difficile, non, impossible, de confronter ses propres parents à la vérité. Et ensuite de laisser le tout derrière soi avec un minimum de décence. » Il lui demande si elle leur a pardonné. « Non, répondit-elle. »

 

 

L’héritage culturel de l’Europe

 

Eurotrash est le roman de l’impossible réconciliation avec l’histoire européenne, même pour un homme venu au monde après guerre. Un peu avant la fin, la mère et le fils arrivent au cimetière des Rois, à Genève. Ils veulent se recueillir sur la tombe de Borges, le grand écrivain argentin. Comme si la culture pouvait leur apporter un dernier espoir. Kracht aime citer les grands auteurs, ses compagnons de toujours. Il espère ne pas être le dernier, en Europe, à les lire et à les choyer. En somme, Kracht est un pessimiste qui cite le Candide de Voltaire ou Les Scènes de la vie d’un propre à rien d’Eichendorff. Et donc voilà… Au final, il est tout de même temps pour lui de ramener sa mère au Winterthur, pour un long séjour psychiatrique.

 

Ce très beau livre de Christian Kracht, tel que je le comprends, nous offre une métaphore inquiétante de l’Europe au présent.

 

 

Christian Kracht, Eurotrash. Traduit de l’allemand (Suisse) par Corinna Gepner. Éd. Denoël, 20 €.

04/12/2023

Un film de Mona Achache

 

Généalogie d’une mère

 

Pour la cinéaste Mona Achache, tourner un film documentaire sur sa mère s’imposait, par une sorte de tradition familiale. Carole Achache avait déjà publié en 2011, quelques années avant son suicide, un livre de souvenirs, dont le titre, Fille de, faisait référence à sa propre mère, l’éditrice et romancière Monique Lange, grande amie de Jean Genet. Nous avons affaire ici, en comptant la petite-fille cinéaste, à une lignée de trois femmes, évoluant dans un creuset intellectuel juif particulièrement ouvert, et en évolution constante. C’est ce que montre, dans Little Girl Blue, Mona Achache, en centrant plus particulièrement son travail de reconstitution, autrement dit son droit d’inventaire, sur sa mère Carole. À vrai dire, il y a parfois une certaine confusion entre Monique, sa fille et la réalisatrice, car l’on saute d’une génération à l’autre comme si les trois femmes incarnaient un seul et même être protéiforme, une presque même vie, avec des orientations voisines, voire similaires.

 

 

Ressusciter Carole grâce à Marion Cotillard

 

Mona Achache a hérité de toutes les archives maternelles, qu’elle a installées dans un vaste appartement. Elle ne sait manifestement par où commencer, noyée au milieu des photos prises par sa mère, des livres, des lettres et autres documents. Elle a, pour tourner son documentaire, décidé de choisir l’actrice Marion Cotillard, qui incarnera sa mère à l’écran. Nous voyons, dès le début, Marion Cotillard arriver dans l’appartement, où Mona Achache la reçoit dans un silence sépulcral. Cotillard a l’air effarée, assommée par la tâche qui l’attend : ressusciter Carole. La caméra s’appesantit longuement sur la transformation en Carole de Marion Cotillard, à qui il suffit d’une perruque, d’une paire de lunettes et d’un collier pour figurer son personnage. On pourrait presque dire qu’il s’agit de « transformisme », tant le changement est impressionnant, pour ainsi dire à vue d’œil. Je me suis demandé s’il s’agissait ici d’obtenir une « reprise », au sens de Kierkegaard : « l’existence qui a été va exister », comme le philosophe danois définissait son concept majeur. De fait, Mona Achache est en quête de l’identité perdue de sa mère – et sans doute en même temps de la sienne propre. C’est une entreprise très sérieuse, quasi psychanalytique, qui aurait certainement plu à Jacques Lacan. Le cinéma et ses subterfuges permettront à Mona Achache de progresser de manière significative dans sa recherche. Pour rendre l’illusion encore plus parfaite, Marion Cotillard utilisera en outre sa voix, d’une ressemblance frappante avec celle de Carole. Ainsi, la scène où elle est allongée sur un lit et où elle prononce un long monologue, sans quasiment bouger, nous fait revivre, dans une sorte de plénitude tragique, la détresse de Carole, échouée à New York dans les années soixante-dix et obligée de se livrer à la prostitution. Plus tard, elle évoque la manière dont sa mère Monique Lange l’avait offerte à l’influence de Jean Genet, quand elle était toute petite et ressemblait, comme elle le précise avec un brin de perversité, à un petit Arabe. Au départ, raconte-t-elle, la morale par-delà bien et mal de l’auteur du Journal du voleur l’avait libérée, semble-t-il, avant de la perdre. D’autres souvenirs sont convoqués, repris, là encore, par exemple avec son beau-père l’écrivain Juan Goytisolo, lui aussi homosexuel. La mère Monique Lange et, par contrecoup, sa fille, Carole, ont subi une étrange attirance pour ces marginaux fascinants, qui évoluaient dans leur entourage et se jouaient facilement d’elles, les conduisant vers des chemins dangereux. Tout ceci a été méticuleusement archivé, et le documentaire de Mona Achache l’évoque de manière très exhaustive comme autant de pièces à conviction. L’interprétation de Marion Cotillard donne à cette psychanalyse sauvage une intensité extraordinaire, comme si Carole Achache était revenue là, assise devant sa fille Mona en pleurs, et s’expliquait enfin avec elle de vive voix et à tête reposée, en un face-à-face ultime de réconciliation.

 

 

Un questionnement infini

 

Malgré tout, Little Girl Blue s’achève, au générique, sur la chanson éponyme, interprétée par Janis Joplin, ce qui donne au film de Mona Achache une touche définitive de désespoir. Le suicide de sa mère reçoit-il une explication ? C’est un questionnement qui traverse le film de bout en bout, sans qu’une réponse catégorique ne soit apportée. Une sorte de découragement prend le dessus, face à cette complexité inextricable en quoi consiste le destin d’une femme, en l’occurrence celui quelque peu hors du commun de Carole Achache. La mise en scène de Mona Achache fait sentir cette difficulté, au milieu des échanges de paroles incessants. Le verbe ensevelit ces vies, comme toute vie, et c’est alors qu’il faut une reprise en main – si possible kierkegaardienne – grâce à un projet artistique comme celui de ce documentaire, avant-gardiste par nécessité. En ce sens, Little Girl Blue constitue, ne serait-ce que d’un point de vue purement formel, une réussite nécessaire. À voir et à revoir.

 

Little Girl Blue de Mona Achache (1 h 35). Avec Marion Cotillard. En salle actuellement.

 

Kierkegaard, La Reprise. Œuvres, tome 1. Traduction et présentation de Régis Boyer. « La Pléiade », éd. Gallimard, 2018.

27/09/2023

Généalogie

 

Pierre Duret (1745-1825), mon ancêtre brestois

 

Dans les dernières années de sa vie, mon père avait fait des recherches généalogiques sur la branche brestoise des Miriel. Il en avait tiré une petite brochure à couverture rouge, sorte d’amalgame de ses découvertes, souvent approximatives à vrai dire. Il n’en demeure pas moins qu’il place, comme point d’origine de la famille Miriel à Brest, un personnage tout à fait intéressant, Pierre Duret, premier chirurgien en chef de la Marine et membre de l’Académie de médecine, dont il relate en une page trop brève la vie hors du commun.

 

Pierre Duret est né près de Saumur en 1745, d’un père cordonnier. Passionné de médecine, il étudie à Paris l’anatomie, l’obstétrique puis la chirurgie. Remarqué par l’inspecteur-général Poissonnier, qui fut chargé par Choiseul de réorganiser le corps de santé de la Marine, Duret est envoyé à Brest. Mon père n’indique pas ce qu’il y fit à cette date, sinon qu’en 1773 il passa un concours pour devenir vice-démonstrateur d’anatomie. Mon père croit pouvoir ajouter que Duret, sans doute parce qu’il venait de Paris, fut l’objet de la malveillance de certains de ses confrères. Il dut effectuer quelques embarquements, malgré un mal de mer chronique. Néanmoins, en 1780, Duret est promu chirurgien ordinaire du nouvel hôpital, et en 1793 deuxième chirurgien-major de la Marine. Mon père note : « Il est désormais libre d’aller de l’avant. » Duret fut un grand médecin, admiré de tous, et surnommé de son vivant « l’Ambroise Paré de la médecine ». Il fit avancer la chirurgie de son temps, grâce à des opérations innovantes et audacieuses. Par exemple, en 1809, il procéda à une ligature de l’artère iliaque. C’était la première fois que cette chirurgie fut tentée avec une suite favorable. Duret prit sa retraite à Brest dans sa vaste propriété de Saint-Marc, où il mourut en 1825. Il est enterré au cimetière Saint-Martin. Je crois qu’il a sa rue, dans le quartier.

 

Duret aurait pris part à la politique sous la période révolutionnaire. Mon père ne précise pas comment, malheureusement. Il écrit seulement que Duret s’enrichit à cette période, en acquérant surtout des biens immobiliers. J’aurais aimé en savoir davantage sur l’attitude de Duret, dans cette période troublée. A-t-il été du bon côté ? Il faudrait qu’un historien fasse un jour des investigations sur cette question. Duret avait un beau caractère, pour ce que nous en savons. Il est peu probable qu’il se soit contenté d’être un simple affairiste, alors que la monarchie vivait ses derniers jours. Qui éclaircira cela ?

 

Les Miriel de Brest descendent de Duret par sa fille, Marie Perrine Adélaïde (1791-1873), qui épousa en 1809 Jean Joseph Yves Louis Miriel, né à Broons en 1779. Brillant chirurgien de la Marine lui aussi, il fut emporté par la typhoïde en 1829. Le couple eut huit enfants, dont cinq survécurent.

 

Sur Pierre Duret, mon père ajoute une anecdote pittoresque. En 1793, une sage-femme des environs de Brest lui apporta un nouveau-né dépourvu d’anus. Duret réussit l’opération, une grande première. Elle est encore appelée, jusqu’à aujourd’hui, « opération de Duret ». L’histoire ne s’arrête pas là. Sous l’Empire, on proposa à Duret le titre de baron. Il refusa, car on l’obligeait à inclure sur son blason l’orifice qui faisait défaut au petit enfant…

 

La figure de cet ancêtre remarquable, qui soignait gratuitement les pauvres, fait naître en moi diverses sensations. La médecine n’est pas mon domaine de prédilection, sauf peut-être la psychiatrie. L’œuvre de Georges Canguilhem, c’est vrai, m’a passionné. Mais il faudrait peut-être revenir à Balzac, qui a écrit, dans sa nouvelle « La messe de l’athée » (1836), un très beau portait de médecin, vivant à la même époque que Pierre Duret. Tout ce que mon père n’a pas eu le loisir de raconter sur Duret, peut-être cela se trouve-t-il sous la plume visionnaire de Balzac, quand il nous dit par exemple de son personnage de chirurgien : « Desplein possédait un divin coup d’œil : il pénétrait le malade et sa maladie par une intuition acquise ou naturelle lui permettant d’embrasser les diagnostics particuliers à l’individu, de déterminer le moment précis, l’heure, la minute à laquelle il fallait opérer, en faisant la part aux circonstances atmosphériques et aux particularités du tempérament. Etc., etc. » Grâce à la recréation balzacienne, je peux rêver à Duret, et reconstituer ma parenté avec lui.

 

Est-ce pour cela que j’apprécie tant les médecins qui me soignent ? Je suis un patient curieux, avide d’explications, et observateur des rites médicaux. Et que le fondateur de la petite dynastie des Miriel brestois, dont je suis issu, soit une grande figure de cette profession, voilà qui me rassure et m’encourage, à l’heure où je prends de l’âge et où ma santé et mes forces déclinent inexorablement. La mort, un court instant, me fait moins peur.

 

 

13/07/2023

En hommage à Milan Kundera

L'écrivain Milan Kundera est mort mardi 11 juillet, laissant derrière lui une œuvre considérable, recueillie dans deux volumes de la Pléiade. Pour lui rendre un petit hommage parmi d'autres, je republie ici un article paru sur le site Causeur le 24 juillet 2021. Je m'y intéressais à l'un de ses plus beaux romans, L'Identité. 

 

L’Identité de Milan Kundera

 

 

Il y a des écrivains qui se donnent rarement à la première lecture. Il faut les relire, jusqu’à ce que le charme opère. Bien sûr, la première fois, on peut être ébahi, et même époustouflé, mais, pour les comprendre, il faut de la patience. C’est le cas, me semble-t-il, de Borges, de Claude Simon, et sans doute de Milan Kundera. Ce qui brouille un peu les cartes est que l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être a connu, depuis ce roman, un succès foudroyant auprès de la critique et des lecteurs. Sa discrétion dans les médias a fait le reste. Milan Kundera est un « grand silencieux », qui n’accepte pas de se montrer, de répondre aux interviews. Pourtant, quel autre romancier autant que lui aura essayé d’expliquer si soigneusement dans des essais l’essence même de son projet littéraire ? L’Art du roman ou Les Testaments trahis, entre autres, accompagnent la découverte de ses romans, et apportent certaines clefs nécessaires à leur compréhension, lorsque, pour le lecteur du XXIe siècle, la culture, ou tout simplement le recul, font défaut.

 

 

Le thème de l’identité du moi

 

Le roman est ainsi, pour Kundera, un moyen de comprendre ce qui vous arrive, « dans le piège qu’est devenu le monde », comme il l’écrit quelque part. L’être humain lutte pour survivre, mais, avant tout, il doit comprendre le sens de son combat. Et, pour cela, se connaître soi-même, découvrir quelle est sa véritable identité. Tous les romans de Kundera tournent autour de l’identité, comme thème majeur de ce genre littéraire, à une époque où le « moi » se liquéfie et tend à disparaître dans l’indifférenciation. N’oublions pas que Kundera a eu à lutter contre un régime politique des plus effrayants, le totalitarisme soviétique. Il sait de quoi il parle lorsqu’il présente l’homme en perte de soi-même, dans un environnement hostile, et, donc, effectivement, dans un véritable « piège ».

 

En 1997, Kundera publie un roman intitulé de manière significative et très belle L’Identité. Nous sommes dans la période française de l’auteur. Désormais, il écrit directement dans notre langue, et l’action se passe à Paris, dans un milieu relativement aisé. Kundera observe au microscope la vie d’un couple, Chantal et Jean-Marie, dont la relation paisible va connaître des perturbations imprévues. Kundera essaie de parler de l’un et de l’autre à égalité, mais c’est néanmoins la femme, Chantal, qui est le déclencheur de ce qui arrive. Elle constate, un jour, que les hommes ne se retournent plus sur elle dans la rue. Elle se sent vieillir d’un coup, en cette période de ménopause, et c’est le moment pour elle de se remettre en question.

 

Kundera repère avec la minutie d’un entomologiste les variations d’identité de son personnage féminin. Il parle même d’identité perdue, à un moment. Et c’est toujours à travers le regard de l’autre, ici celui de Jean-Marc, que cette identité de Chantal se dissout, se fragmente. Ainsi, Jean-Marc retrouve sa femme, après une journée de travail, à son bureau : « elle n’était plus la même que le matin », croit-il capter en la voyant. Kundera développe ici des remarques qu’on pourrait très bien qualifier de phénoménologiques : « Le matin, dans la salle de bains, il avait retrouvé l’être qu’il venait de perdre pendant la nuit et qui, en cette fin d’après-midi, s’altérait de nouveau sous ses yeux. » Il y a donc un « grossissement », dans la manière dont Chantal est décrite par Kundera, à travers la perception très sensible qu’en a Jean-Marc. Ce procédé, utilisé par Kundera durant tout le roman, rend de manière très forte l’intimité même de ce que cet homme et cette femme vivent dans leurs relations de couple.

 

 

Le viol comme fantasme

 

Kundera, narrateur omniscient, va même encore plus loin en dévoilant les pensées secrètes de ses deux protagonistes, et notamment celles de Chantal, ses « désirs inavoués ». Kundera excelle à mettre en scène l’impudeur fantasmatique de certaines situations, comme la rencontre non aboutie entre Chantal et l’homme qu’elle soupçonne de lui écrire des lettres d’amour anonymes : « Troublée, comme si elle marchait nue sous un manteau rouge, elle s’approche de lui, de l’espion de ses intimités... » Le lecteur a l’impression qu’un viol est sur le point d’être commis.

 

Cette scène m’en rappelle étrangement une autre, autobiographique celle-là, que Kundera rapporte, avec un certain courage dans l’aveu, dans un texte sur le peintre Francis Bacon, qu’il avait rédigé en 1977, et repris plus tard in extenso dans un autre article, toujours sur Bacon, intitulé « Le geste brutal du peintre » (ce dernier est publié au début du volume Une rencontre). Kundera y confie avoir éprouvé une véritable pulsion de viol, devant une jeune fille choquée et en pleurs, qui venait d’être interrogée par la police. Kundera attache une importance particulière à cette confidence intime, délibérément provocante, pour évoquer l’univers trouble et torturé du peintre Francis Bacon, dont l’œuvre a incontestablement à voir avec la dépersonnalisation et même la schizophrénie. Dans le passage de L’Identité, que j’ai cité à l’instant, l’idée d’une agression physique possible affleure comme une menace imminente, me semble-t-il. Elle ne se réalisera pourtant pas ‒ sauf, peut-être, à la toute fin du roman.

 

 

Le romanesque rêvé

 

Dans L’Identité, on ne sait précisément pas à quel moment on entre dans le rêve. Sans nul doute, le viol reste virtuel, il n’a lieu que dans l’imagination de Chantal ‒ de même que Kundera n’est pas passé à l’acte devant la jeune fille en détresse. Kundera, dans les dernières pages, prend alors la parole pour s’interroger : « Quel est le moment précis où le réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? » Comme si le roman était l’art de mélanger ces frontières floues, indicibles. L’Identité, en cela, me fait penser au si beau récit de Schnitzler, La Nouvelle rêvée, qui, de la même manière, mettait aux prises un homme et sa femme dans la Vienne du Dr Freud. Kundera, nous le savons, il s’en est expliqué en long et en large dans ses essais, est un grand héritier de cette tradition romanesque de la Mitteleuropa. Il y a puisé quantité de références qui, injectées à l’époque contemporaine, ont renouvelé l’espace romanesque, et lui ont conféré une sorte de liberté retrouvée. Cela sera, selon moi, le principal legs de Milan Kundera à l’art de son temps, et en particulier aux romanciers qui acceptent de le suivre peu ou prou sur cette voie (telle par exemple Leïla Slimani, qui a mis en exergue de son premier livre, Dans le jardin de l’ogre, une phrase de L’Insoutenable légèreté de l’être). Cette liberté, c’est ce dont témoigne, d’une manière si touchante, si vive, cette Identité, peut-être le roman de Kundera qui frôle le plus les confins de la folie, avec une économie de moyens qui fait toucher l’évidence.

 

 

Milan Kundera, L’Identité. Collection « Folio ».

 

28/06/2023

Deux lectures

 

Histoire de hache

 

 

La hache est un symbole anthropologique très riche. À double tranchant, elle fusionne les contraires, la Terre et le Ciel, ou encore les deux natures du Christ, réunies en une seule personne. La hache favorise l’accès à la spiritualité. Elle a une fonction civilisatrice. Chez les Dogons, elle garantit la fécondité. Dans les initiations traditionnelles, la voici plantée sur une pierre cubique, en signe d’ouverture vers le centre suprême et d’accès à la lumière.

 

Deux textes anciens, parmi d’autres, mettent en scène la hache, de manière énigmatique. Je les ai rencontrés au fil de mes lectures, et ils ne me sortent plus de l’esprit.

 

Le premier est extrait du second livre des Rois (6, 1-7, traduction TOB). Les disciples sont assis autour de leur maître, le prophète Élisée. Ils désirent construire un abri, pour tenir leurs réunions :

 

Les fils de prophètes dirent à Élisée : « L’endroit où nous nous tenons assis devant toi est trop petit pour nous. Permets que nous allions jusqu’au Jourdain pour y prendre chacun une poutre afin de construire ici un abri pour s’y asseoir. » Il répondit : « Allez ! » L’un d’eux dit : « Accepte, je t’en prie, de venir avec tes serviteurs. » Il répondit : « Oui, je viens. » Et il alla avec eux. Ils arrivèrent au Jourdain et coupèrent des arbres. Comme l’un d’eux abattit son arbre, le fer de hache tomba à l’eau. Il s’écria : « Ah ! mon seigneur, je l’avais emprunté ! » L’homme de Dieu dit : « Où est-il tombé ? » Il lui fit voir l’endroit. Élisée tailla un morceau de bois et l’y jeta ; le fer se mit à surnager. Élisée dit : « Tire-le à toi ! » L’homme étendit la main et le prit.

 

On remarquera la bonté du prophète, à qui ses disciples demandent de venir avec eux, pour les aider. « Oui, je viens », répond-il.

 

Le second texte est tiré du Lie-tseu, livre canonique du taoïsme chinois. C’est le court chapitre XXXII, intitulé « Le voleur de hache » :

 

Un homme perdit sa hache. Il soupçonna le fils du voisin et se mit à l’observer. Son allure était celle d’un voleur de hache ; l’expression de son visage était celle d’un voleur de hache ; sa façon de parler était tout à fait celle d’un voleur de hache. Tous ses mouvements, tout son être exprimaient distinctement le voleur de hache. Bientôt, creusant son jardin, voici que l’homme trouve sa hache.

Un autre jour, il revit le fils du voisin. Tous ses mouvements, tout son être n’avaient plus rien d’un voleur de hache.

 

Ces deux récits sont apparemment très différents l’un de l’autre, mais ils remontent selon moi à une origine commune, présentant un tour d’esprit fondateur dont chacun d’eux porte la trace lointaine.

26/04/2023

Extrait de ma conférence sur le film "Mr Klein" de Joseph Losey

 

Mr Klein, film de Joseph Losey (1976)

Scénario de Franco Solinas

Avec Alain Delon

Durée : 122 minutes

 

 

« Si, dans le monde futur, on me demande : Pourquoi

n’as-tu pas été l’égal du prophète Moïse ?, je saurai ce

qu’il faudra répondre. Mais si on me demande : Pourquoi

n’as-tu pas été toi-même ?, là je ne saurai que dire. »

Zoussya d’Anipoli

 

 

 

 

Voici les extraits d’une petite conférence que j’ai donnée à Brest le mardi 25 avril 2023, au cinéma Les Studios, pour présenter le film de Joseph Losey, Mr Klein. Cette soirée s’inscrivait dans le Cycle des Films du Répertoire, organisé par Jacques Déniel. La projection était suivie de ma présentation, puis d’un débat avec le public.

 

 

 

 

 

L’originalité de Mr Klein

 

Elle doit beaucoup au scénariste, de nationalité italienne, Franco Solinas. J’ai eu du mal à trouver des renseignements à son sujet. Le livret du DVD nous fournit néanmoins quelques éléments importants. Solinas, ancien partisan, était membre du PC italien, et fut journaliste à L’Unitá, le journal officiel du Parti. Il écrivit de nombreux scénarios, entre autres pour Francesco Rosi, pour Costa-Gavras, ou encore pour Gillo Pontecorvo (La Bataille d’Alger, en 1966), et pour d’autres grands noms du cinéma. L’une de ses références littéraires majeures était Le Procès de Kafka, nous apprend-on. Pour Mr Klein, il imagina de partir d’ « un homme pris pour un autre », la même idée qu’Hitchcock avait utilisée dans La Mort aux trousses en 1959. Ce point de départ permettait d’inventer les péripéties les plus incroyables, ce qui confère un côté relativement surréaliste au scénario. La trame du film n’est pas plaquée sagement sur les faits historiques de l’année 1942, elle suit son propre chemin, autour de l’identité perdue de Mr Klein, pour coïncider finalement avec la grande Histoire et son dénouement, la Rafle des Juifs par la police française. Contrairement aux Guichets du Louvre, film réaliste qui suit à la lettre les événements des 16 et 17 juillet 1942 à Paris, l’arrière-fond historique, dans Mr Klein, sans vouloir évidemment en minimiser l’importance cruciale, a seulement une valeur de déclencheur pour l’évolution psychologique du personnage. Comme dans La Mort aux trousses, le film de Losey est en ce sens porteur de suspense, puisqu’il est basé sur un mystère, et que la survie de Klein s’avère particulièrement difficile, kafkaïenne. Auschwitz (le mot n’est jamais prononcé) y apparaît comme un hors-champ démesuré, mais bien réel.

 

 

Une question d’identité

 

Losey le précise à Michel Ciment, dans leurs entretiens, Klein « ne se connaît pas lui-même. Il n’apprend pas à connaître la société. Il n’a même pas de compréhension émotionnelle avant que les portes du wagon se referment ». Le thème premier, dans Mr Klein, est celui de l’identité, c’est-à-dire de la coïncidence de l’ego avec le sujet. Le philosophe Ludwig Wittgenstein écrivait à ce propos, dans le Tractatus : « Le moi philosophique n’est pas l’homme, ni le corps humain, ni l’âme humaine dont traite la psychologie, mais le sujet métaphysique, la limite ‒ non pas une partie du monde. » (§ 5.641, cité par Claude Romano dans son essai L’Identité humaine en dialogue, 2022) Ce qui arrive au personnage de Klein, c’est que son identité se délite, lorsqu’il s’aperçoit qu’un autre Klein veut le faire passer pour lui, et que cet autre Klein est juif ‒ ce qu’il croit ne pas être. Ce malaise identitaire est progressif, je vais vous en donner des exemples.Vous avez pu ressentir, ainsi, dans la très belle séquence du château, avec Jeanne Moreau, que c’est ici véritablement que Klein-Delon commence à devenir de facto l’autre Robert Klein. Et puis, il y a aussi la concierge, interprétée par Suzanne Flon, qui confond carrément les deux Klein, devant les policiers, lors de la première visite de l’appartement. Vous constatez aussi que, dans cette histoire, les identités des personnages ne paraissent pas déterminées une bonne fois pour toutes. On ne sait plus qui est qui. C’est bien sûr le cas de la jeune fille sur la photo. En enquêtant sur elle, Klein s’aperçoit qu’on la connaissait sous plusieurs prénoms (Nathalie, Françoise, Cathy et Isabelle), selon les endroits où elle se trouvait. Elle non plus, n’est pas distinctement identifiable, en somme. Dans la scène du compartiment, on ne sait si c’est bien de la même jeune fille dont il s’agit encore. Klein lui récite ses différents états civils, et lui parle de l’autre Klein. Mais elle, lui répond vivement : « Vous vous trompez de personne ! » Toujours cette impossibilité de nommer quelqu’un, de l’identifier et de connaître la vérité. Sans parler d’une des dernières scènes, lorsque les policiers viennent chercher Klein chez lui pour l’arrêter : il leur donne un autre patronyme que le sien, celui de son faux passeport, geste dérisoire de sa part, comme s’il avait l’intention d’en finir une bonne fois pour toutes avec le nom qu’il porte. Vous avez peut-être saisi également, à la toute fin, dans le vélodrome sensé représenter le Vel d’Hiv, l’appel d’un haut-parleur demandant « Robert Klein ». Un homme, à proximité, lève la main, comme pour manifester que c’est lui. À ce moment-là, Klein-Delon, attentif à ce qui se passe, est pris d’une irrésistible envie de suivre l’inconnu, pour essayer de l’identifier, toujours, même si cela, en l’occurrence, le mène à sa perte dans un wagon plombé… Manifestement, Klein, que Losey nous présente souvent entouré de miroirs, est quelqu’un qui aurait voulu franchir la limite de son propre moi.

 

 

Le double

 

La littérature et le cinéma sont riches en histoires traitant du double, thème romantique par excellence, qui aboutit, presque chaque fois, à la folie humaine. Citons la nouvelle d’Edgar Poe parue en 1839, et traduite par Baudelaire, William Wilson, car elle donna lieu, en 1968, à un court métrage de Louis Malle avec Brigitte Bardot et, déjà, Alain Delon. La définition que propose la psychiatrie de cette hallucination du double est intéressante à noter, dans le cadre de Mr Klein : « Trouble de l’identification d’une personne caractérisé par la négation de son identité et la croyance délirante qu’elle a été remplacée par un double. » (Jacques Postel, Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique) Les psychiatres parlent volontiers ici de « trouble dissociatif de l’identité ». Il y aurait chez le patient, à la suite d’un traumatisme initial qui affecte le moi, un sentiment angoissant de perte de la réalité. Ce vide, que Lacan nommait la « forclusion du Nom-du-Père », entraîne la psychose. Le malade voudrait, dans sa pauvre vie, « donner du sens à ce qui n’en a pas », et, par le fait même, y échouerait, d’où l’élaboration d’un délire pour tenter, désespérément, de remplacer le réel par quelque chose d’imaginaire. Un phénomène de possession finit par s’enclencher, dans les cas les plus graves, qui se manifeste, ainsi que l’indique un livre tout récent sur le trouble dissociatif de l’identité, dirigé par le psychologue clinicien Éric Binet, « par le fait d’être contrôlé ou importuné par une entité étrangère qui est perçu comme provenant du monde extérieur... » C’est très probablement un processus de ce type qui atteint Robert Klein avec son double homonyme. Dès le début, il nous est présenté comme un homme peu intéressant humainement, alors que son double fantasmé, par contraste, nous apparaît de loin paré de qualités toutes positives, en quelque sorte, puisqu’il est juif, et même, on le verra, résistant. Pour le moment, Klein-Delon profite, de manière égoïste, de l’Occupation allemande pour gagner de l’argent sur le dos de pauvres gens, en général des Juifs, comme le montre la scène du début avec Jean Bouise. Klein lui achète un tableau hollandais d’Adriaen Van Ostade à vil prix. Lorsqu’il raccompagne le vendeur à la porte de l’appartement, il aperçoit le journal Informations juives libellé à son nom, sur le paillasson. Il constate que c’est bien son exemplaire. Cet événement, et ce qui s’ensuit, est, si l’on reprend la théorie psychiatrique, comme le révélateur chez lui d’« une déchirure dans la relation du Moi au monde extérieur » (Pierre Kaufmann). Soudain, l’individu peu recommandable qu’est Robert Klein, marchand d’art cynique, se voit confronté à un fait matériel qui lui échappe complètement. Il se retrouve remisé à sa juste place, tel un pantin dans le jeu du monde. Face à cette révélation, il ressent, car il est intelligent, un désir acharné de s’expliquer, de se justifier, afin d’avoir de nouveau le droit d’être lui-même et de s’estimer. Sur le générique de fin, le spectateur réentend le dialogue entre Klein et le propriétaire du tableau d’Adriaen van Ostade, comme pour nous signifier que cette mauvaise action initiale explique son destin d’homme, en l’occurrence de Juif, mais de Juif qu’il n’est pas encore, qu’il pourrait devenir...

 

 

La disparition

 

Il est utile de revenir quelques instants sur la manière dont est conçue cette trame du double dans Mr Klein. Il s’agit de ceci : quelqu’un d’inconnu et d’étranger, dont on n’est sûr que du nom, essaie de disparaître dans la clandestinité, de s’effacer, en mettant à sa place un homonyme, de manière à faire endosser à celui-ci son existence et son état civil, et donc sa judéité, point essentiel. Résultat de la manipulation, l’un (Delon-Klein, victime de cette usurpation d’identité qu’un Borges aurait pu facilement imaginer) devient l’autre, alors que cet autre s’évanouit dans la nature. En fait, nous ne verrons jamais cet autre Klein, l’autre de Klein, sur l’écran, sinon de dos, peut-être. Que signifie cette substitution de Klein-Delon au profit de la propre personne d’un autre ? Dans quel but, cette usurpation d’identité du marchand d’art ? Est-ce un moyen de se dérober aux autorités de Vichy (le film montre à plusieurs reprises les préparatifs de la grande Rafle) ? L’autre Klein sera-t-il arrêté par la police, au final ? Se retrouve-t-il dans le vélodrome ? Est-il, lui aussi, déporté ? On ne sait pas très bien. Existe-t-il réellement ? Cette ombre insaisissable, dans le scénario, échappe à Solinas, et à Losey lui-même Par contre, le personnage de Delon, présent quasiment à chaque image, ressent parfaitement le chemin de croix qu’on lui impose. L’acteur en fait une odyssée moderne. C’est ici sans doute qu’il faut insister sur la magnifique prestation d’Alain Delon, dans ce rôle. Il incarne cette tragédie d’un homme, cette emprise infligée par un autre insaisissable, cette schizophrénie intime, avec une conviction extraordinaire. Il est allé jusqu’au bout de lui-même, devenant quasiment l’autre Klein, celui qui se tapit dans l’ombre, invisible. À la fin, il se passe cette chose inouïe, à savoir que Klein-Delon se transforme littéralement en son « autre-Juif », comme s’il y avait eu en lui cette ressource humaine ultime, qu’il ne se connaissait pas avant, ce bon mouvement en quelque sorte. Ce qui prouve qu’au fond, il n’était pas un individu si décevant que ça. Il a senti confusément que, dans cette situation inextricable, il y avait un salut possible pour lui, un rachat, devenir juif, être juif, comme ses ancêtres de la branche hollandaise des Klein, dont lui a parlé son père. Le film de Losey pose, au bout du compte, cette question de la judaïté, avec une intensité magnifique.

 

 

Être juif

 

Pour conclure, et vous faire ressentir tout l’enjeu de cette expérience de la judéité, que filme Losey de l’extérieur, comme un idéal inaccessible, je voudrais vous citer l’extrait suivant d’un petit texte du philosophe Emmanuel Levinas, Être juif, qui date de 1947 :

 

« L’expérience de l’hitlérisme n’avait pas été ressenti par tout le monde comme l’un de ces périodiques retours de la barbarie qui, en somme, est dans l’ordre et dont on se console par l’évocation du châtiment qui le frappe. Le recours de l’antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au Juif l’irrémissibilité de son être. Ne pas pouvoir fuir sa condition ‒ pour beaucoup cela a été un vertige. Situation humaine certes ‒ et par là, l’âme humaine est peut-être naturellement juive. »

 

Je vous remercie de votre attention.

 

 

 

 

Bibliographie

 

Le Goût du judaïsme, Franck Médioni. Mercure de France, 2015.

 

Ellis Island, Georges Perec. POL, 1995.

 

Être juif, Emmanuel Levinas. Rivages poche, 2015.

 

Être juif. Étude lévinassienne, Benny Lévy. Verdier, 2003.

 

L’Entretien infini, Maurice Blanchot. Gallimard, 1969.

 

L’Identité humaine en dialogue, Claude Romano. Seuil, 2022.

 

Histoire de la Shoah, Georges Bensoussan. PUF, « Que sais-je ? », 1996.

 

Atlas de la Shoah, Georges Bensoussan. Autrement, 2014.

 

La Rafle du Vel d’Hiv, Laurent Joly. Grasset, 2022.

 

Va où il est impossible d’aller. Mémoires, Costa-Gavras. Seuil, 2018.

 

Le Livre de Losey, Michel Ciment. Stock, 1979.

 

Dora Bruder, Patrick Modiano. Gallimard, 1997.

 

Évaluer et prendre en charge le trouble dissociatif de l’identité, sous la direction d’Éric Binet. Dunod, 2022.

 

Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique, Jacques Postel. Larousse, 1998.

 

Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi. Gallimard, 1989.

 

La Grande histoire des Français sous l’Occupation. Tome V, Les Passions et les haines, Henri Amouroux. Laffont, 1981.

 

Histoire mondiale de la France. Sous la direction de Patrick Boucheron. Article « Vel d’Hiv-Drancy-Auschwitz » d’Anette Wieviorka. Seuil, 2017.

 

La France et la Shoah. Vichy, l’occupant, les victimes, l’opinion. Sous la direction de Laurent Joly. Calmann-Lévy, 2023.

 

16/04/2023

Un film sur l'anarchiste russe Pierre Kropotkine

 

Unrueh (en version française, Désordres), du cinéaste suisse Cyril Schäublin

 

Ce qui a attiré mon attention vers ce film de Cyril Schäublin, cinéaste né en 1984 à Zurich, c’est qu’il y intègre un personnage ayant véritablement existé : l’anarchiste russe Pierre Kropotkine qui, au début des années 1870, voyagea dans le Jura en tant que géographe et y devint anarchiste pour le restant de ses jours. Kropotkine écrivit plus tard un livre de souvenirs, Mémoires d’un révolutionnaire, qui est une merveille littéraire que j’ai lue autrefois, aux éditions Scala (1989). Comme l’écrivait la quatrième de couverture de cette version, ces Mémoires « nous permettent d’appréhender l’une des périodes capitales de l’histoire politique et sociale de l’Europe à la fin du XIXe siècle, quand la Russie des tsars laissait place à celle des révolutionnaires ». La personnalité même de Kropotkine y était un atout essentiel, avec sa gentillesse d’aristocrate (il était un vrai prince de la Russie impériale), ses connaissances scientifiques, son idéal politique jamais renié. Polyglotte, Kropotkine avait rédigé cet ouvrage directement en français.

 

Le film de Cyril Schäublin se passe en Suisse vers 1872, à l’époque où Kropotkine, encore tout jeune, y arriva. Mais il n’est ici qu’un personnage parmi d’autres, évoluant aux abords d’une horlogerie dans laquelle travaillent des jeunes femmes. Certaines d’entre elles sont déjà anarchistes, et seront renvoyées de la fabrique pour cette raison. Kropotkine tombera amoureux de l’une d’ elles.

 

La vie de cette époque nous est restituée par Cyril Schäublin avec une grande vérité, frôlant le documentaire. Horlogerie suisse oblige, il est beaucoup question de temps, ne serait-ce que pour mesurer la rentabilité des ouvrières au travail. Le réalisateur insiste également sur les premiers pas de la photographie, en montrant des prises de vue dont le temps d’exposition est chronométré, lui aussi, avec rigueur. Au milieu de ce monde nouveau, en évolution, les idées anarchistes naissent, et commencent à s’implanter dans ce beau Jura suisse, malgré l’inquiétude des autorités envers ce mouvement.

 

Cyril Schäublin a un vrai talent pour filmer le travail des horlogères. Sa mise en scène reste légère, presque improvisée. Désordres (ou, en allemand, Unrueh) est une œuvre attachante, qui montre pleinement l’intérêt du jeune réalisateur pour l’anarchisme. À notre époque, bien sûr, la théorie anarchiste, réduite à la marge extrême, ne fait plus florès. Kropotkine la décrivait sur plusieurs pages, dans ses Mémoires. Cyril Schäublin a réussi à retrouver cet esprit d’hier, pour nous en restituer le bien-fondé. Avec un Kropotkine, l’existence est tout de suite plus humaine.

 

Désordres (film franco-germano-russe de Cyril Schäublin). En salle.

 

Pierre Kropotkine, Mémoires d’un révolutionnaire (1898).

 

07/03/2023

L'événement théâtral du "Roi Lear" de Shakespeare à la Comédie Française

Le roi Lear sur la dune

 

Au mois de février, la Comédie Française a présenté la pièce de Shakespeare, Le Roi Lear, dans une mise en scène de Thomas Ostermeier, avec Denis Podalydès dans le rôle-titre. La traduction d’Olivier Cadiot a été adaptée par Ostermeier, de manière à réduire cette pièce très longue et complexe, et à lui donner un semblant de cohérence. Ce qui nous a valu un spectacle très touchant, dans lequel les personnages avaient une vraie vie, jusqu’à un dénouement dramatique en point d’interrogation. Ostermeier propose une vision in progress de King Lear, une vision moderne, sans doute, mais mystérieusement fidèle à la tradition. Car le texte de Shakespeare résiste, ici encore, aux assauts de la mise en scène, aux modifications mineures qu’on lui impose, derrière lesquelles on reconnaît la trame et les personnage devenus presque archétypaux du dramaturge élisabéthain. Ceux-ci conservent comme une fraîcheur de l’invention, grâce à la troupe de merveilleux acteurs de la Comédie Française. Le Roi Lear de Podalydès est sublime de fragilité reconquise. Son cheminement sur la dune austère résume à lui seul ce que peut être la perte de l’identité, la dissociation mentale (d’un roi), le narcissisme destructeur, bref une fin de vie couronnée, non par la toute-puissance, mais par le rejet des autres et l’Alzheimer. Heureusement, Lear avait une troisième fille, Cordelia, qui, elle, lui restera fidèle en dépit du mauvais traitement qu’il lui a infligé, Cordelia qui sera le repos même auquel il aspirait ‒ mais dans quel état ! Ce personnage-clef est joué par une actrice de couleur, comme pour la distinguer du caractère hystérique de ses deux autres sœurs, qui s’entre-tueront. Pourra-t-il y avoir une conclusion pleine d’espoir à cette folie suprême dont parle Edmond ? La version d’Ostermeier ne répond pas forcément par la négative, rejoignant d’autres interprétations du texte shakespearien, notamment celle d’Yves Bonnefoy, qui notait : « Lear, encore plus que Gloucester, qui n’a commis que le péché de luxure, a revécu, a réactivé la faute originelle des hommes, et à ce titre il représente plus qu’aucun autre dans l’œuvre notre condition la plus radicale, qui est l’imperfection mais aussi la lutte, la volonté de se ressaisir. » Il y a de la pièce de Shakespeare plusieurs incarnations possibles, mais un seul fondement, qui nous rappellerait, aussi bien, le théâtre de Claudel, comme L’Annonce faite à Marie, ou peut-être le cinéma de Bruno Dumont. Cela tourne autour de la charité, et pourrait se résumer dans une parole de saint Paul : « Veritatem facientes in caritate » (Eph. 4, 15), ou, en français, « Confessant la vérité dans l’amour ». Quand tout a été détruit, il est grand temps alors d’opter pour la résolution la plus audacieuse, c’est-à-dire peut-être pour tout ce que symbolise la sage Cordelia...

 

 

EDGAR

Est-il vivant, est-il mort ?

Holà, monsieur ! Hé, l’ami ! M’entendez-vous ? Parlez-moi, messire !

C’est vrai qu’il aurait pu mourir, de cette façon :

Mais il revit… Qui êtes-vous, monsieur ?

GLOUCESTER

Va-t’en, laisse-moi mourir.

EDGAR

Il fallait que tu fusses un fil de la Vierge

Ou une plume ou de l’air, pour, tombant de si haut,

Ne pas t’être brisé comme un œuf ; et pourtant, c’est vrai,

Tu respires, être corporel, tu ne saignes pas et tu parles,

Et tu es sauf. Dix mâts mis bout à bout

Ne feraient pas la hauteur dont tu viens de tomber tout droit.

C’est un miracle que tu vives. Parle encore.

GLOUCESTER

Mais suis-je tombé, ou pas ?

EDGAR

De l’effrayant sommet de ces bornes crayeuses !

Regarde donc là-haut : la stridente alouette

Y est si éloignée qu’on ne peut pas la voir ni l’entendre.

Regarde donc.

GLOUCESTER

Hélas, je n’ai pas d’yeux ! À la détresse

Est-il donc refusé le soulagement

De finir par la mort ? Pour l’infortuné, autrefois,

C’était un réconfort de déjouer la rage

Du tyran, et frustrer son orgueilleux vouloir.

(Le Roi Lear, acte IV, scène VI. Traduction d’Yves Bonnefoy, 1978)

02/01/2023

Actualité du philosophe Jacques Derrida

Derrida, l’animal comme prochain

 

La question de l’animal hante la philosophie moderne, en passant par Descartes jusqu’à Heidegger (« l’animal est pauvre en monde », a-t-il écrit). En France, beaucoup de philosophes se sont interrogés récemment sur le statut de l’animal dans la Création. Jacques Derrida est certainement l’un d’eux, attentif comme on sait à l’œuvre de Heidegger, et prônant une déconstruction qui s’attache aussi à montrer que l’animal serait ouvert à l’éthique.

 

C’est ainsi que la philosophe Orietta Ombrosi reprend toute cette thématique dans son nouveau livre, Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida. Cette spécialiste de la pensée d’Emmanuel Levinas a suivi les séminaires de Derrida à l’EHESS, notamment celui intitulé « La bête et le souverain ». Elle a donc eu l’occasion de constater l’intérêt de Derrida pour cette question, riche d’implications essentielles. Elle note de manière significative que, déjà, pour l’être humain, « l’altérité de l’autre […] va de pair avec la question de l’animal ». Orietta Ombrosi se propose de relire certains textes de Derrida, comme le célèbre L’Animal que donc je suis (2006), de les commenter et de les discuter, en particulier en les confrontant à la pensée d’Emmanuel Levinas. Son livre, qui ne recule pas devant les digressions, se veut une méditation patiente plus qu’une synthèse définitive, sur une éventuelle métaphysique de l’animal.

 

Le détour par les concepts de Derrida, comme sa critique du logocentrisme remettant en question la primauté de l’homme occidental, permet d’examiner une valeur spécifique du règne animal. Orietta Ombrosi a alors recours au Levinas de Difficile liberté pour se demander si l’animal peut acquérir la dimension morale qui ferait de lui un « autre », comme si la bête, écrit-elle, « conservait une trace de la transcendance ». Pour Levinas et Derrida, la réponse est positive, même si, pour le premier, l’animal ne devient cependant jamais un « sujet éthique ». On voit que la pensée de Derrida n’hésite pas à aller très loin. Orietta Ombrosi cite un passage tiré de L’Animal que donc je suis, dans lequel Derrida précise : « Il s’agit aussi de se demander si ce qui s’appelle l’homme a le droit d’attribuer en toute rigueur à l’homme, de s’attribuer, donc, ce qu’il refuse à l’animal, et s’il n’en a jamais le concept pur, rigoureux, indivisible, en tant que tel. »

 

L’idée centrale de cet essai d’Orietta Ombrosi est bien là, au-delà du refus catégorique de toute souffrance, dans « la promesse elle-même, écrit la philosophe, celle faite à Abraham, celle d’un universalisme des singularités et des différences certes, mais aussi celle de la fin de l’effusion de sang, y compris le sang de toutes les créatures ». Orietta Ombrosi, forte de son « propos animaliste-judaïsant », s’autorise parfois quelques réserves avec ce que Derrida écrit, mais pas ici. Elle le note de manière très claire : Derrida, écrit-elle, « sacrifie, dans son écriture même, le sacrifice ».

 

Au fil de sa réflexion, Orietta Ombrosi passe en revue les différentes espèces animales dont Derrida a parlé dans ses livres ‒ mais aussi celles dont il n’a pas parlé, comme l’ânesse de Balaam, par exemple. Elle reprend, à partir des textes de Derrida, la méthode herméneutique qui, nous le savons, lui était chère. On sait que Derrida aimait souvent s’appuyer sur des œuvres littéraires, pour les commenter et développer ses théories. C’est l’un des traits du judaïsme, qui aime lire et relire à l’infini les versets des Saintes Écritures, tradition dont Derrida était évidemment proche. Cela nous vaut, à travers le double regard de Derrida et d’Orietta Ombrosi, de très beaux chapitres autour de pages littéraires immortelles, comme le commentaire consacré par Derrida au poème de Paul Valéry, « Ébauche d’un serpent ».

 

Orietta Ombrosi, dans ce copieux et passionnant Bestiaire philosophique de Jacques Derrida, montre que la pensée du philosophe a aujourd’hui conservé sa pertinence, et qu’elle n’était pas un simple effet de mode. L’auteur de L’Écriture et la Différence est parfois critiqué par certains, pour ses livres jugés trop difficiles ou obscurs... Mais s’arrêter là serait oublier que toute bonne philosophie, comme le disait Rousseau, mérite des efforts. Et le livre d’Orietta Ombrosi, dans ses passages les plus convaincants, nous prouve que de tels efforts sont souvent récompensés, avec un Jacques Derrida.

 

 

 

Orietta Ombrosi, Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida. Préface de Corinne Pelluchon. Éd. Puf, 24 €.

À signaler la réédition du livre de Benoît Peeters, Jacques Derrida. Éd. Flammarion, collection « Grandes biographies », 28 €.

À noter également la parution aux éditions du Seuil, dans la collection « Bibliothèque Derrida », d’un nouvel inédit du philosophe, Hospitalité, volume II, Séminaire 1996-1997, 24 €.

 

11/11/2022

Suggestions de lectures

 

Dix livres à lire ou relire prochainement

 

 

L’Homme de Londres, de Simenon

Roman très cinématographique, adapté par le réalisateur hongrois Béla Tarr en 2007, sur un scénario de son complice, le romancier László Krasznahorkai.

 

Guerre & guerre, de László Krasznahorkai

Une œuvre romanesque qui promet une originalité très grande, et qui, en même temps, se présente comme fondamentalement européenne.

 

Si l’Europe s’éveille, de Peter Sloterdijk

Un essai sur un continent en crise d’identité, qui espère en un sursaut. Loin des apologies d’une certaine Nouvelle droite, et donc sans nostalgie de la révolution conservatrice allemande du début du XXe siècle.

 

Sur Maurice Blanchot, d’Emmanuel Levinas

En une centaine de pages, un tour d’horizon fécond de l’œuvre de Blanchot, par un très grand philosophe qui fut son ami.

 

Dora, in Cinq psychanalyses, de Freud

Très belle analyse de l’hystérie, toujours d’actualité.

 

Méditations pascaliennes, de Pierre Bourdieu

Le maître livre du sociologue français. Pour comprendre le monde dans lequel on vit.

 

Le Sophiste, de Platon

Une pensée sur l’ontologie, qui fascina Heidegger.

 

Histoire d’une vie, d’Aharon Appelfeld

Contrairement à ce qu’estimait Philip Roth, l’œuvre d’Appelfeld me semble se nourrir au creuset européen de l’avant-guerre, un monde englouti dont nous portons les stigmates.

 

Le Bruit et la fureur, de Faulkner

L’Amérique, c’est-à-dire la « déconstruction », comme le disait Jacques Derrida.

 

La Trêve, de Primo Levi

Pas seulement un rescapé, mais aussi un des plus grands écrivains européens de l’après-guerre.

13/10/2022

Chronique littéraire

 

Le roman et les grands classiques

 

 

1. Lecture de Patrick Modiano

 

Ces derniers temps, j’ai lu coup sur coup deux romans de Modiano, son dernier en date, paru en 2021, Chevreuse, et un autre, remontant au début des années 2000, Accident nocturne. On y retrouve ce qui fait l’originalité du romancier, la recherche d’identité d’un personnage amnésique, aux origines troubles. Au milieu de circonstances hasardeuses, et à l’occasion de rencontres fortuites, les héros de Modiano reconstruisent patiemment, comme un puzzle, leur mémoire évanouie. Les hommes et les femmes qu’ils rencontrent constituent autant de preuves fragiles, qui malheureusement leur échappent. Ce qui intéresse Modiano, ce sont toutes ces relations humaines enfouies qui resurgissent au présent et tissent un arrière-fond angoissant, discrètement révélateur. La vérité se trouve dans un passé dramatique, difficilement déchiffrable et source de traumatisme.

 

Dans Accident nocturne, le personnage principal, qui parle à la première personne, a peu d’éléments pour faire avancer son enquête sur ses origines. L’accident dont il est victime reste, par ses circonstances étranges, flou, non sans faire remonter à la surface de sa mémoire son enfance meurtrie, dont nous saurons peu de chose. La vie garde un caractère vague, insaisissable, à l’image des êtres rencontrés par je ne sais quel sort aveugle. J’ai beaucoup aimé Accident nocturne, en particulier grâce à son personnage principal, solitaire et déclassé. Modiano, il faut le redire, est un grand peintre de la solitude.

 

Il s’agit aussi d’un mauvais rêve, dans Chevreuse. C’est ainsi que Jean Bosmans voit le reflet de sa vie à une époque antérieure. Modiano écrit par exemple de ce personnage : « lui qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler... ». Modiano parvient à nous faire sentir cette délicate sensation d’immatérialité. Plus le lecteur avance dans sa lecture, et plus il ressent ce malaise (entre rêve et cauchemar) qui met en question la réalité du monde environnant. Le lecteur se laisse alors fasciner par l’art de Modiano, qui, de livre en livre, creuse ce filon.

 

Depuis son magnifique Rue des boutiques obscures, prix Goncourt 1978, le romancier revient chaque fois sur cette reconstruction d’un passé énigmatique. Écrit-il pour autant, comme on le lui a reproché, toujours le même livre ? Pas tout à fait, parce que Modiano est déjà un classique de son vivant, c’est un écrivain qui se relit avec volupté, comme Simenon. Une relecture d’un de ses romans est une nouvelle lecture, pour ainsi dire.

 

On sent dans sa littérature, je crois, l’écho lointain de la Shoah, en ce sens que les romans de Modiano y trouvent leur source, de manière parfois indirecte mais effective. J’ai eu souvent le sentiment, en le lisant, que ses romans s’inscrivaient dans le cadre démesuré de l’Histoire du XXe siècle. Modiano a ainsi abordé de front ce sujet dans Dora Bruder, en 1997, ou encore dans la préface qu’il a donnée au Journal d’Hélène Berr. La Shoah, on le sait, a bouleversé les consciences, et Modiano nous en montre les conséquences jusque dans les recoins les plus secrets de l’âme humaine.

 

 

2. Guy Debord et la morale

 

J’ai assisté récemment à une conférence-signature de la romancière Claire Touzard, auteur de Féminin, aux éditions Flammarion. Il s’agit de l’histoire, sans doute autobiographique, d’une journaliste qui est engagée dans un magazine féminin. Elle y subira l’emprise perverse de son supérieur, qui va abuser d’elle au travail. Ce qui avait attiré mon attention sur ce roman était que Claire Touzard a mis en exergue une phrase de Guy Debord, tirée de La Société du spectacle. Il s’agit du fragment n° 9 : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Je ne voyais au départ pas bien la relation entre la violence sexuelle et le concept de « société du spectacle ». J’ai posé la question à Claire Touzard, et nous avons eu un échange sur ce thème, qui m’a permis de comprendre la chose suivante : lorsque le vrai est un moment du faux, par exemple dans le cas de viols répétés, cela signifie que les frontières de la morale ont été abolies. Dans la société du spectacle, comme la décrit Debord, tout devient permis, y compris les pires attitudes ou exactions. Le capitalisme à outrance a ouvert la porte à tous les excès. On le voit par exemple dans un livre comme La Curée de Zola, où les malversations financières s’accompagnent d’un affranchissement à toute loi. L’héroïne de Claire Touzard est victime de ce phénomène, que la vague « #metoo » allait mettre au premier plan. On peut dire qu’il y a une nécessité de la morale et que malheureusement elle s’est perdue. Ce terme de morale semble vieillot aujourd’hui, surtout bien sûr à ceux qui n’y ont pas suffisamment réfléchi. Car la morale, c’est d’abord la capacité de vivre en société de manière responsable, pour les autres et pour soi-même. En ce sens, un Sartre a proposé une morale dans sa philosophie, et il en est de même de Debord. La citation de Claire Touzard était donc parfaitement opportune, et ma discussion avec elle autour de son roman m’a ouvert des horizons.

 

 

3. Lacan et les classiques

 

Le sympathique Dr Jacques Lacan était un personnage haut en couleur, d’une remarquable intelligence, mêmes si les usages révolutionnaires qu’il a institués dans la psychanalyse n’ont pas toujours été appréciés des patients. La lecture de ses séminaires est difficile, mais comporte ici et là certaines pépites que l’amateur de littérature ne peut s’empêcher d’approuver. Voici ce qu’il écrivait par exemple dans le tome 1er de ses Écrits : « Il est assez à la mode de nos jours de dépasser les philosophes classiques. J’aurais aussi bien pu partir de l’admirable dialogue avec Parménide. Car ni Socrate, ni Descartes, ni Marx, ni Freud, ne peuvent être dépassés en tant qu’ils ont mené leur recherche avec cette passion de dévoiler qui a un objet : la vérité. » Ce faisant, Lacan corrobore le fait que, même lorsqu’on semble à l’aise dans la pensée, il faut néanmoins toujours se référer aux classiques et à leur vérité. Cela s’appelle la culture, même si c’est devenu un mot qui fait peur. À notre époque de crise générale, il ne faudrait pas l’oublier. La culture est ce qui permet à l’homme de conserver un peu de dignité, en dépit des malheurs du temps, comme disait aussi Debord.

 

29/08/2022

Un inédit du grand écrivain

 

Naissance de Maurice Blanchot romancier

 

Avec son premier roman, Thomas l’Obscur, publié chez Gallimard en 1942, Maurice Blanchot, qui n’était jusque-là que journaliste, devient à part entière romancier. La métamorphose ne s’est pas produite sans difficultés. C’est ce que révèle la découverte du tapuscrit de Thomas le Solitaire, longue préparation au texte final. De 1931 à 1938, Blanchot travaille à ce brouillon qui, considérablement transformé, aboutira à Thomas l’Obscur quelques années plus tard. Les éditions Kimé proposent aujourd’hui la lecture de cet « avant-roman », embryon déjà conséquent de l’œuvre définitive, qui l’annonce lointainement mais sûrement, telle une étape préparatoire essentielle.

Une courte notice, en fin de volume, nous informe de la manière dont Thomas le Solitaire a été retrouvé. Après la mort de Blanchot, le 20 février 2003, la plupart de ses papiers furent éparpillés, sauf une petite partie acquise par l’université de Harvard. S’y trouvait, sous forme de tapuscrit, ce manuscrit inédit, qui révèle, remarque la même notice, une « coupure assez nette entre le projet de 1931-1938 et celui qui lui a succédé ». D’où son intérêt.

Dès le départ, en somme, ce premier et grand roman de Blanchot, Thomas l’Obscur, pose ainsi une problématique assez complexe, avec ce long enfantement en amont. C’est pourquoi, lire aujourd’hui Thomas le Solitaire est une chance tout à fait inespérée, à condition sans doute de bien connaître déjà la version de 1942 (disponible à nouveau depuis 2005). On y retrouve évidemment le même personnage principal, Thomas, confronté, dans les grandes lignes, à une atmosphère semblable. Certains passages, d’ailleurs assez rares, seront repris (ils sont indiqués comme tels dans l’édition), mais considérablement modifiés. En réalité, toute une part de la fiction, même si elle découle d’un même principe romanesque, est différente. Il y a par exemple, dans Thomas le Solitaire, davantage de personnages secondaires. Quant au style, il est pour ainsi dire surchargé, alors qu’il se simplifiera dans la version ultime. C’est un peu comme si, à un moment donné, en concevant son texte, Blanchot en avait perdu la maîtrise, qu’il retrouvera néanmoins ensuite, après une réécriture en profondeur du manuscrit.

Pour Blanchot, on le sait, le travail littéraire était une ascèse et un absolu sans fin. Jean Starobinski a pu dire, dans un article sur Thomas l’Obscur, que l’œuvre blanchotienne « n’offre aucune prise à une réflexion qui voudrait la prendre tout entière sous son regard ». Elle semble déborder, et demeure une énigme, même après relecture, conservant presque un caractère proprement « inassimilable », selon le mot très judicieux d’Éric Hoppenot.

C’est le cas, avant tout, de Thomas l’Obscur, dont Blanchot donnera d’ailleurs en 1952 une « nouvelle version », beaucoup plus courte, comme si, vers ce roman, convergeaient les interrogations majeures de sa création littéraire. Au reste, toute l’œuvre future de Blanchot est déjà contenue là, dans ce creuset romanesque « interminable » (Derrida), que préfigure Thomas le Solitaire, avec des passages déjà clairement identifiables : « Elle avait compris, y écrit par exemple Blanchot, que comme d’autres sont infirmes, privés d’un membre, elle, elle serait privée, pour tout le temps de sa vie, de sa mort. »

Thomas le Solitaire représente une expérience littéraire inclassable. Sa lecture nous permet de mieux comprendre comment Blanchot a élaboré son univers romanesque, rempli en continu de cette nuit éternelle, qui règne toujours avec obstination.

 

Thomas le Solitaire, de Maurice Blanchot. Édition de Leslie Hill et Philippe Lynes. Kimé, 282 pages, 29 €.

 

31/07/2022

"Sundown" du réalisateur mexicain Michel Franco

 

Le bleu du ciel

 

Pour son septième long métrage, le cinéaste mexicain Michel Franco s’est inspiré de L’Étranger d’Albert Camus. Le livre n’est pas crédité au générique, cependant on sent une influence certaine, non peut-être pas directe, mais bien présente ‒ surtout pour ceux qui, comme moi, nourrissent une fascination absolue pour le roman de l’écrivain français. L’Étranger n’en finit pas d’être lu par les artistes de tout acabit, comme une source inépuisable pour décrire notre modernité, depuis sa parution en 1942.

 

La première image de Sundown est un gros plan sur des rougets, dans un marché d’Acapulco au Mexique. Le soleil darde ses rayons maléfiques, comme dans un film d’Antonioni. Une famille de Londoniens très riches, jouissant du luxe d’un palace, reçoit un coup de téléphone qui les oblige à interrompre leurs vacances et à rentrer chez eux. Le frère, Neil, incarné par Tim Roth, homme trapu d’une cinquantaine d’années, célibataire, décide de faire croire à sa sœur et à ses neveu et nièce qu’il a égaré son passeport. Il reste seul dans l’incertain Mexique, paradis paradoxal où la violence éclate au quotidien.

 

On constate rapidement que Neil est pris d’une apathie radicale. Il choisit un hôtel bon marché, et passe ses journées sur la plage, à boire des bières. Il fait la connaissance d’une autochtone, Berenice, avec laquelle il noue une relation amoureuse. Il ne répond plus au téléphone, même quand sa sœur, affolée, essaie de le joindre. C’est lorsque celle-ci reviendra, quelques semaines plus tard, pour tenter de le ramener en Europe, que nous comprendrons les rapports de forces qui lient les uns et les autres au sein de la famille.

 

La sœur, dont le rôle incombe à une remarquable Charlotte Gainsbourg, est en position dominante. Elle dirige la grosse entreprise familiale. Face à elle, Neil fait figure de faible, de désœuvré. Il n’a pas son mot à dire et doit suivre le mouvement. Il a sans doute l’impression de s’ennuyer mortellement, et de vivre à côté de sa vie. Ne pas être rentré à Londres avec les autres est pour lui un acte de rébellion salvateur. Non qu’il se prenne déjà totalement en main, du moins il se cache, il se terre, se préserve. D’un non-sens global, il est passé à un non-sens individuel. La caméra zoome sur sa solitude, son état de perdition, de refus de tout, dans l’instabilité du monde.

 

Comme dans L’Étranger, il y aura la prison, qu’il supporte avec fatalité. Neil est en effet brièvement soupçonné par la police mexicaine d’avoir organisé le meurtre de sa sœur (toujours cette violence âpre, qui vous ramène à la réalité des choses, sans que cependant la léthargie de Neil ne décroisse). Devant sa sœur, il se défendait déjà de n’avoir rien à se reprocher. De quoi est-il coupable, en fait ? D’où vient sa honte ? Comme Meursault, peut-être, du simple fait de n’avoir pas envie ? « J’ai dit que oui, écrit Camus dans L’Étranger, mais que dans le fond cela m’était égal. Il m’a demandé alors si je n’étais pas intéressé par un changement de vie. J’ai répondu qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tout cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout. » Neil est, on le voit, dans un état d’esprit comparable à celui de Meursault, tous deux sont d’étranges épicuriens...

 

Le réalisateur a voulu conclure son film en expliquant l’attitude de Neil par des causes physiologiques. Je n’ai pas aimé cette partie, où les médecins découvrent à Neil un cancer foudroyant du cerveau. On sentait monter en lui une sorte de folie, c’est vrai, avec des hallucinations visuelles traumatisantes, mais pourquoi transformer son attitude de refus en une pathologie irrémédiable et sortant si complètement de l’ordinaire ? Quel besoin, surtout, de faire intervenir, par ce moyen, une perspective moralisatrice dans cette histoire, comme une excuse in fine ? Michel Franco aurait dû s’en tenir, selon moi, à la part d’indécidable et de non-dit, inscrite dans le nécessaire hors champ du cinéma, d’ailleurs déjà parfaite évocation de la mort.

 

Cependant, je dois admettre que le dernier plan, d’une énième chambre d’hôtel à Mexico, qui préfigure la tombe, est une très belle conclusion. C’est là où sans doute se terminera, entre chien et loup, l’errance maladive du personnage de Neil (et de ses semblables), dans l’imminence de quelque tombée du jour définitive : le mot Sundown signifiant « crépuscule », en anglais.

21/06/2022

Le nouveau film d'Arnaud Desplechin

Le poème retrouvé d’Arnaud Desplechin

 

Les films d’Arnaud Desplechin ne me laissent jamais indifférent. J’ai particulièrement aimé son dernier, Frère et Sœur, avec Marion Cotillard et Melville Poupaud. La haine, mais aussi l’amour, son antithèse secrète, en sont les fils conducteurs. Desplechin filme cette histoire en lui laissant sa part d’improvisation, c’est-à-dire d’émotion, dans un style qui m’a rappelé La Règle du jeu de Renoir.

 

J’ai revu ce film, plus complexe qu’il n’y paraît, plusieurs fois. Le spectateur peut s’interroger sur les causes de la haine entre Louis, écrivain et poète, et sa sœur Alice, comédienne (elle joue dans une pièce tirée de The Dead de James Joyce). Desplechin est attiré par cette atmosphère littéraire, qu’incarnent ses deux personnages. Se détestent-ils autant chacun par jalousie du succès de l’autre ? Louis s’est inspiré de sa sœur dans l’un de ses livres, qu’elle est en train de lire alors qu’elle doit entrer en scène. Folle de rage, elle se frappe le visage et refuse de jouer. Mais l’hystérie est aussi du côté de Louis, comme une réaction presque naturelle. La mort de son fils Jacob a été pour lui un traumatisme définitif, qui a bouleversé ses relations avec sa famille. Son caractère de paria s’est creusé, malgré la présence attentive de sa très jolie femme.

 

Desplechin se garde bien d’apporter une explication. Il laisse seulement des indices, disséminés ici ou là. Avant qu’ils ne se détestent, Alice et Louis s’aimaient follement. Tous deux sont des êtres excessifs, qui vivent leurs passions avec une grande intensité. L’origine de leur brouille remonte à bien plus loin que la mort de Jacob. Sans doute à leur enfance ou à leur adolescence. Et un jour, alors que Louis reçoit un prix littéraire, sa sœur lui déclare, en riant à gorge déployée, qu’elle le hait.

 

Desplechin nous montre des scènes qui pourraient être des rêves ou des fantasmes. Ainsi quand Louis, sautant de son balcon, s’envole dans les airs et atterrit à l’hôpital dans le lit de sa mère. Dès lors, on ne sait plus très bien si ce qui arrive est réel ou bien une hallucination, d’autant plus que Louis consomme de l’opium. Tout ce flou est ce qui d’ailleurs permet au film d’acquérir une dimension psychanalytique assez évidente. Dès lors, il n’y aurait plus qu’à décrypter les sentiments grâce aux livres de Jacques Lacan, par exemple. Les références à la culture juive, dont Desplechin parsème son film, et dont il est un grand admirateur, vont peut-être dans ce sens.

 

Un des plus beaux passages de Frère et Sœur nous présente Louis accompagnant son meilleur ami, un psychiatre juif (joué par Patrick Timsit), à la synagogue pour la fête de Yom Kippour. C’est, on s’en souvient, le jour d’expiation des péchés, et Louis est vivement intéressé par ce qu’il entend. Il demande à son ami de lui traduire les paroles hébraïques prononcées par le rabbin. Or, en dressant l’oreille à cette scène, j’ai cru reconnaître la phrase suivante, tirée du Lévitique : « Tu ne découvriras pas la nudité de ta sœur, qu’elle soit fille de ton père ou fille de ta mère, qu’elle soit élevée à la maison ou au dehors. » Louis a l’air extrêmement touché par ces mots, comme si, justement, c’était ce qu’il avait à se reprocher avec sa propre sœur. Et un peu plus loin dans le film, pour aller encore dans le même sens, je note que Louis dit à Alice, lorsqu’ils se seront réconciliés : « Je pense à toutes ces années pendant lesquelles tu m’as laissé t’aimer. » Et que conclure d’une des dernières scènes, au cours de laquelle Louis et Alice se retrouvent nus dans le même lit ? Le message me semble clair, l’inceste est pointé du doigt ‒ sans nécessairement que cela soit très conscient chez Desplechin. Son film lui a peut-être échappé, en définitive.

 

Tout s’apaise, finalement. L’épilogue de Frère et Sœur est empreint d’espoir. Alice part se ressourcer en Afrique noire, et Louis reprend son travail de professeur à l’université. On le voit devant ses élèves, leur lisant un poème. Ce seront les ultimes paroles de Louis, dans le film de Desplechin. Il faut donc leur accorder l’importance qu’elles méritent. Je me suis renseigné. Il s’agit d’un extrait d’une œuvre du poète américain Peter Gizzi, né en 1959 dans le Michigan, lui-même professeur dans une université. Le titre en est : « Quelques valeurs du paysage et du temps » (en anglais Some values of lanscape and weather). Peter Gizzi y décrit tout ce qu’une génération a pu traverser et ressentir face à l’histoire, guerres comprises. C’est une poésie lyrique, très subjective, que je ne connaissais pas, et j’ai été frappé par la beauté des images. Au spectateur du film de Desplechin, maintenant, de réfléchir et de comprendre les rapports entre ce qu’il nous a raconté et ces quelques vers, que je vous cite à présent :

 

Où étions-nous

sur le ponton en train de fumer

après un jour au lit. Quelques orangés

et du velours bleu esquissent la forme des toits.

Ce n’est pas la première fois que ce sifflement nous arrête,

le train au crépuscule. Nous rappelant oum-pahs les appels

des cuivres bosselés autrefois sur la route :

de l’étoffe, des cheveux, et une corde pour nous guider.

Emmène-moi. Pour ne pas nier ces années

j’ai besoin de rester dans mon ornière

assez longtemps pour faire une embardée en dehors

de cette collision de particules qui gêne ma vue.

Je travaille d’arrache-pied pour renvoyer

d’autres palans de sauvetage quelque chose

de particulier au bleu a commencé

à remonter de la profondeur et à faire son schtick.

Et tombant dans la nuit, bien sûr

j’ai besoin de toi, mais cela dit

toutes les cordes lancées par-dessus bord

ne me trouveraient pas, comme le soleil autrefois

goutte à goutte dans le monde punk des sous-sols.

 

 

Le poème de Peter Gizzi, d’où est extrait ce passage, figure dans la brochure intitulée Revival, traduction de Pascal Poyet, éditions cipM/Spectres Familiers, collection « Le Refuge », 2003. Pour tout renseignement : CIPM Centre de la Vieille Charité 2, rue de la Charité 13002 Marseille (04 91 91 26 45). Il est possible de commander la brochure pour 10 €.

10/05/2022

Un inédit de Céline

 

Description d’un combat

 

On a beaucoup parlé, depuis peu, de la découverte de trois manuscrits inédits de Céline. C’est en effet un événement littéraire d’une très grande importance, qui va bouleverser notre approche du romancier. Les éditions Gallimard viennent de sortir Guerre, en quelque sorte le témoignage de Céline sur sa guerre de 14. DansVoyage au bout de la nuit, il y avait une ellipse relative à ce qui s’était passé pendant cette période. Guerre vient combler cette lacune de manière aussi précise que stupéfiante.

 

Ce qui ne veut pas dire que Guerre serait une partie annexe du Voyage. Guerre est un roman autonome, une œuvre à part entière. Il fut écrit en 1934, soit deux ans après la publication du Voyage. C’est manifestement un premier jet. Céline projetait certainement d’y revenir. Le manuscrit, tel qu’il a été retrouvé, a beaucoup souffert, et le début manque. Cependant, l’essentiel est là, une histoire basée sur ce que le jeune Louis Ferdinand Destouches a vécu, mais le tout passé au filtre de l’imagination. Sans parler d’une écriture brute de décoffrage, où le style célinien fait des merveilles pour relater une expérience de violence, de combats, et toutes les petites lâchetés qui vont avec.

 

On sent ainsi dans Guerre un très grand malaise, celui de toute une génération qu’on a envoyée au casse-pipe sans complexe. Les soldats de 14-18 furent considérés carrément comme de la chair à canon. Le film de Stanley Kubrick, Les Sentiers de la gloire, en 1957, avait dénoncé les exécutions sommaires de soldats accusés de désertion. Dans Guerre, Céline touche à ce problème de près, avec des allusions claires. Il ne peut s’empêcher de lâcher, à un moment : « Ça y est, que j’ai dit, cette fois je déserte pour de bon. » Un sentiment de haine prévaut donc chez les combattants, contre l’absurdité de cette boucherie à laquelle on les condamne. On retrouve sans surprise cette haine dans le texte de Céline.

 

N’est-ce pas une chose fort compréhensible ? La Grande Guerre, de fait, fut une folie complète. Je me suis intéressé, il y a quelques années, aux véritables causes du conflit. Or, il est pratiquement impossible de les définir rationnellement. L’attentat de Sarajevo n’est qu’un prétexte secondaire. Pourquoi l’Allemagne a-t-elle déclaré la guerre à la France ? Elle-même l’ignorait, et les historiens n’ont jamais pu se mettre d’accord sur ce point. On perçoit donc très bien, rétrospectivement, le non-sens absolu qu’il y avait, à l’époque, à envoyer, durant quatre longues années, nos soldats sur le front, dans la boue et l’argile rouge des tranchées. Céline, dans Guerre, se fait l’écho de cette situation historique. Sa révolte contre la guerre peut être généralisée sans problème. Elle est universelle. C’est ce qui fait, selon moi, la grandeur de son texte.

 

Céline décrit admirablement tout ce que la guerre a changé en lui dramatiquement. Il explique par exemple : « Le coup qui m’avait tant sonné si profondément ça m’avait comme déchargé d’un énorme poids de conscience, celui de l’éducation comme on dit, ça j’avais au moins gagné. […] Je devais plus rien à l’humanité, du moins celle qu’on croit quand on a vingt ans avec des scrupules gros comme des cafards qui rôdent entre tous les esprits et les choses. » À partir de là, on comprend que Céline aura du mal à se reconstruire une identité, et que, d’ailleurs, il n’y parviendra jamais complètement. On guérit rarement de ce genre de traumatismes, surtout lorsqu’on a, comme Céline, une prédisposition à la souffrance.

 

Dans Guerre, j’ai retrouvé un peu l’atmosphère de Guignol’s band, que j’avais lu avec passion lorsque je faisais mon service militaire. Tout ce petit monde de la prostitution et des souteneurs, un érotisme crapuleux ‒ et puis un style tellement clair, sous l’argot, tellement classique en fait. On a l’impression d’une musique, d’une partition pour clavecin, tantôt de Rameau, tantôt de Scarlatti. Goûter Céline, voyez-vous, est une question d’oreille avant tout !

 

Louis-Ferdinand Céline, Guerre. Édition établie par Pascal Fouché. Avant-propos de François Gibault. Éd. Gallimard, 19 €.

24/04/2022

Retour sur un essai de Mathilde Brézet

 

Un dictionnaire portatif des personnages de Proust

 

 

Le Prix littéraire Cazes-Brasserie Lipp, du nom de la fameuse brasserie située en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés à Paris, vient d’être attribué, pour sa 86e édition, ex æquo à Mathilde Brézet et Gautier Battistella. C’est l’occasion de revenir sur la première, auteur d’un abondant et délicieux dictionnaire des personnages de Proust. À la recherche du temps perdu en contient environ 2500, d’importance variable : Mathilde Brézet en a retenu une centaine, pour nous offrir une promenade très agréable dans l’œuvre du romancier, loin des théories peut-être trop alambiquées de certains universitaires.

 

Mathilde Brézet a bien compris que rien n’est plus changeant qu’un personnage de La Recherche, d’un épisode à l’autre, jusqu’à la contradiction même. Le monde proustien n’a rien à voir avec le monde balzacien, par exemple. Mathilde Brézet le souligne : « Faire sentir que ses personnages ne sont pas ceux de Balzac ; faire voir la nouveauté de la construction de leur caractère : parmi d’autres, c’est un souci qui revient constamment dans les éclaircissements que Marcel Proust donne sur son œuvre. »

 

On retrouvera avec plaisir, au fil de ce dictionnaire, les figures familières qui ont frappé chaque lecteur, au cours de sa lecture ou de ses relectures. On croise évidemment Swann, dont Mathilde Brézet propose une analyse très « carrée », en faisant intervenir, par contraste, la vision du « narrateur » (qui lui aussi aura droit à une belle notice). Cela donne : « Swann est un type intelligent qui a fait l’erreur de prendre la vie au sérieux. La réussite du narrateur sera de savoir s’extraire non pas de la confusion entre l’art et la vie, mais de la vie tout court. »

 

L’un de mes volumes préférés du roman a toujours été La Prisonnière, que je relis régulièrement. Il est évoqué à travers le personnage si troublant d’Albertine. Sans insister trop lourdement sur la notion de « claustration », Mathilde Brézet voit cependant la dimension borderline de cet épisode central : « La lecture de La Prisonnière est une plongée dans une très bizarre, très fascinante et très morbide relation. »

 

D’autres protagonistes, que nous aimons, passent sous la loupe grossissante de Mathilde Brézet : le peintre Elstir, l’écrivain Bergotte, la Berma, etc., jusqu’à l’extraordinaire femme de chambre de la baronne Putbus : « un mythe se construit, écrit Mathilde Brézet à propos de ce dernier personnage, par accumulation savante de détails sulfureux, et ce fantôme pur fantasme prend la tête du petit peuple érotique que le narrateur emporte dans sa conscience ».

 

Mathilde Brézet nous propose, en fin de compte, une lecture subjective de La Recherche. Elle s’appuie évidemment quelque peu sur les nombreux travaux scientifiques qui ont été conduits à propos de Proust, mais toujours pour revenir à sa perception personnelle du roman. Elle termine du reste son avant-propos par cette affirmation très significative : « Proust l’a dit une fois pour toutes : tout lecteur est, quand il lit, lecteur de lui-même. » C’est un peu la leçon essentielle de ce Grand Monde de Proust, leçon qui me rappelle le texte important de Roland Barthes intitulé « Écrire la lecture », dans Le Bruissement de la langue.

 

 

Mon souhait serait donc que cette conclusion essentielle du livre de Mathilde Brézet puisse inciter de nombreux lecteurs à se replonger dans Proust, afin de mieux se connaître !

 

Mathilde Brézet, Le Grand Monde de Proust. Éd. Grasset, 26 €.

À signaler, Essais de Marcel Proust, sous la direction d’Antoine Compagnon. Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 69 €.

29/03/2022

Un nouveau livre du romancier français

 

La vérité sur Philippe Sollers

 

 

Il a toujours été difficile d’avoir des idées claires sur Philippe Sollers. L’écrivain a abordé tous les genres de littératures, inspiré par les plus illustres auteurs classiques, de Dante à James Joyce. Surtout, il a eu la faculté, depuis quasiment ses débuts, de côtoyer les avant-gardes du moment, en en devenant souvent la tête pensante, voire l’un des chefs revendiqués. Le surréalisme l’avait beaucoup intéressé, il portait une grande admiration à André Breton. Puis, le jeune mouvement autour de la revue Tel Quel, dont il fut l’un des fondateurs, l’a longuement retenu, et s’adaptait fort bien, en politique, à son maoïsme sans retenue, étiquette lourde à porter par la suite. La concurrence avec le mouvement situationniste se dénoua, à partir des années 80, par une admiration sincère pour Guy Debord, qu’il invita plus tard à se faire publier aux éditions Gallimard. En 1983, le roman Femmes avait permis à Sollers de se recentrer sur une littérature plus « conservatrice », faite, plus que jamais, de références aux grands auteurs, mais aussi de libertinage tous azimuts.

 

Aujourd’hui très âgé, Sollers continue de publier chaque année des sortes de romans-essais, dans lesquels il médite à partir de ses lectures récentes ‒ il a en effet constamment été un grand lecteur et un remarquable critique. Le volume, cette année, ne comporte qu’une soixantaine de pages et s’intitule Graal, comme s’il s’agissait presque d’un chant du cygne. C’est cependant un texte très significatif, indubitablement, qui mélange avec une sincérité désarmante les grands thèmes du Sollers que nous connaissons, mais en donnant des clefs véridiques. La vieillesse n’a fait que conforter le légendaire « libertin » des lettres, semble-t-il, qui a compris que, désormais, s’apprêtant à jouer son dernier coup d’archet, il rentrait dans la phase des aveux et de la confession ultime. Il y a dans cette prose raffinée de Graal un émouvant tremblé ‒ comme dans l’écriture manuelle de certains vieillards épuisés par la vie, mais désirant néanmoins toujours en jouir, du haut de leur siècle incertain. Cette écriture, d’ailleurs, ressemble à la mienne, désormais.

 

On savait Sollers adepte et admirateur d’un certain illuminisme qui traversa notamment le XVIIIe, son siècle de prédilection. Dans Graal, notre auteur, allant plus loin, nous donne le fin mot : « Mon anomalie génétique inexpliquée est connue depuis longtemps des spécialistes. […] je suis un Atlante, ce qui expliquerait la plus grande partie de mes bizarreries. » Eh oui ! Vous avez bien lu. Un « Atlante », c’est-à-dire un de ces humains issus de l’Atlantide, ce continent mystérieux, englouti il y a plusieurs millénaires au moins. Platon l’évoque dans le Timée et le Critias. L’Atlantide a donné lieu, à travers les siècles, à toutes sortes d’interprétations ou de délires pseudo-scientifiques.

 

Sollers, inspiré par un ouvrage rare du XVIIIe siècle, Les Mystères sexuels de l’Atlantide, va insister sur le type d’initiation que lui-même aurait reçu. C’est une initiation incestueuse et très libertine : « les femmes atlantes apprennent très tôt aux jeunes garçons à se caresser pour imiter les femmes en train de se donner du plaisir. […] Ce sont bien les mères et les tantes qui se chargent volontiers de cet événement qui marque à vie les jeunes mâles. » Et Sollers de revenir à l’envi sur sa propre initiation charnelle avec sa tante, qu’il avait déjà racontée à mots couverts dans Femmes, si je me souviens bien.

 

À partir de cette scène inaugurale, l’imagination de Sollers vagabonde, de manière érudite, grâce à toute une série de textes anciens qu’il cite généreusement. Pour lui, la plupart des grands hommes qui ont marqué l’humanité étaient des Atlantes. Le Christ par exemple, sur lequel Sollers ne tarit pas d’éloges (notre libertin est aussi un grand catholique romain). Ou encore, saint Jean, fondateur de « l’Église invisible », auteur mythique d’un Évangile gnostique. « Que fait Jean, écrit Sollers, à la fois mort et vivant, pendant tout ce temps ? Il n’y a qu’une seule réponse : il garde le Graal, mais où et comment ? La réponse est au début de son Évangile, à condition de bien le comprendre et en le traduisant au présent : Au commencement est le Verbe... »

 

Sollers a souvent affirmé qu’il aimait beaucoup l’écrivain ésotérique René Guénon. Je suis moi-même un lecteur de Guénon (en particulier du Roi du Monde, disponible aux éditions Gallimard). J’aime les constructions symboliques, qui nous mettent sur le chemin de la véritable tradition. Bien sûr, Sollers nous parle de tout ceci avec un « moi » très amplifié, le sien, qui déforme sans doute un peu la doctrine originelle. Il se rapproche peut-être, ce faisant, d’un René Daumal et de son fascinant Mont Analogue. Au fond, dans Graal, Sollers nous donne une belle leçon de subjectivité romanesque. Car le « romanesque » est là, dans cet effort de Sollers d’aller au plus profond de soi, pour se connaître enfin. Expérience essentielle et bien connue, mais rarement réalisée de nos jours. Il y faut sans doute toute une vie.

 

 

Philippe Sollers, Graal. Éd. Gallimard, 12 €.

08/03/2022

Un livre de souvenirs de l'académicien français

Jean-Marie Rouart par Jean-Marie Rouart

 

 

Je me souviens du premier livre de Jean-Marie Rouart que j’ai lu. C’était un essai sur le suicide, intitulé Ils ont choisi la nuit. Nous étions en 1985, et je suivais, sans y croire, des études de droit assommantes et sans avenir pour moi. La question de ma propre disparition se posait alors à mes yeux, comme une idée à cultiver, sans forcément passer à l’acte (du moins pas dans l’immédiat). La malheureuse perspective qui était la mienne, de devenir un juriste austère, enfermé dans un bureau poussiéreux à lire des articles de loi, ne m’égayait nullement. La seule matière qui soulevait quelque intérêt en moi était les sciences politiques. Hélas, elle était reléguée en option. Le reste me faisait périr d’ennui.

 

Il était donc logique, dans ce contexte très dépressif, que je me rabatte sur la lecture des livres, ma vraie passion depuis l’enfance. La presse spécialisée faisait mes délices. À cette époque, Jean-Marie Rouart jouait un rôle de tout premier plan dans la vie littéraire. Romancier, il était aussi un brillant critique et dirigeait avec succès le supplément des livres du Quotidien de Paris. Il devait d’ailleurs revenir ensuite au Figaro de Robert Hersant, accomplir la même tâche. On n’imagine plus aujourd’hui l’intensité de cette vie littéraire et intellectuelle qui, chaque semaine, battait au rythme des articles et des chroniques régulières. La presse de gauche faisait encore un travail admirable, la culture ayant toujours été son pré carré traditionnel. Dans ces années-là, le grand Bernard Frank confectionnait son interminable chronique dans l’éphémère quotidien socialiste Le Matin. Il devait la poursuivre par la suite au Monde, puis au Nouvel Obs jusqu’à sa mort.

 

Je dois dire que c’est en devenant un lecteur assidu de cette presse que j’ai appris, délaissant le droit, ce qu’était la littérature. C’est donc avec beaucoup de curiosité, ainsi que de nostalgie, que j’ai lu le livre de souvenirs de Jean-Marie Rouart, paru ces jours-ci, Mes révoltes. Il y traite de ces années d’effervescence, vécues pour ainsi dire de l’intérieur. Certes, il ne fait parfois que survoler les grandes périodes charnières, mais en laissant entrevoir comment il sut les accompagner de sa remarquable énergie créative. Il relate les rencontres extraordinaires ou, parfois, décevantes, qu’il put faire dans ce milieu du journalisme parisien. Il rend par exemple un hommage appuyé à Paul Guilbert, personnage hors du commun, qui lui fit connaître Philippe Tesson, patron du Quotidien de Paris. Ce journal fut l’une des plus belles aventures de sa vie, avec la réunion de jeunes et remarquables journalistes, voués plus tard à une inoubliable carrière (de Dominique Bona à Éric Neuhoff).

 

Au Figaro, les choses n’avaient pas été aussi agréables, du moins dans un premier temps. C’est là que Rouart avait fait ses débuts, en enquêtant sur des affaires sensibles. On y perçoit déjà le Rouart épris de justice, qui culminera bien plus tard avec sa défense du jardinier marocain Omar Raddad, accusé à tort de meurtre. Puis, Jean d’Ormesson fut nommé, de manière très arbitraire, directeur du Figaro. Cela nous vaut un portrait authentique, sans complaisance aucune, il faut le souligner, de celui qui deviendra son meilleur ami. Jean d’O n’était pas fait pour cette fonction accaparante, qui lui gâchait littéralement la vie. Il « n’avait aucune expérience de ce qu’était le journalisme », estime Rouart. Pour ainsi dire mis à la porte du journal, après une brouille avec Jean d’Ormesson, Rouart en profita pour régler ses comptes dans un roman à clefs, Les Feux du pouvoir, futur prix Interallié. Quelques années plus tard, Jean-Marie Rouart revenait au Figaro par la grande porte.

 

À travers toutes ces péripéties, ce « roman » d’une vie, Jean-Marie Rouart tire, dans Mes révoltes, le bilan de son existence. On s’aperçoit que tout n’a pas été toujours facile pour lui, notamment le procès en diffamation qui suivit la publication de son livre Omar, la construction d’un coupable, au début des années 2000. Il s’arrête longuement sur cette affaire. Rouart n’est pas ce privilégié insouciant, qu’on nous présente souvent, réfugié à l’Académie française. C’est au contraire un homme de conviction, qui a besoin de combattre pour se sentir exister. L’adversité l’a fait souvent réfléchir à la condition humaine, et aux injustices d’une société qu’il trouve tellement imparfaite. Il fait l’aveu très simple de cette découverte dans les dernières pages de son livre : « La clé qui me manquait m’apparaissait : la société elle-même. Sous ses dehors si policés, ses raffinements plaisants, ses délicieux accommodements avec ceux qui se plient à ses exigences, elle pouvait se muer en impitoyable machine à broyer les faibles, les marginaux, les indomptés. » On reconnaît bien ici le style de Rouart, lorsqu’on est familier de ses romans, depuis La Fuite en Pologne (1974), cette sorte d’élan qui le porte à la rébellion, et donc vers la littérature. Car, ajoute-t-il, quels sont ceux dont la mission, face à cet état de fait désespérant, est de rétablir la vérité et la justice ? Eh bien, les artistes, nous dit Rouart, et en particulier les écrivains.

 

Il me semble que, dans Mes révoltes, Jean-Marie Rouart a cherché à atteindre la plus grande sincérité possible. C’est un retour sur lui-même, pour tâcher de clarifier le portrait qu’il veut laisser à la postérité ‒ assez loin de celui que ses détracteurs colportent souvent, notamment à gauche. Et pourtant, l’homme est d’une ouverture d’esprit très avérée : à propos du Quotidien de Paris, par exemple, il pouvait résumer d’un mot son projet essentiel : « On avait choisi d’abolir les oppositions politiques au bénéfice de deux dieux : le talent et la liberté d’esprit. » Voilà une jolie formule, qui me paraît s’appliquer parfaitement à Jean-Marie Rouart, réformateur toujours insatisfait du monde qui l’entoure. En ces temps difficiles que nous traversons, elle garde toute sa valeur, plus que jamais.

 

Jean-Marie Rouart, Mes révoltes. Éd. Gallimard, 20 €.