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03/07/2024

Ma conférence sur Jean Eustache

Conférence sur Mes petites amoureuses de Jean Eustache (1974)

Cinéma Les Studios, 27 février 2024

Cycle de Jacques Déniel « Films du Répertoire »

 

 

 

« Je ne saurai jamais pourquoi je suis parti avant la fin... »

 

 

 

Pourrions-nous projeter une image qui serait

comme le visage d’autrui, aussi vulnérable et

intense par-delà sa plastique ? Et si cette image

était possible, laisserait-elle une trace d’intensité

dans l’âme du spectateur ?

 

Luc Dardenne, Au dos de nos images

 

 

 

 

 

 

 

Première partie

 

 

 

Vie de Jean Eustache (1938-1981)

 

Jean Eustache est né à Pessac, près de Bordeaux, en 1938, dans un milieu pauvre. Comme il le raconte dans le film que nous allons voir ce soir, Mes petites amoureuses, il passe une enfance malheureuse, excepté les périodes où il vit chez sa grand-mère, Odette Robert, à qui est dédié le film. Eustache arrive à Paris à la fin des années 1950, et se met à fréquenter les bureaux de la revue Les Cahiers du cinéma, où sa femme travaille comme secrétaire. De fil en aiguille, en autodidacte, il s’intègre à ce petit monde en pleine effervescence, où se mêlent critiques et cinéastes. En 1962, il prend part au tournage de La Boulangère de Monceau, premier des « Contes moraux » de Rohmer. Il participe aussi à un court métrage de Jean Douchet. Il passe derrière la caméra en 1963, pour un court métrage intitulé Les Mauvaises fréquentations, où l’on sent l’influence de la Nouvelle Vague. En 1966, il réalise un moyen métrage, Le Père Noël a les yeux bleus, grâce à de la pellicule détournée par Godard lui-même sur le tournage de Masculin-Féminin. Les trois films qui suivront, des documentaires d’un format souvent hors norme, confirmeront le génie d’Eustache : La Rosière de Pessac, en 1968, Les Cochons, en 1970 et, la même année, Numéro zéro, longtemps invisible, sur sa grand-mère. En 1973, il tourne son premier long métrage de fiction, le très célèbre La Maman et la Putain, qui fait scandale à Cannes, mais reçoit le Grand prix spécial du Jury. Pour la première et dernière fois, Eustache connaît un succès public, certes limité dans le temps, mais qui lui permettra de préparer un nouveau film dans d’excellentes conditions de production. Ce sera, l’année suivante, Mes petites amoureuses, qui va nous être projeté dans quelques instants. Pour diverses raisons, notamment parce qu’il s’est mis maladroitement les critiques à dos, dès la projection de presse, mais encore parce que son film a été très mal distribué, Mes petites amoureuses est un échec commercial flagrant. Eustache ne s’en remettra jamais vraiment. Il faut attendre 1977 pour qu’il sorte Une sale histoire. Suivront des œuvres expérimentales, comme Le Jardin des délices en 1979, commande de la télévision, ou Les Photos d’Alix en 1980.

 

 

 

Suicide d’Eustache

 

Jean Eustache s’est suicidé dans la nuit du 4 au 5 novembre 1981. Il s’est tiré une balle dans le cœur. Depuis des mois, il vivait reclus dans sa chambre de la rue Nollet à Paris, dans le 17e arrondissement, l’appartement de sa grand-mère, consommant force whisky et stupéfiants. Au moment fatal, il était au téléphone avec une jeune fille, Alix Cléo Roubaud, une photographe canadienne née à Mexico. C’est elle à qui Eustache avait, l’année précédente, consacré son documentaire Les Photos d’Alix. La conversation téléphonique s’éternisait, comme souvent, et Alix Cléo Roubaud s’est endormie. Elle fut réveillée brusquement par la détonation. L’acte d’Eustache est plus ou moins prémédité. Sur la porte de l’appartement, il avait inscrit une formule, peut-être « Frappez assez fort pour réveiller un mort », ou bien « Si je ne réponds pas, c’est que je suis mort ». Près du lit était posé un magnétophone pour enregistrer le coup de revolver. Les causes d’un suicide sont toujours difficiles à déterminer. Pourquoi Eustache s’est-il tué ? On ne le saura jamais complètement. Son producteur Pierre Cottrell affirmait qu’il ne s’était jamais remis de la mort de sa grand-mère. C’est très probable, mais comment en savoir plus ? Le suicide d’Eustache porte une ombre particulière sur sa vie et son œuvre, mais on ne doit pas tout expliquer par cet acte définitif, qui ressortit à la vie privée et au secret, et qui met en avant surtout la fragilité du cinéaste. Ce suicide d’Eustache à 43 ans nous apparaît rétrospectivement comme une référence esthétique possible à la scène sublime de L’Intendant Sansho de Mizoguchi, au cours de laquelle la malheureuse sœur se noie volontairement dans le fleuve. Car ce film japonais, dont je vais reparler plus tard, était le favori d’Eustache, et il est possible, selon moi, qu’il y ait pensé, au moment fatal où lui-même a choisi de disparaître, dans le grand fleuve du néant.

 

[...]

 

 

 

Deuxième partie

 

 

Le poème de Rimbaud

 

Le titre Mes petites amoureuses provient d’un poème de Rimbaud, datant de 1871, que je vais vous lire. Rimbaud y dresse le bilan de ses amours de jeunesse. Il laisse éclater son amertume envers toutes celles qui n’ont pas su l’aimer ou daigné reconnaître son talent de poète. Il faut signaler qu’un autre poème de Rimbaud, intitulé « Les Sœurs de charité », revient à la même époque sur ce constat d’échec avec les jeunes filles. Notons également qu’Une saison en enfer se clôt sur l’invocation des « vieilles amours mensongères ». Indiscutablement, dans son film, Eustache fait sienne cette déception répétée du poète. Mes petites amoureuses, le film, illustre donc ce que le poème éponyme de Rimbaud exprimait par des mots, certes sur un ton beaucoup plus sarcastique. Eustache se contemple dans l’expérience de son illustre devancier, dont les vers lui servent pour ainsi dire de viatique. Rimbaud est la figure tutélaire qu’Eustache annexe pour élaborer son film, du moins au départ. Nous retrouverons Rimbaud par la suite. En cela, il est utile d’avoir présent à l’esprit ce poème. Je vous en donne la lecture, en vous précisant au fur et à mesure le sens de certains mots peu courants ou de phrases obscures :

 

Mes petites amoureuses

 

Un hydrolat lacrymal [il s’agit de la pluie] lave

Les cieux vert-chou :

Sous l’arbre tendronnier [néologisme, de tendron, jeune fille] qui bave,

Vos caoutchoucs

 

Blancs de lunes particulières

Aux pialats [tâches d’eau, ardennisme] ronds,

Entrechoquez vos genouillères

Mes laiderons !

 

Nous nous aimions à cette époque,

Bleu laideron !

On mangeait des œufs à la coque

Et du mouron !

 

Un soir, tu me sacras poète,

Blond laideron :

Descends ici, que je te fouette

En mon giron ;

 

J’ai dégueulé ta bandoline [sorte de brillantine pour les cheveux],

Noir laideron ;

Tu couperais ma mandoline

Au fil du front [c’est-à-dire au fil de l’épée].

 

Pouah ! mes salives desséchées,

Roux laideron,

Infestent encor les tranchées

De ton sein rond !

 

Ô mes petites amoureuses,

Que je vous hais !

Plaquez de fouffes [chiffons] douloureuses

Vos tétons laids !

 

Piétinez mes vieilles terrines

De sentiment ;

– Hop donc ! soyez-moi ballerines

Pour un moment !…

 

Vos omoplates se déboîtent,

Ô mes amours !

Une étoile à vos reins qui boitent,

Tournez vos tours !

 

Et c’est pourtant pour ces éclanches [épaules de mouton, terme de boucherie]

Que j’ai rimé !

Je voudrais vous casser les hanches

D’avoir aimé !

 

Fade amas d’étoiles ratées,

Comblez les coins !

– Vous crèverez en Dieu, bâtées

D’ignobles soins ! [il parle des soins du ménage, le confort bourgeois]

 

Sous les lunes particulières

Aux pialats ronds,

Entrechoquez vos genouillères,

Mes laiderons !

 

 

Un film autobiographique

 

Eustache a décidé de se remémorer cette période déterminante de la vie où l’on quitte l’enfance pour devenir un adolescent. Il filme le passage entre deux états, la subtile métamorphose entre le petit garçon choyé par sa grand-mère adorée, et le jeune homme en butte aux réalités du monde. Le film montre bien l’évolution et, dans le cas de Daniel, double d’Eustache enfant, la cassure entre deux mondes. D’abord l’école, avec les amis, et déjà les filles, inaccessibles, qui obsèdent Daniel. Puis, quand il arrive chez sa mère, à Narbonne, l’univers du travail et des relations âpres et difficiles avec les adultes. Les scènes montrant les tentativess naïves, mais déterminées, de Daniel en direction de ses potentielles petites amoureuses, décrivent bien ce cheminement désespéré. Au début, dans l’église, le jour des premières communions, Daniel essaie de se rapprocher de la petite fille qui est devant lui et qu’il désire. Absurde mouvement de sa part, qui ne donne rien. De même, à la kermesse de l’école, devant la chorale des filles qui chantent la cocasse chanson de Botrel, « Le petit Grégoire », il n’a pas davantage de succès. La petite s’est-elle rendue compte de quelque chose ? A-t-elle été choquée ? Elle se réfugie dans une fuite soudaine, avec sa mère. Fin de l’idylle. Et puis, nous avons la longue scène finale, où les garçons partent draguer dans un village voisin. C’est une révélation pour Daniel, jamais il ne s’est senti aussi proche d’une jeune fille, qui pourtant lui échappe. Elle veut bien parler avec lui, s’allonger dans l’herbe, à l’heure du méridien, se laisser embrasser, mais elle ne va pas plus loin. Elle lui dit que, pour cela, il faut être marié. Daniel espérait quelque chose de décisif et de bouleversant, la fille le fait revenir au bon sens bourgeois et prosaïque, dont parlait Rimbaud dans son poème. C’est un moment de vérité et de désenchantement pour Daniel. « Il était trop tard, dit-il en voix off. J’avais perdu la partie. » La jeune fille lui propose un rendez-vous le dimanche, il répond qu’il y sera, mais il sait qu’il doit partir en vacances chez sa grand-mère. Il ne reverra plus celle qui aurait pu être une « petite amoureuse ». Il comprend sans doute que séduire une jeune fille est un acte compliqué, qui peut avoir des conséquences décisives (le mariage). Apparemment, ce n’est pas ce qu’il désire.

 

 

Le libertinage

 

Dans Mes petites amoureuses, l’élément libertin domine, reflet des obsessions de Daniel. Il y a par exemple la scène dans le wagon de chemin de fer, où plusieurs garçons s’en prennent à une fille parfaitement consentante. On se trouve soudain plongé dans une atmosphère digne du marquis de Sade, quelque chose de clandestin, et de bien peu réaliste. Daniel ne fait rien, il se comporte en voyeur, pourrait-on penser, c’est-à-dire comme le futur cinéaste qu’il deviendra, toujours à observer le comportement des autres. Eustache se concentre, durant tout le film, sur le regard de son jeune héros, comme l’élément constitutif de sa présence au monde. Il confiait dans un entretien : « Toutes les scène dans Mes petites amoureuses commencent et finissent par un gros plan du héros. Le rôle principal regarde, et la caméra regarde ce qu’il voit et ensuite ce qu’il a vu. Ce qu’il a vu, c’est-à-dire son visage quand il a vu. » (1) Cette scène dans le wagon est probablement un rêve, un fantasme du jeune homme. Elle crée sans conteste une sorte de malaise. Il y a une crudité revendiquée dans le cinéma d’Eustache, où des choses plus ou moins scandaleuses sont montrées, parce qu’elles le hantent et qu’il se les avoue. Appartient aussi à cette catégorie des réalités inconvenantes, le personnage de la jeune fille qui, chaque soir, dans l’obscurité, devant la boutique, embrasse un nouvel amant. Elle s’aperçoit que Daniel la regarde, mais elle ne cherche pas à se dissimuler, au contraire. C’est comme si cet exhibitionnisme décuplait sa fougue amoureuse. Un jour, elle vient acheter quelque chose à Daniel, dans le garage, et tout se passe dans un quasi-silence. Seul, l’échange des regards entre Daniel et elle en dit long sur le désir brûlant qu’ils ont l’un de l’autre. Daniel apprécie la dimension libertine de la situation. Ainsi, quand Eustache se souvient de celui qu’il a été et qu’il est peut-être toujours, il parvient d’une certaine manière à rester lucide et transparent, mais cela n’enlève rien à la mélancolie qu’il ressent et que capte le spectateur. Les bécots durant la projection de Laura restent sans conséquence. Il n’attend pas que les lumières se rallument pour partir avec la fille. Comme il l’annonce en voix off : « Je ne saurai jamais pourquoi je suis parti avant la fin. » Il faut noter ici également, une des dernières scènes du film, lorsque Daniel est dans le train qui le ramène chez sa grand-mère pour les vacances. Il sort dans le couloir où se trouve une très belle femme, qui n’est plus une jeune fille. Daniel lui offre du feu, et elle lui sourit de manière charmante. On imagine alors tout naturellement ce que Daniel en conclut, c’est-à-dire qu’il aurait sans doute intérêt à courtiser plutôt des femmes mûres, moins sur la défensive. On sent que Daniel reprend courage, après ce contact éphémère. Eustache fait percevoir la signification de cet instant pour Daniel, sans insister. Tout est dans la nuance et l’allusion subtile, chez le cinéaste.

 

 

Sa mère

 

Le personnage de la mère constitue un pôle négatif, dans la vie de Daniel. Elle est interprétée par Ingrid Caven, actrice de Fassbinder. Elle avait d’abord refusé le rôle, puis s’était laissé convaincre par Eustache (et par Fassbinder). Comme elle avait un accent allemand, le producteur a demandé qu’elle soit doublée, ce qui renforce encore plus l’effet d’étrangeté qu’elle provoque. On ne comprend pas bien au début quelle est sa profession, sinon qu’elle vit presque dans la misère. Elle fait revenir son fils près d’elle, pour qu’il travaille et rapporte de l’argent. Il y a une grande cruauté dans sa décision de ne pas permettre à Daniel d’étudier au collège, alors qu’il était bon élève. Du coup, l’adolescent se retrouve complètement déboussolé. Il ne s’appartient plus vraiment, son avenir est remis en question. Eustache nous montre ce déclassement social, cette plongée dans la solitude, notamment quand Daniel doit renoncer à ses relations avec un camarade plus fortuné que lui, et qui, lui, va continuer ses études. Aux côtés de la mère évolue son compagnon, un prolétaire, également, avec lequel Daniel a beaucoup de mal à communiquer, comme s’ils n’étaient pas du même monde. L’écrivain Dionys Mascolo, utilisé à contre-emploi, lui donne une épaisseur brute qui frise l’effroi. C’est par cet homme que Daniel trouve une place d’apprenti chez un réparateur de cycles du même accabit. Pour exprimer l’horreur de cette nouvelle condition, Eustache filme un plan de plusieurs secondes montrant, accrochés au mur, les dizaines d’outils rouillés dont se sert l’artisan. Cette accumulation rédhibitoire est aussi explicite, à mes yeux, que la célèbre injonction tracée à la craie sur un mur de Paris par Guy Debord : « Ne travaillez jamais ! » On pourrait encore, dans le même esprit, citer un passage de Rimbaud, tiré de « Mauvais sang » : « J’ai horreur de tous les métiers. Etc., etc. ». Une scène, se passant sur leur lieu de travail, est particulièrement significative. Elle fait intervenir le réalisateur Maurice Pialat en copain du patron, venu lui rendre visite, et qui se met à interroger Daniel avec toute la veulerie imaginable. Le dialogue est terrible, comme vous avez pu vous en rendre compte : « T’as été à l’école ? Bah, tu vois, tu travailles comme les autres. À quoi ça a servi ? À faire dépenser de l’argent à tes parents. […] Tu veux faire le malin mais tu seras comme nous : toujours un pauvre type. » Il y a dans ces paroles une résignation navrante. La scène où Daniel pousse une charrette dans les rues de la ville est également très cruelle. Daniel est littéralement tiré vers le bas. On comprend dès lors tout ce qu’a pu endurer Eustache, évoluant dans ce milieu sociologique dénué de tout espoir d’émancipation. On comprend ses révoltes futures, et ses partis pris parfois provocateurs. Dans Mes petites amoureuses, le cinéaste décrit ce qui arrive de manière dépouillée, sans faire de commentaire, même lorsque ce sont des événements aussi graves, des paroles aussi définitives qui peuvent bouleverser un enfant, tuer dans l’œuf son enthousiasme et sa joie de vivre. Eustache a souvent confié qu’il se contentait de poser la caméra quelque part, et qu’il filmait ce qui arrivait sans chercher à souligner tel ou tel effet. D’où finalement le côté implacable de ce qu’il montre, comme chez Robert Bresson. C’est pourquoi le portrait de la mère, dans Mes petites amoureuses, même s’il n’est pas totalement réussi, laisse une impression durable, comme un mélange affreux de déliquescence et de désolation. Eustache n’a rien pardonné.

 

 

La grand-mère

 

Eustache aimait passionnément sa grand-mère, Odette Robert. Dans Mes petites amoureuses, elle est incarnée par l’actrice Jacqueline Dufranne. C’est une « figure bienveillante », qui s’oppose radicalement à la mère. Pour Eustache, c’est un personnage vital. Il lui a consacré spécialement un documentaire en 1971, Numéro zéro, sorti en salle en 2003 seulement. Eustache y interviewe longuement sa grand-mère, pendant 1 h 50. Il a établi en outre une version raccourcie de ce film pour la télévision. Odette Robert meurt au début du tournage de Mes petites amoureuses. Cela déstabilisera complètement Eustache, et perturbera quelque peu l’élaboration du film. Dans son livre sur le cinéaste, Philippe Azoury écrira que « la perte de sa grand-mère précipitera Eustache dans une dépression profonde ». Certains jours de tournage, Eustache s’absente. Parfois, il arrive à l’heure le matin, mais dans un tel état que l’équipe décide de le faire hospitaliser. Le travail est donc assez chaotique, mais, vaille que vaille, Eustache le mènera à son terme. Eustache a porté Mes petites amoureuses à bout de bras, avec l’aide précieuse d’un producteur aguerri à ses caprices et autres extravagances. Comme je l’ai dit en commençant, le film est dédié à sa grand-mère, ainsi que vous avez pu le voir au début de la projection.

 

 

Le style d’Eustache

 

Comment situer Jean Eustache dans l’histoire du cinéma ? En fait, il arrive tout de suite après la Nouvelle Vague, au début des années 60, avec des cinéastes comme Philippe Garrel ou Maurice Pialat, et quelques autres. Tous ont tendance à se réfugier dans une certaine marginalité. Ils tournent certes des films exigeants, parfois expérimentaux, souvent désespérés, à contre-pied des valeurs dominantes. Ils continuent en quelque sorte la Nouvelle Vague, mais dans une optique de rupture radicale avec la société petite-bourgeoise de leur temps. « La vraie vie est absente », comme le disait Rimbaud, leur idole à tous. Ils connaissent par cœur ses poèmes, dont ils ont fait souvent des mots d’ordre utopiques. Eustache, lui, a pu être taxé d’anar de droite, pour autant que cette formule ait un sens. Rappelons dans ce contexte, exemple significatif, qu’en 1964, Godard avait tourné Une femme mariée, au contenu secrètement réactionnaire, dans lequel l’infidélité est stigmatisée. Eustache possédait une culture cinématographique très classique, acquise aux Cahiers. Il partageait les mêmes admirations que ses confrères de la génération précédente, par exemple pour Renoir ou Dreyer, ainsi que, comme je l’ai déjà noté, pour Mizoguchi. Eustache était tout particulièrement fasciné par L’Intendant Sansho, film de 1954. Godard, toujours lui, a rédigé en 1958 un article sur ce film de Mizoguchi, où sont mises en perspective les qualités principales du réalisateur japonais. Il est amusant et instructif, voire troublant, de relire ce que Godard racontait de Mizogushi et de l’appliquer à Eustache. Godard écrit : « L’efficacité et la sobriété est le propre des grands cinéastes. » Il continue, toujours sur Mizoguchi : « son art est de s’abstenir de toute sollicitation extérieure à son objet, de laisser les choses se présenter elles-mêmes sans que la pensée y intervienne autrement que pour effacer ses empreintes, donnant ainsi mille fois plus d’efficacité aux objets qu’elle soumet à notre admiration. C’est donc un art réaliste, et réaliste sera la mise en scène. » Et plus loin : « L’art de Mizoguchi est le plus complexe parce qu’il est le plus simple. » Ce très bel article de Godard sur Mizoguchi pourrait définir mot pour mot le cinéma d’Eustache, et notamment Mes petites amoureuses. Il faut là encore évoquer chez Eustache l’influence de Robert Bresson, notamment avec la façon dont les acteurs ont de dire leur texte. Cela m’avait frappé quand j’ai vu pour la première fois La Maman et la Putain, et que j’ai entendu avec une grande délectation Isabelle Weingarten et Jean-Pierre Léaud déclamer leurs répliques d’une voix absolument neutre, spectrale. Et puis, n’oublions pas le silence, surtout, car il y a très peu de dialogues dans Mes petites amoureuses, comme vous avez pu le constater. Daniel ne dit quasiment rien de tout le film. Le silence est prégnant, comme pour nous faire sentir l’impuissance des personnages, et, par-dessus tout peut-être, l’inadaptation de Daniel à son environnement social, sa stupeur face au monde.

 

 

La reprise

 

Tous les artistes qui reviennent sur leur vie, pour jeter sur elle un regard à la fois rétrospectif et évaluable dans le moment présent, sont confrontés à ce que le philosophe danois Sören Kierkegaard appelait une « reprise ». Il définissait le phénomène ainsi : « l’existence qui a été va exister ». Il expliquait : « La dialectique de la reprise est facile ; car ce qui est repris a été, sinon il ne pourrait pas être repris, mais, précisément, le fait qu’il a été fait de la reprise une chose naturelle. » Ainsi, dans un travail aussi élaboré que celui d’Eustache pour son film Mes petites amoureuses, où il reprend ce que fut son enfance, une cohérence finit par surgir devant lui et pour lui, et, par le fait même, devant nous et pour nous, les spectateurs. C’est ce qui nous donne la possibilité de comprendre le déroulement d’une vie, et donc d’emmagasiner des réflexions sur la manière de nous conduire (par exemple, d’élever nos enfants, ou, mieux, pour les maîtres, de transmettre à leurs disciples un savoir ou une sagesse). Kierkegaard le disait bien : « la reprise est le mot d’ordre de toute conception éthique ». Chez Jean Eustache, même s’il a été un enfant terrible du cinéma, je vois cette exigence éthique se dessiner, en tout cas ce questionnement fondamental, qui survenait toujours chez lui à un moment ou à un autre. Mon jugement sur Eustache n’est pas définitif et, du reste, ne le sera jamais. D’abord parce que je n’ai pas vu tous ses films, comme je vous l’ai dit. Pourtant, comment ne pas admettre déjà que, en tout cas pour Mes petites amoureuses, son travail se prête parfaitement à cette méditation sur la reprise, parce que nous avons affaire avant tout ici à un film autobiographique, né dans la douleur. Du début à la fin, on sent la présence vigilante du cinéaste, qui manifeste du plus profond de son être une inquiétude existentielle. Et certes, Mes petites amoureuses est tout sauf un film rassurant. Il ne prêche sans doute pas la réconciliation. Mais est-ce pour autant un film nihiliste ? Évidemment, l’explication kierkegaardienne de la reprise lui conférerait presque un caractère de rédemption, peut-être fort éloigné des intentions d’Eustache. Mais, après tout, le cinéma, surtout quand il est porté à ce degré de génie, n’est-il pas intrinsèquement un art de la lumière – même au milieu des malheurs du temps ?

 

Merci à tous de votre attention.

 

 

Jacques-Émile Miriel

Février 2024

 

 

Note (1) : Entretien figurant dans le livre d’Alain Philippon.

 

 

 

 

Bibliographie

 

Philippe Azoury, Jean Eustache, Un amour si grand. Éd. Capricci, 2023.

 

Alain Philippon, Jean Eustache. Éd. Cahiers du Cinéma, 1986.

 

Jean-Michel Frodon, L’Âge moderne du cinéma français. Éd. Flammarion, 1995.

 

Dictionnaire Eustache, sous la direction d’Antoine de Baecque. Éd. Léo Scheer.

 

Luc Béraud, Au travail avec Eustache. Éd. Institut Lumière/Actes Sud, 2017.

 

Kierkegaard, La Reprise. 1843.

 

Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, Illuminations. Collection « Poésie/Gallimard ».

 

Godard par Godard. Les années Cahiers (1950 à 1959). Présenté par Alain Bergala. Éd. Flammarion, coll. « Champs », 1989.

 

Jean-Jacques Schuhl, Jean Eustache aimait le rien. Journal Libération, 13 décembre 2006.

 

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005. Éd. Seuil, 2005.

 

Jacques Aumont et Michel Marie, L’Analyse des films. Éd. Armand Colin, 2015.

 

Youssef Ishagpour, Le Cinéma. Éd. Flammarion, 1996.

 

Maurice Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie ». Conférence à l’Institut des hautes études cinématographiques, 13 mars 1945.

 

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