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04/12/2023

Un film de Mona Achache

 

Généalogie d’une mère

 

Pour la cinéaste Mona Achache, tourner un film documentaire sur sa mère s’imposait, par une sorte de tradition familiale. Carole Achache avait déjà publié en 2011, quelques années avant son suicide, un livre de souvenirs, dont le titre, Fille de, faisait référence à sa propre mère, l’éditrice et romancière Monique Lange, grande amie de Jean Genet. Nous avons affaire ici, en comptant la petite-fille cinéaste, à une lignée de trois femmes, évoluant dans un creuset intellectuel juif particulièrement ouvert, et en évolution constante. C’est ce que montre, dans Little Girl Blue, Mona Achache, en centrant plus particulièrement son travail de reconstitution, autrement dit son droit d’inventaire, sur sa mère Carole. À vrai dire, il y a parfois une certaine confusion entre Monique, sa fille et la réalisatrice, car l’on saute d’une génération à l’autre comme si les trois femmes incarnaient un seul et même être protéiforme, une presque même vie, avec des orientations voisines, voire similaires.

 

 

Ressusciter Carole grâce à Marion Cotillard

 

Mona Achache a hérité de toutes les archives maternelles, qu’elle a installées dans un vaste appartement. Elle ne sait manifestement par où commencer, noyée au milieu des photos prises par sa mère, des livres, des lettres et autres documents. Elle a, pour tourner son documentaire, décidé de choisir l’actrice Marion Cotillard, qui incarnera sa mère à l’écran. Nous voyons, dès le début, Marion Cotillard arriver dans l’appartement, où Mona Achache la reçoit dans un silence sépulcral. Cotillard a l’air effarée, assommée par la tâche qui l’attend : ressusciter Carole. La caméra s’appesantit longuement sur la transformation en Carole de Marion Cotillard, à qui il suffit d’une perruque, d’une paire de lunettes et d’un collier pour figurer son personnage. On pourrait presque dire qu’il s’agit de « transformisme », tant le changement est impressionnant, pour ainsi dire à vue d’œil. Je me suis demandé s’il s’agissait ici d’obtenir une « reprise », au sens de Kierkegaard : « l’existence qui a été va exister », comme le philosophe danois définissait son concept majeur. De fait, Mona Achache est en quête de l’identité perdue de sa mère – et sans doute en même temps de la sienne propre. C’est une entreprise très sérieuse, quasi psychanalytique, qui aurait certainement plu à Jacques Lacan. Le cinéma et ses subterfuges permettront à Mona Achache de progresser de manière significative dans sa recherche. Pour rendre l’illusion encore plus parfaite, Marion Cotillard utilisera en outre sa voix, d’une ressemblance frappante avec celle de Carole. Ainsi, la scène où elle est allongée sur un lit et où elle prononce un long monologue, sans quasiment bouger, nous fait revivre, dans une sorte de plénitude tragique, la détresse de Carole, échouée à New York dans les années soixante-dix et obligée de se livrer à la prostitution. Plus tard, elle évoque la manière dont sa mère Monique Lange l’avait offerte à l’influence de Jean Genet, quand elle était toute petite et ressemblait, comme elle le précise avec un brin de perversité, à un petit Arabe. Au départ, raconte-t-elle, la morale par-delà bien et mal de l’auteur du Journal du voleur l’avait libérée, semble-t-il, avant de la perdre. D’autres souvenirs sont convoqués, repris, là encore, par exemple avec son beau-père l’écrivain Juan Goytisolo, lui aussi homosexuel. La mère Monique Lange et, par contrecoup, sa fille, Carole, ont subi une étrange attirance pour ces marginaux fascinants, qui évoluaient dans leur entourage et se jouaient facilement d’elles, les conduisant vers des chemins dangereux. Tout ceci a été méticuleusement archivé, et le documentaire de Mona Achache l’évoque de manière très exhaustive comme autant de pièces à conviction. L’interprétation de Marion Cotillard donne à cette psychanalyse sauvage une intensité extraordinaire, comme si Carole Achache était revenue là, assise devant sa fille Mona en pleurs, et s’expliquait enfin avec elle de vive voix et à tête reposée, en un face-à-face ultime de réconciliation.

 

 

Un questionnement infini

 

Malgré tout, Little Girl Blue s’achève, au générique, sur la chanson éponyme, interprétée par Janis Joplin, ce qui donne au film de Mona Achache une touche définitive de désespoir. Le suicide de sa mère reçoit-il une explication ? C’est un questionnement qui traverse le film de bout en bout, sans qu’une réponse catégorique ne soit apportée. Une sorte de découragement prend le dessus, face à cette complexité inextricable en quoi consiste le destin d’une femme, en l’occurrence celui quelque peu hors du commun de Carole Achache. La mise en scène de Mona Achache fait sentir cette difficulté, au milieu des échanges de paroles incessants. Le verbe ensevelit ces vies, comme toute vie, et c’est alors qu’il faut une reprise en main – si possible kierkegaardienne – grâce à un projet artistique comme celui de ce documentaire, avant-gardiste par nécessité. En ce sens, Little Girl Blue constitue, ne serait-ce que d’un point de vue purement formel, une réussite nécessaire. À voir et à revoir.

 

Little Girl Blue de Mona Achache (1 h 35). Avec Marion Cotillard. En salle actuellement.

 

Kierkegaard, La Reprise. Œuvres, tome 1. Traduction et présentation de Régis Boyer. « La Pléiade », éd. Gallimard, 2018.

08/03/2022

Un livre de souvenirs de l'académicien français

Jean-Marie Rouart par Jean-Marie Rouart

 

 

Je me souviens du premier livre de Jean-Marie Rouart que j’ai lu. C’était un essai sur le suicide, intitulé Ils ont choisi la nuit. Nous étions en 1985, et je suivais, sans y croire, des études de droit assommantes et sans avenir pour moi. La question de ma propre disparition se posait alors à mes yeux, comme une idée à cultiver, sans forcément passer à l’acte (du moins pas dans l’immédiat). La malheureuse perspective qui était la mienne, de devenir un juriste austère, enfermé dans un bureau poussiéreux à lire des articles de loi, ne m’égayait nullement. La seule matière qui soulevait quelque intérêt en moi était les sciences politiques. Hélas, elle était reléguée en option. Le reste me faisait périr d’ennui.

 

Il était donc logique, dans ce contexte très dépressif, que je me rabatte sur la lecture des livres, ma vraie passion depuis l’enfance. La presse spécialisée faisait mes délices. À cette époque, Jean-Marie Rouart jouait un rôle de tout premier plan dans la vie littéraire. Romancier, il était aussi un brillant critique et dirigeait avec succès le supplément des livres du Quotidien de Paris. Il devait d’ailleurs revenir ensuite au Figaro de Robert Hersant, accomplir la même tâche. On n’imagine plus aujourd’hui l’intensité de cette vie littéraire et intellectuelle qui, chaque semaine, battait au rythme des articles et des chroniques régulières. La presse de gauche faisait encore un travail admirable, la culture ayant toujours été son pré carré traditionnel. Dans ces années-là, le grand Bernard Frank confectionnait son interminable chronique dans l’éphémère quotidien socialiste Le Matin. Il devait la poursuivre par la suite au Monde, puis au Nouvel Obs jusqu’à sa mort.

 

Je dois dire que c’est en devenant un lecteur assidu de cette presse que j’ai appris, délaissant le droit, ce qu’était la littérature. C’est donc avec beaucoup de curiosité, ainsi que de nostalgie, que j’ai lu le livre de souvenirs de Jean-Marie Rouart, paru ces jours-ci, Mes révoltes. Il y traite de ces années d’effervescence, vécues pour ainsi dire de l’intérieur. Certes, il ne fait parfois que survoler les grandes périodes charnières, mais en laissant entrevoir comment il sut les accompagner de sa remarquable énergie créative. Il relate les rencontres extraordinaires ou, parfois, décevantes, qu’il put faire dans ce milieu du journalisme parisien. Il rend par exemple un hommage appuyé à Paul Guilbert, personnage hors du commun, qui lui fit connaître Philippe Tesson, patron du Quotidien de Paris. Ce journal fut l’une des plus belles aventures de sa vie, avec la réunion de jeunes et remarquables journalistes, voués plus tard à une inoubliable carrière (de Dominique Bona à Éric Neuhoff).

 

Au Figaro, les choses n’avaient pas été aussi agréables, du moins dans un premier temps. C’est là que Rouart avait fait ses débuts, en enquêtant sur des affaires sensibles. On y perçoit déjà le Rouart épris de justice, qui culminera bien plus tard avec sa défense du jardinier marocain Omar Raddad, accusé à tort de meurtre. Puis, Jean d’Ormesson fut nommé, de manière très arbitraire, directeur du Figaro. Cela nous vaut un portrait authentique, sans complaisance aucune, il faut le souligner, de celui qui deviendra son meilleur ami. Jean d’O n’était pas fait pour cette fonction accaparante, qui lui gâchait littéralement la vie. Il « n’avait aucune expérience de ce qu’était le journalisme », estime Rouart. Pour ainsi dire mis à la porte du journal, après une brouille avec Jean d’Ormesson, Rouart en profita pour régler ses comptes dans un roman à clefs, Les Feux du pouvoir, futur prix Interallié. Quelques années plus tard, Jean-Marie Rouart revenait au Figaro par la grande porte.

 

À travers toutes ces péripéties, ce « roman » d’une vie, Jean-Marie Rouart tire, dans Mes révoltes, le bilan de son existence. On s’aperçoit que tout n’a pas été toujours facile pour lui, notamment le procès en diffamation qui suivit la publication de son livre Omar, la construction d’un coupable, au début des années 2000. Il s’arrête longuement sur cette affaire. Rouart n’est pas ce privilégié insouciant, qu’on nous présente souvent, réfugié à l’Académie française. C’est au contraire un homme de conviction, qui a besoin de combattre pour se sentir exister. L’adversité l’a fait souvent réfléchir à la condition humaine, et aux injustices d’une société qu’il trouve tellement imparfaite. Il fait l’aveu très simple de cette découverte dans les dernières pages de son livre : « La clé qui me manquait m’apparaissait : la société elle-même. Sous ses dehors si policés, ses raffinements plaisants, ses délicieux accommodements avec ceux qui se plient à ses exigences, elle pouvait se muer en impitoyable machine à broyer les faibles, les marginaux, les indomptés. » On reconnaît bien ici le style de Rouart, lorsqu’on est familier de ses romans, depuis La Fuite en Pologne (1974), cette sorte d’élan qui le porte à la rébellion, et donc vers la littérature. Car, ajoute-t-il, quels sont ceux dont la mission, face à cet état de fait désespérant, est de rétablir la vérité et la justice ? Eh bien, les artistes, nous dit Rouart, et en particulier les écrivains.

 

Il me semble que, dans Mes révoltes, Jean-Marie Rouart a cherché à atteindre la plus grande sincérité possible. C’est un retour sur lui-même, pour tâcher de clarifier le portrait qu’il veut laisser à la postérité ‒ assez loin de celui que ses détracteurs colportent souvent, notamment à gauche. Et pourtant, l’homme est d’une ouverture d’esprit très avérée : à propos du Quotidien de Paris, par exemple, il pouvait résumer d’un mot son projet essentiel : « On avait choisi d’abolir les oppositions politiques au bénéfice de deux dieux : le talent et la liberté d’esprit. » Voilà une jolie formule, qui me paraît s’appliquer parfaitement à Jean-Marie Rouart, réformateur toujours insatisfait du monde qui l’entoure. En ces temps difficiles que nous traversons, elle garde toute sa valeur, plus que jamais.

 

Jean-Marie Rouart, Mes révoltes. Éd. Gallimard, 20 €.

21/06/2021

Alan Vega, punk ultime

 

Quand Alan Vega est mort, le 16 juillet 2016, les médias, dont Libération, sont revenus de manière détaillée sur son étrange carrière. À l’origine plasticien à New York, Vega s’était rapidement tourné vers la musique. Dès la fin des années 60, il entend parler du mot « punk », et est l’un des premiers à s’engager dans ce qui deviendra une nouvelle et excessive avant-garde. En 1971, Vega crée avec son acolyte Martin Rev le mythique groupe Suicide.

 

Dans son très exhaustif ouvrage sur le punk (No future, Une histoire du punk, éd. Perrin, 2017), Caroline de Kergariou retrace les débuts de Suicide, et rapporte quelques propos rétrospectifs de Vega sur cette aventure artistique si grandement subversive : « Même les punks n’aimaient pas Suicide, se souvenait Alan Vega. Nous étions les punks ultimes puisque même les punks nous haïssaient. »

 

Je pensais à tout cela en écoutant Mutator, un nouveau CD sorti récemment, qui reprend des vieilles bandes de studio enregistrées par Vega entre 1995 et 1997. La pochette du disque, hélas, ne donne quasiment aucune indication sur la manière dont le chanteur-compositeur a travaillé. Elle ne donne pas non plus le texte des « chansons » ‒ mais faut-il appeler cela des chansons ?

 

Les premières secondes, on a l’impression d’une inspiration « gothique », puis la musique prend un caractère planant. C’est du « protopunk » authentique, un son typiquement urbain, avec des bruits récupérés par Alan Vega lui-même au fil de ses inspirations. L’ensemble fait passer une impression d’inquiétude, de détresse énorme, de dépression.

 

Un morceau s’intitule « Psalm 68 ». Cela veut-il dire que Vega a repris les paroles de ce psaume, l’un des plus désespérés ? « Sauve-moi, ô Dieu, car les eaux / me sont entrées jusqu’à l’âme. / J’enfonce dans la bourbe du gouffre, / et rien qui tienne ; / je suis entré dans l’abîme des eaux / et le flot me submerge... » J’ignore en fait si Vega a utilisé le texte du psaume dans son morceau.

 

Il me semble qu’Alan Vega, icône underground du punk digital, est avant tout un artiste nihiliste, s’affirmant comme tel. Il prolonge une sorte de dissémination, pour reprendre le terme de Jacques Derrida. Cela signifie, selon moi, que son parcours ‒ comme, mettons, celui de Lautréamont ‒ s’éloigne peu à peu du logos originel, pour se perdre, mais de manière sublime, dans une forme d’expression errante, désolée, qui aurait aboli tout repère. C’est aussi cela, peut-être, que nous dit cette reprise du psaume 68.

 

Il faut donc écouter Mutator en étant convaincu que cette musique est une illustration parfaite des temps actuels, une tentative d’enserrer en quelques sons protopunks l’essence de notre actualité factice. C’est une musique mystérieuse, qui arrive comme à la fin de l’histoire, et qui renoue en même temps, en quelque sorte, avec les rythmes primitifs, ceux des Pygmées par exemple, que j’aime tant. Vega aura bouclé la boucle, et c’est pourquoi il est tellement nécessaire.

 

Alan Vega, Mutator. Sacred Bones Records.

13/04/2021

Euthanasie : la transgression d'un tabou

   La semaine dernière, une nouvelle proposition de loi sur la fin de vie arrivait en débat devant l'Assemblée nationale. Portée par le député Olivier Falorni, elle visait à améliorer la loi Leonetti-Claeys de 2016, et en réalité à instaurer de manière complète l'euthanasie active en France, sur le modèle de ce qui se passe déjà en Suisse ou en Belgique, et dans certains autres pays. La discussion parlementaire autour de ce projet de loi a été paralysée par la floppée d'amendements déposés par des députés opposés à l'euthanasie, et le texte n'a finalement pas été voté. Peut-être reviendra-t-il devant la représentation nationale sous forme d'un projet de loi – mais plus tard.

   Même si une majorité de Français y est favorable, l'euthanasie demeure un tabou moral, avec une triste réputation. Songeons à la période nazie, où elle était instituée pour faire triompher l'eugénisme. La proposition de loi Falorni n'a évidemment rien à voir avec de tels excès, du moins dans son esprit, car des débordements sont dans les faits toujours possibles. Le sujet est délicat et concerne l'ensemble de la communauté. Donner la mort n'est jamais innocent. La vie est le bien le plus précieux que nous ayons. Se rend-on compte de la responsabilité éthique qui incombe à celui, médecin ou infirmier, à qui on demande la mort ? Sans parler de la fragilité des plus faibles, que rien ne viendrait plus protéger.

   À juste titre, l'être humain peut par exemple redouter la souffrance. L'euthanasie apparaît ici comme une solution. Néanmoins, un médecin précisait la chose suivante, dans Le Figaro : "Les douleurs qui ne peuvent pas être soulagées par des sédations, cela arrive, mais c'est exceptionnel." Et puis, l'euthanasie n'est pas un soin parmi d'autres. Bien sûr, je n'aurais pas envie de devenir un légume, et de vivoter des années durant dans une chambre d'hôpital, alimenté par des tuyaux, en attente du moment libérateur qui viendrait confirmer comme un pléonasme sinistre que j'étais, en réalité, déjà mort. Perspective funeste.

   Le rôle des médecins, jusqu'ici, n'était-il pas déjà de décider comment accompagner l'agonie d'un malade ? Qu'apporterait de plus une nouvelle loi ? Ce qu'on appelle les "soins palliatifs" existent depuis un certain temps. Ils permettent de recentrer la mission du corps médical, qui est de soigner ceux qui se trouvent en fin de vie, et non d'accélérer leur décès. Beaucoup de malades ne veulent pas mourir dans les plus brefs délais. Ils refusent qu'on touche à leur être, terrorisés par la perspective de la mort. Ionesco avait admirablement décrit cette hantise dans son livre La Quête intermittente. Je sais que c'était aussi le cas de l'écrivain américain Susan Sontag, atteinte d'un cancer.

   Il ne faut pas précipiter l'issue. Ce qui ne signifie pas qu'on laisse le patient sans aide. Un document très intéressant en provenance du Vatican, que l'on doit à la Congrégation pour la doctrine de la foi, intitulé Lettre Samaritanus Bonus sur le soin des personnes en phases critiques ou terminales de la vie, et datant de juillet 2020, faisait le tour de la question, et admettait, concernant les états végétatifs : "l'alimentation et l'hydratation artificielles sont en principe des mesures ordinaires ; dans certains cas, ces mesures peuvent devenir disproportionnées..." Ainsi, condamnant l'euthanasie et le suicide assisté, la Congrégation admettait néanmoins la possibilité de laisser la vie arriver à son terme, lorsque les circonstances le commandent.

   Il y a évidemment la question de la dignité humaine. Dans un article du Figaro, publié la veille du jour où le projet de loi Falorni s'apprêtait à être discuté, l'écrivain Michel Houellebecq s'arrêtait longuement sur cette notion, évidemment centrale, et qui vient à l'esprit de tous de manière presque automatique. Or, paradoxalement, Houellebecq avoue être "dépourvu de toute dignité". Voici comment il exprime son point de vue : "Nous nous sommes sérieusement écartés de la définition kantienne de la dignité en substituant peu à peu l'être physique à l'être moral (en niant la notion même d'être moral ?), en substituant à la capacité proprement humaine d'agir par obéissance à l'impératif catégorique la conception, plus animale et plus plate, d'état de santé, devenu une sorte de condition de possibilité de la dignité humaine, jusqu'à représenter finalement son seul sens véritable." Bref, ici Houellebecq voit très bien le déficit de spiritualité dont notre époque porte la marque. Il perçoit ce manque propre à l'homme contemporain dans la morale et l'éthique. À travers l'éloge actuel de l'euthanasie, Houellebecq décèle notre décadence. Je trouve que c'est un jugement courageux.

   L'euthanasie m'a toujours paru être une question essentielle, que je distingue du suicide individuel. Ce dernier n'engage que le particulier. En revanche, l'euthanasie concerne toujours une communauté, sinon une civilisation, comme le dit d'ailleurs Houellebecq, dans cet article. J'espère que, si la proposition de loi Falorni revient en discussion devant les députés, les débats pourront se dérouler plus attentivement et plus consciencieusement ; et que le fondement même du problème se révèlera davantage au grand jour, dans la sérénité et la paix.    

26/05/2020

Littérature et gastronomie

 

L'exemple de Sénèque

   Le confinement a cloué les Français chez eux, ne leur laissant presque pour seule occupation ludique que la cuisine. Nous n'avons pas souffert d'une pénurie de ravitaillement, et nous avions encore la liberté d'aller chez nos fournisseurs habituels faire nos courses. C'était le minimum vital, et beaucoup en ont profité pour approfondir, à leur façon, l'art culinaire. Bref, nous avons pris du poids, et avec le déconfinement est arrivé tout naturellement l'heure de la diète, afin de perdre les kilos superflus que deux mois d'inactivité nous avaient légués.

   Dans une de ses Lettres à Lucilius, Sénèque se moque gentiment de son correspondant à propos de l'importance trop grande qu'il accorde à la nourriture. Au moment de mourir, c'est-à-dire, puisqu'il s'agit de Sénèque, au moment de se suicider, il ne faudra rien regretter, y compris les banquets quotidiens, source sans doute d'un plaisir très vif pour Lucilius. Sénèque a en quelque sorte percé son ami à jour, et lui fait cette ironique leçon de morale : "Avoue-le, écrit Sénèque, ce n'est pas la haute politique, ce ne sont pas les affaires, ce n'est pas l'observation même de la nature qui t'inspirent du regret, te rendent si lent à mourir : tu t'en vas le cœur gros du marché aux vivres, que tu as vidé." Pour apprécier ce trait, il faut lire la note du traducteur qui nous apprend que, dans la bonne société romaine, les gourmets allaient eux-mêmes faire leurs emplettes. En somme, Sénèque insinue que Lucilius aura non seulement "dévalisé", comme on dit, les boutiques pour pouvoir consommer des mets raffinés, tel un illustre gourmand, mais qu'il aura préféré cette passion à la sagesse stoïcienne – et donc au suicide, évoqué par Sénèque dans ces pages. 

 

Ryoko Sekiguchi

   Je ne lis pas souvent des livres sur la gastronomie, mais je suis, dans la vie quotidienne, plutôt comme Lucilius : j'aime manger de bonnes choses. Lorsque, dans un roman, l'auteur évoque la nourriture, je suis toujours intéressé. Aussi, ai-je été récemment tenté par la lecture d'un court essai de l'écrivain japonaise francophone Ryoko Sekiguchi, paru dans la collection "Folio". Le titre ne me disait rien, Nagori, mais le sous-titre, très japonais, était plus explicite : "La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter". On sent tout de suite que l'auteur va nous faire prendre un chemin où littérature et gastronomie seront étroitement liées. 

   Fille d'une cuisinière japonaise, Ryoko Sekiguchi est née à Tokyo en 1970. Lors de ses études, elle est amenée à choisir le français par amour pour l'art culinaire de notre pays. Elle a étudié à la Sorbonne l'histoire de l'art, et la plupart de ses livres ont été directement écrits en français. En février dernier, elle publiait chez Bayard La Terre est une marmite, au titre évocateur. Nagori, quant à lui, date de 2018. Lors de cette première parution, beaucoup de critiques avaient salué la performance, dont le célèbre François Simon, journaliste gastronomique dont on ne voit jamais le visage dans les médias.

   Le mot "nagori" désigne en japonais une saison qui est passée, et dont quelques rares traces demeurent, comme un souvenir évanescent. Ce thème, d'une grande richesse, permet à Ryoko Sekiguchi d'entrelacer diverses considérations sur ce que nous mangeons à telle ou telle période de l'année, mais aussi de filer la métaphore sur la nostalgie et le regret. Se nourrir redevient avec elle une expérience de l'intime, qui ouvre sur des sensations ou des sentiments oubliés, perdus. Comment arrive-t-on à se rapprocher de ce qui s'enfuit ? "Nagori" est la dernière saison, qui ne reviendra plus, du moins le croit-on. 

   Lorsque nous savourons un plat complexe, manger peut être ressenti comme une quête spirituelle, ainsi que le montre l'auteur, par exemple dans cet extrait : "Parfois, c'est l'imagination d'un goût inconnu qui fait le détour par un ingrédient, ou qui initie une aventure odysséenne avec un produit fermenté. Faire se rencontrer une vie et une autre, c'est les promettre toutes deux à une vie nouvelle. Deux vies qui ont connu des temporalités, des âges et des saisons différentes se retrouvent sur un même plan, et deviennent capables de vivre une autre vie, une fois assimilés."

   Le petit livre de Ryoko Sekiguchi est rempli de ce genre de pépite. À lire délicatement et délicieusement...

 

Ryoko Sekiguchi, Nagori, "La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter". Éd. Gallimard, collection "Folio". – Sénèque, Lettres à Lucilius. Lettre n° 77. Éd. Laffont, collection "Bouquins". 

27/08/2019

Mexique/Roman

   L'Amérique du Sud est un vivier artistique assez remarquable et très créatif, que ce soit pour le cinéma ou la littérature, et sans doute pour beaucoup d'autres disciplines également. Cet été, je suis par exemple allé au cinéma voir le magnifique film de l'Argentin Benjamin Naishtat, Rojo. Cela faisait longtemps que je n'avais été autant fasciné. Pour cette rentrée littéraire, j'ai décidé de m'intéresser à une œuvre de ces pays-là. Je savais que les éditions Métailié en publient beaucoup ; depuis 1979, date de leur création, c'est un peu leur spécialité, même si elles proposent par ailleurs des romans d'autres pays ou des ouvrages de sciences humaines. En regardant sur leur site ce qu'elles sortent pour cette rentrée, j'ai eu mon attention attirée par une notice de présentation assez intrigante à propos du livre d'un certain Daniel Saldaña Paris (né à Mexico en 1984), intitulé Parmi d'étranges victimes.

   Je dois dire que ce fut une bien belle lecture. Le personnage principal, le jeune Rodrigo, travaille dans un musée où il s'occupe de la communication. Il mène une vie parfaitement "pré-bureaucratique", comme il le dit, sans définir réellement ce qu'il entend par là. Mais nous le suivons avec une grande précision dans les événements très restreints de son quotidien, principalement l'observation d'une poule dans le terrain vague qui jouxte son immeuble. Cette poule prend une immense importance pour Rodrigo, jusqu'à la folie. Puis, à la suite d'une plaisanterie dont il est la victime, il est contraint de se marier à une femme "postmoderne" sans intérêt. Cette union ne troublera presque pas sa léthargie, et sera l'occasion pour lui de réfléchir sur ses rapports avec autrui : "Communiquer, admet-il, consiste précisément à éluder la sincérité pour parvenir à des accords." Son lien avec la communauté reste improbable. Une sorte d'attente métaphysique l'envahit complètement, et il pourrait tout doucement sombrer dans la schizophrénie, peut-être le suicide, s'il ne décidait finalement de partir pour une bourgade lointaine, où vit sa mère. Il y rencontrera l'amant de celle-ci, un universitaire en année sabbatique, ainsi qu'un gourou californien qui se révélera avoir une grande importance à la fois directe et indirecte dans la suite des événements. La deuxième partie du roman, après quelques développements sur un auteur fictif qui ressemble beaucoup à Arthur Cravan, fait preuve d'une grande inventivité et ne déçoit pas le lecteur. Daniel Saldaña Paris n'a pas son pareil pour nous décrire le monde sauvage du Mexique profond, et ses rituels plus ou moins traditionnels à base d'alcool et d'hypnose. Sera-ce là-bas la rédemption pour Rodrigo, voire la rencontre de l'amour ?

   Le roman de Daniel Saldaña Paris présente la logique d'un axiome mathématique. Nous connaissons déjà, dans la littérature, ce type de personnage qui, proche du nihilisme, sombre dans l'ennui et l'apathie. L'auteur sait évoquer cette précarité humaine, cette solitude individuelle avec componction, et beaucoup d'humour. Il est même quelquefois sur le point de se perdre volontairement dans l'abjection. Mais il ne s'arrête pas là, quelque chose le retient, comme une forme d'espoir qu'il faut aller chercher au fond de soi-même, pour se réconcilier peut-être avec le monde. Cette expérience a souvent été tentée en vain. Elle débouchait systématiquement sur l'échec. Ici, c'est un peu comme si, enfin, elle aboutissait. Le titre du roman est emprunté à un poème d'Arthur Cravan. Sans doute est-ce plus qu'un signe. La référence à un poète de cette génération est décisive, comme si l'avant-garde continuait, aujourd'hui, et offrait une réponse claire. Parmi d'étranges victimes est un roman superbement dirigé vers ce genre de solution radicale, comme si l'homme, de fait, n'avait qu'un seul choix : celui d'accéder véritablement à lui-même pour essayer tout simplement de vivre. 

Daniel Saldaña Paris, Parmi d'étranges victimes. Traduit de l'espagnol (Mexique) par Anne Proenza. Éd. Métailié, 20 €.

22/06/2019

Romain Gary, la fin de l'impossible

   De son vivant, Romain Gary n'était pas très apprécié de la critique littéraire. Depuis, elle a plus ou moins fait son mea culpa. Le succès auprès des lecteurs ne s'est jamais démenti. Aujourd'hui, c'est dans la prestigieuse collection de la Pléiade qu'on réédite une sélection de ses romans et récits, en deux forts volumes. L'occasion de lire ou relire des œuvres qui, à mon sens, n'ont pas pris une ride, et de se poser certaines questions sur Romain Gary et ses doubles secrets, tel Émile Ajar (ici très bien représenté avec trois titres). Les notices et les nombreuses notes de cette édition apportent beaucoup d'éléments probants. Romain Gary était un mystère aussi pour lui-même, et il sera toujours difficile de comprendre pourquoi il s'est suicidé le 2 décembre 1980 à son domicile parisien de la rue du Bac. Il a laissé une dernière lettre qui n'expliquait pas vraiment son geste, indiquant seulement que "la nuit sera calme" (titre d'un de ses livres).

   L'œuvre de Gary, quatre décennies après sa disparition, reprend des couleurs comme jamais. Par exemple, je me suis plongé à nouveau dans les romans signés Ajar. Cette relecture m'a fait prendre conscience définitivement de leur dimension littéraire et humaine. Il est difficile d'achever les dernières pages de La Vie devant soi sans verser quelques larmes. La dextérité du style d'Ajar est extraordinaire. C'est une prose admirable, qui se déguste avec délectation. Romain Gary a sans aucun doute marqué la langue française et le roman contemporain de manière déterminante. La création, non seulement des œuvres d'Ajar, mais aussi celle du personnage même de cet auteur fictif (interprété dans la vie réelle par Paul Pavlowitch), furent de grands prodiges dans l'art du roman et son histoire.

   Quant aux livres sous son vrai nom, ils nous passionnent également par les thèmes universels qu'ils traitent. La fraternité, l'amour, bien sûr, sont au premier plan, mais aussi, par exemple, et on ne s'y attendrait pas, la féminité. J'apprécie tout aussi bien dans sa pensée la prédominance du concept de "faiblesse", revendiquée comme une constante de la nature humaine. C'est selon moi le petit côté "taoïste" de Gary, qui ne méconnaît pas, par ailleurs, sans être pour autant croyant, une certaine fascination pour le Christ. Dans Les Racines du ciel (prix Goncourt 1956), il est le premier à parler de l'écologie. Je n'avais pas lu ce long roman africain, sur la préservation des éléphants. Là encore, Gary est un précurseur, il avait tout compris avant les autres. "Car il s'agit bien de ça, écrit Gary dans Les Racines du ciel, il faut lutter contre cette dégradation de la dernière authenticité de la terre et de l'idée que l'homme se fait des lieux où il vit. Est-ce que nous ne sommes vraiment pas capables de respecter la nature, la liberté vivante, sans aucun rendement, sans utilité, sans autre objet que de se laisser entrevoir de temps en temps ? La liberté elle-même serait alors anachronique."

   Romain Gary fut un esprit en quête d'idéal, bien à l'écart des modes de son temps (il était le seul écrivain gaulliste à Saint-Germain-des-Prés). C'est pourquoi il me semble que c'est un auteur pour notre temps présent. Son humanisme n'était pourtant pas béat. Hanté par la Shoah, il savait que le métier de vivre allait être très difficile, très sombre. Dans ses romans, il en illustre toutes les facettes. La "fin de l'impossible" est une expression qu'on rencontre sous la plume d'Ajar, dans Gros-Câlin. Je crois que, plus généralement, et malgré tout, elle résume bien la grandeur de ce personnage baroque que fut Gary, haut en couleur, entier, et qui a su, avec génie, toucher le cœur de ses lecteurs.

Romain Gary, Romans et récits. Deux volumes. Publié sous la direction de Mireille Sacotte. Éd. Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade". Les deux volumes sous coffret, 129 €. À signaler dans la même collection, Album Romain Gary par Maxime Decout (offert pour l'achat de trois volumes de la Pléiade).  

09/05/2019

Deux conseils de lecture

   1° Thierry Laget, Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire. Éd. Gallimard, 19,50 €. Le mercredi 10 décembre 1919, Marcel Proust reçoit le prix Goncourt pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Dans cet essai d'histoire littéraire, Thierry Laget nous conte par le menu cet événement qui eut son importance dans la vie de Proust. Il est deux heures de l'après-midi à peu près, et l'auteur d'À la recherche du temps perdu dort encore. Sa gouvernante Céleste décide de le réveiller. "Monsieur, lui dit-elle, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer, qui va sûrement vous faire plaisir... Vous avez le prix Goncourt !" Thierry Laget reproduit la réaction très courte de Proust : "Ah !" Et il commente : "Le laconisme de Proust trahit son émotion ; lui, d'habitude si éloquent, ne parvient à articuler à cet instant-là que la phrase la plus brève de sa vie." Thierry Laget est un spécialiste réputé de Proust. Il avait déjà travaillé sur ce thème du Goncourt de Proust pour sa thèse. Il y revient aujourd'hui, en un livre délicieux, écrit avec finesse, et qui fera rentrer le lecteur au plus près de l'univers proustien. Un régal pour les amateurs.

   2° Aragon, La Grande Gaîté suivi de Tout ne finit pas par des chansons. Éd. Gallimard, coll. "Poésie/Gallimard". La Grande Gaîté est un recueil de poèmes d'Aragon, publié chez Gallimard en 1929. La tonalité de ces textes est dépressive, comme le confirme dans sa préface Marie-Thérèse Eychart. Nous sommes peu avant la rencontre avec Elsa. Aragon vit avec Nancy Cunard, entre Paris et Venise. Leur relation tient plutôt de l'enfer, et Aragon fait une tentative de suicide. Les poèmes de La Grande Gaîté reflètent cet état d'esprit sinistre. Aragon s'en est expliqué plus tard, en 1973, dans ce parfait petit texte en prose intitulé Tout ne finit pas par des chansons. Cet opuscule poétique d'Aragon revêt donc une importance cruciale, pour ceux qui s'intéressent à son cheminement créatif. Jamais Aragon ne reviendra à des œuvres aussi désespérées, concises dans leur amertume, violentes dans leur désenchantement. La beauté formelle, elle, était toujours là, sous le soleil noir de la mélancolie.

28/02/2019

L'affectivité au risque de la sincérité

   Dans son essai sur Yukio Mishima (Mishima ou La vision du vide, éd. Gallimard, 1981), Marguerite Yourcenar avait beaucoup insisté sur la cérémonie du seppuku traditionnel, par lequel l'écrivain s'était suicidé de manière si spectaculaire. Elle relativisait un peu trop, par ailleurs, la valeur de l'œuvre romanesque, comme mise sous le boisseau. Depuis lors, il a fallu réévaluer ce jugement critique. Les livres de Mishima étaient ceux d'un très grand auteur japonais : ils avaient au début pâti de l'impact médiatique de son suicide, mais trouvaient avec le temps leur véritable place dans la littérature universelle. 

   Les romans de Mishima ont été traduits assez tôt, par les éditions Gallimard, non du reste directement du japonais, mais de leur version anglaise. L'éditeur semble aujourd'hui vouloir réparer cette anomalie, en proposant une "nouvelle traduction" de Confessions d'un masque, c'est-à-dire une traduction du texte japonais. Là aussi, une réévaluation était nécessaire, et on peut se féliciter du geste, qui marque un besoin profond d'authenticité littéraire.

   Confessions d'un masque est le premier roman autobiographique de Mishima. Il y ausculte, avec une rigueur qui n'en efface pas la poésie, sa jeunesse et son adolescence. Mishima s'y décrit très tôt pris dans les affres d'une homosexualité naissante, qu'il ne s'avoue pas vraiment. Il tombe amoureux d'un camarade de classe, puis, plus tard, d'une jeune fille, qu'il n'épousera pas. Ces deux histoires forment la trame romanesque du livre. Mishima n'hésite pas, dans cet effort de sincérité absolue, à tracer un portait ambigu et maladif de lui-même, un malaise permanent qui découle de son obsession sexuelle. Il va plus loin que Stendhal dans Armance en se livrant à "une étude du sadisme et de la perversion". Confessions d'un masque a pour vertu essentielle de froisser le cœur humain (comme disait Nietzsche du même Stendhal), mais en contrepartie de permettre, par ce suprême mouvement, la rédemption de celui qui écrit.

   António Lobo Antunes, dans le roman qui vient de paraître et qui s'intitule Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus douces que l'eau, semble pour sa part voué à la malédiction de la guerre que son pays, le Portugal, livra en Angola, et à laquelle lui-même participa. Ce qui frappe ici, c'est la forme éclatée de la narration. On songe à Faulkner, à Claude Simon. Les différentes voix des protagonistes se succèdent en des monologues implacables, jusqu'au dénouement tragique annoncé dès les premières pages. Ce livre difficile est un choc littéraire, dont l'écriture immédiate happe le lecteur avec une grande violence expressive. Lobo Antunes va bientôt entrer dans la Pléiade. Ce sera l'occasion peut-être de le relire, lui qui a su si bien exprimer le gouffre intrinsèque de notre monde contemporain.

Yukio Mishima, Confessions d'un masque. Traduit du japonais par Dominique Palmé. Éd. Gallimard, 20 €. António Lobo Antunes, Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus douces que l'eau. Traduit du portugais par Dominique Nédellec. Éd. Christian Bourgois, 23 €.    

19/01/2019

Michel Houellebecq ou le grand style du nihilisme

   La critique a mal reçu ce nouveau roman, Sérotonine, de Michel Houellebecq. Elle a prédit que ce serait, comme toujours, un grand succès, mais pour de mauvaises raisons. Jamais on n'aura annoncé avec tant de fracas un nouvel événement littéraire, pour le relativiser, le neutraliser, et essayer de faire admettre qu'il n'en valait pas la peine. Notre époque s'est-elle reconnue, dans cette longue dérive d'un narrateur qui est atteint du mal du siècle, la dépression ? Est-ce la raison pour laquelle, finalement, les lecteurs, se sentant concernés, sinon visés, se sont rués sur ce livre comme s'il en allait du sens même de leur vie ?

   Comme souvent, chez Houellebecq, il y a plusieurs niveaux de lecture. D'abord une narration, écrite dans un style parfaitement classique, qui serait presque neutre sans une dose d'humour et d'ironie pouvant aller jusqu'au cynisme. On apprécie cette prose pleine d'esprit, car avec Houellebecq on s'ennuie rarement. Un second élément vient néanmoins perturber cette trop belle disposition littéraire : Houellebecq est un moraliste pessimiste, dans la lignée des La Rochefoucauld ou Schopenhauer. Sérotonine est un roman d'une grande noirceur, et rien ne résiste à son entreprise de détestation.

   Houellebecq mêle ces éléments disparates avec une grande virtuosité. C'est comme si lui seul avait à sa disposition le tour de main lui permettant de composer, à partir de ce chaos, un ensemble cohérent et, pour tout dire, réellement artistique. L'histoire banale de Florent-Claude, qui se laisse peu à peu sombrer dans une apathie maladive et suicidaire, est un révélateur suprême de cette société dans laquelle il a essayé de vivre, de travailler et d'aimer. Sa vie est un échec. Et pourtant, au début, tout avait bien commencé. Il y avait même mis de la bonne volonté et tenté d'utiliser ses propres qualités de survie.

   Le romancier, et c'est ce qu'on a trop rarement ou insuffisamment vu, place, en perspective de ce destin arrêté, le nihilisme du monde contemporain. La société ultra-libérale qui est la nôtre aujourd'hui attise à petit feu cette non-vie faite de détresse et de solitude (Houellebecq décrit admirablement la solitude de son personnage). Je lisais récemment, parallèlement à Sérotonine, le bref essai de l'essayiste anglais Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste. Dans son analyse du "capitalisme tardif", Mark Fisher en soulignait, après Deleuze et Guattari, les conséquences sur la santé psychique de l'individu. Pourquoi la dépression est-elle aussi répandue de nos jours ? Mark Fisher (qui était lui-même atteint de dépression et qui s'est suicidé en 2017) écrivait : "Le fléau de la maladie mentale des sociétés capitalistes semblerait montrer que, loin d'être le seul système social qui fonctionne, le capitalisme est intrinsèquement dysfonctionnel, et que le prix à payer pour son apparence de fonctionnement est très élevé." Sérotonine de Houellebecq est une longue et rigoureuse démonstration de ce propos.

   Les dernières pages du roman sont particulièrement émouvantes. Le piège nihiliste se referme autour du narrateur en un suicide organisé, prévu de longue date. On assiste à une sorte de mutation de la vie humaine, grâce au psychotrope dont se nourrit, pour tenir, le pauvre Florent-Claude :

   "Il ne crée, ni ne transforme ; il interprète. Ce qui était définitif, il le rend passager ; ce qui était inéluctable, il le rend contingent. Il fournit une nouvelle interprétation de la vie – moins riche, plus artificielle, et empreinte d'une certaine rigidité. Il ne donne aucune forme de bonheur, ni même de réel soulagement, son action est d'un autre ordre : transformant la vie en une succession de formalités, il permet de donner le change. Partant, il aide les hommes à vivre, ou du moins à ne pas mourir – durant un certain temps."

   Ce très beau passage n'est pas de Maurice Blanchot ; il est de Michel Houellebecq lui-même, à la page 346 de Sérotonine.

Michel Houellebecq, Sérotonine. Éd. Flammarion, 22 €. Le livre de Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste, est paru en 2018 aux éditions Entremonde (10 €).   

21/09/2017

Claudio Magris, Prix Nobel ?

   La date d'attribution du Prix Nobel de littérature 2017 n'est pas encore déterminée, mais déjà les pronostics vont bon train. Parmi les favoris, j'ai la joie de compter l'écrivain italien Claudio Magris, à qui je voue, mais je ne suis pas le seul, une grande admiration. En 1993, déjà, j'avais lu avec passion son très beau roman, Une autre mer, qui reste un de mes préférés, et lui avais consacré un article, paru en revue. Pour rendre hommage aujourd'hui à Claudio Magris de nouveau, à la veille peut-être d'un couronnement Nobel (j'accorde une certaine importance à ce prix), je reprends ce texte ici.

   On peut considérer que l'œuvre de Claudio Magris trouve sa source dans la singularité de la ville où il est né, cette Trieste qui a marqué d'une empreinte indélébile tous ceux qui même n'y ont fait que passer tel James Joyce. Claudio Magris a d'ailleurs écrit un essai sur Trieste, Trieste, une identité de frontière (en collaboration avec Angelo Ara) alors que d'autres ouvrages soulignaient la proximité de Trieste avec la Mitteleuropa (notamment Danube, prix du meilleur livre étranger 1990).

   Mais Claudio Magris est également un grand romancier, comme l'atteste Une autre mer. L'écrivain révèle dans ces pages les principales arcanes de son univers triestin, en prenant comme sujet central la figure, pourtant absente, du début à la fin, de Carlo Michelstaedter, jeune philosophe italien de Trieste, qui a réellement vécu (comme les autres personnages du roman), et qui s'est suicidé en 1910 à l'âge de vingt-deux ans, après avoir achevé sa thèse, fameuse depuis, La Persuasion et la rhétorique ; une destinée similaire à celle de l'Autrichien Otto Weininger, comme l'on sait.

   À cette décision extrême de la mort volontaire, correspond celle d'Enrico, protagoniste principal d'Une autre mer, qui est de s'enfuir en Argentine ; car si l'un se supprime après avoir couché sa philosophie sur le papier, l'autre (son meilleur ami) choisit d'appliquer cette philosophie dans la vie réelle, tout en renonçant pour sa part à l'écriture. Le nœud et la réflexion du livre tiennent dans cette asymétrie.

   Claudio Magris intègre remarquablement, dans le corps de son texte, la philosophie de Michelstaedter. Il ne se contente pas de l'illustrer, il en exprime la teneur avec une précision lumineuse. La persuasion, écrit Magris, "c'est la possession au présent de sa propre vie et de sa propre personne, la capacité de vivre pleinement l'instant..." ; malheureusement, les "hommes sont incapables de vivre dans la persuasion", et à la place, ils "édifient l'énorme muraille de la rhétorique, l'organisation sociale du travail et de l'agir, pour se cacher à eux-mêmes la vue et la conscience de leur propre vacuité".

   En Argentine, Enrico a vécu selon l'éthique de l'ami disparu. Quand il revient en Italie, quelques années plus tard, il s'installe dans une petite maison près de la mer où il vivra quasiment en ermite, dans la pauvreté : "le plaisir, c'est de ne pas dépendre des choses qui ne sont pas absolument nécessaires, et même celles qui le sont peuvent être accueillies avec indifférence".

   Cependant, malgré son retrait délibéré, l'Histoire rattrape Enrico. L'historien Claudio Magris cerne très lisiblement les événements et leur portée. Ainsi, sur le nazisme, il écrit (dans l'esprit de Michelstaedter) : "Voilà, ce Reich millénaire est la preuve que la rhétorique est mort et destruction..." Enrico assiste à la lente déshumanisation de la civilisation européenne, à son échec ; et il se persuade que décidément "la vie est insolvable", même si l'on fait le choix de vivre dans la philosophie. Bouddha, Platon... n'y changent rien, le processus est irréversible. Au soir de son existence, il constate : "Je n'ai vécu que l'impuissance à vivre."

   C'est donc bien Carlo qui a eu raison de renoncer : d'où probablement le sentiment tenace que laisse la lecture de ce livre très riche, et très simple dans son évidence.

Une autre mer, Claudio Magris. Traduit de l'italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau. Éd. Gallimard, 1993. Réédition collection "Folio", 2011.

15/05/2017

Personnages féminins

   La littérature a eu l'occasion de donner de très beaux personnages féminins, en particulier dans le roman, sans parler en poésie de certaines évocations inoubliables. Il n'en demeure pas moins que les auteurs ont mis dans leurs portraits une certaine ambiguïté, qui était la vie même. Madame Bovary reste un tour de force, qui n'éclipse pas d'autres tentatives ultérieures. Je n'en prendrai que deux exemples, qui me semblent aller dans un sens spécifiquement moderne, et qui n'occultent pas ce que le thème peut avoir de richesse contradictoire.

   Prenons d'abord ce petit extrait de Martin Eden de Jack London, roman plus ou moins autobiographique et dans lequel on a soupçonné longtemps l'auteur d'annoncer son propre suicide :

   "Il ne l'avait jamais vraiment aimée, il le savait à présent. Il avait aimé une Ruth idéale, un être éthéré, sorti tout entier de son imagination, l'inspiratrice ardente et lumineuse de ses poèmes d'amour. La vraie Ruth, celle de tous les préjugés bourgeois, marquée du sceau indélébile de la mesquinerie bourgeoise, celle-là, il ne l'avait jamais aimée."

   Dans la continuité, on pourrait citer au hasard tel passage d'un roman de Michel Houellebecq, mais je me tournerai à présent vers un poète très emblématique, Paul Celan. Dans un morceau de son recueil Partie de neige, il évoque ainsi sa relation avec sa femme Gisèle, distillant dans chaque mot une forme de malaise existentiel qui nous attrape et nous bouleverse :

   "J'arpente ta trahison, / avec des fibules de chevilles / à toutes les articulations / de l'être, // des fantômes de miettes / sont vêlés / par tes tétins / de verre, // ma pierre est venue à toi, / grille ouverte par elle-même, toi / et ta cargaison intérieure / de vipères, // tu te fais mal à soulever / la plus légère de mes douleurs, // tu deviens visible, // un mort, un mort quelconque, tout à soi, / inverse les amures."

   Dans ce "tu deviens visible" (du wirst sichtbar), il y a tout le phénomène littéraire et humain qui prend force, comme un constat défaitiste et une métamorphose finale de l'Éternel féminin.

23/08/2016

Stefan Zweig, ultime étape

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   Le très beau film de Maria Schrader, Stefan Zweig, Adieu à l'Europe, prend la vie du grand écrivain autrichien par la fin. Il y sera très peu question de son travail littéraire, mais de cet exil forcé qui conduisit Zweig en Grande-Bretagne dès 1934. Il a alors cinquante-trois ans. La belle vie européenne est derrière lui, les nazis sont en train de démolir le continent. Poussé par la guerre qui se propage, Zweig gagne l'Amérique du Sud. Il s'établit en 1941 à Petrópolis, au Brésil. Ces dernières années sont pour Zweig celles d'une sorte d'enlisement dans la dépression. C'est en tout cas ce que nous montre Maria Schrader. Le personnage de Zweig, joué par l'acteur Josef Hader, nous paraît bien falot, comme si le costume qu'on voulait lui faire porter était trop grand pour lui. Zweig, vieil Européen, sera toujours réticent à prendre position publiquement sur le désastre qui se profilait. On voit son malaise lors de réunions d'écrivains, où d'autres que lui n'ont pas assez de fougue pour condamner l'Allemagne. Zweig a choisi le silence, comme recroquevillé sur lui-même, maladroit dans les actes de la vie. Son suicide, le 22 février 1942, en compagnie de son épouse Lotte, est la conclusion logique d'une errance qui le tenaillait comme une longue maladie. Maria Schrader a donc choisi de ne jamais nous montrer Zweig à sa table de travail. C'est pourtant durant toutes ces années qu'il écrira Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, un très grand livre dans lequel il explique enfin la destruction du monde dans lequel il a vécu et aimé vivre, et qui n'est désormais plus le sien. Cet ouvrage posthume, mieux que toutes les déclarations orales, explique l'état d'esprit de Zweig durant ses dernières années, et peut-être pourquoi il a mis fin volontairement à ses jours. On peut le critiquer là-dessus, comme semble le faire Maria Schrader, mais pourquoi ne pas lui laisser finalement cette liberté, ce choix ultime, le temps d'un adieu prolongé à cette Europe qui ne reviendra pas ?

04/03/2015

La politique de Maurice Blanchot

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   À force de mystère, l'engagement politique de Maurice Blanchot était devenu indéchiffrable. On savait juste au départ qu'il avait écrit, avant guerre, dans des journaux d'extrême droite ; on l'oubliait un peu trop facilement. Son engagement d'extrême gauche, à partir de 1958, semblait une garantie suffisante. Or, tout cela a commencé à devenir plus clair depuis quelques années, et surtout à faire tomber la statue de son piédestal. Le livre de Michel Surya, qui vient de paraître, L'autre Blanchot, le montre très bien. Il arrive à point nommé, mieux vaut tard que jamais, pour dresser un portrait politique sans concession de l'écrivain, non seulement en précisant la teneur de cet engagement d'extrême droite jusqu'au début des années 1940, mais en revenant sur ce qui est mieux connu, la période d'extrême gauche, à partir du retour de De Gaulle au pouvoir. La charge de Michel Surya envers Blanchot est peut-être sévère, mais elle permet sans nul doute de sortir d'une ambiguïté qui faussait notre lecture de ses œuvres. 

   Dans sa revue Lignes, numéro 43, Michel Surya avait publié déjà la partie de cet ouvrage concernant l'extrême droite. Ce qu'il est important de noter ici, c'est l'antisémitisme alors effectif de Blanchot, et donc, de sa part, un engagement politique malheureusement sans circonstances atténuantes. Surya interroge les textes que Blanchot écrivit par la suite, dans lesquels celui-ci cherchera en quelque sorte à se disculper, et notamment la lettre à Roger Laporte de 1984. Blanchot y tient un double langage, quand il ne ment tout simplement pas, essaie d'esquiver la question à force de ruse (à la manière de Paulhan), mais fait montre en réalité d'une grande naïveté. "Le langage qui sera le sien plus tard, comme l'écrit Michel Surya, si conséquent qu'il soit devenu, se tenant à la conséquence à laquelle c'est tout langage qui doit se tenir pour ne pas démériter, encore moins trahir, continuera néanmoins de dérober qu'il l'aura tout un temps travesti et détourné."

   Ce qui m'a le plus intéressé dans L'autre Blanchot, c'est ce que Surya, sans moins d'inflexibilité, nous dit de la suite, la période d'après-guerre. On considérait que Blanchot s'était finalement racheté, en passant en quelque sorte dans le camp adverse. Mais là encore, donc, Surya interprète cette "transformation des convictions" de manière négative. Au risque de forcer le trait ? Il donne néanmoins des arguments serrés pour étayer son interprétation. Blanchot aurait selon lui conservé en réalité le même discours, mais en en inversant les concepts. Surya souligne d'ailleurs que, dans le "communisme" revendiqué alors par Blanchot, beaucoup de confusion demeurait, de même que dans son idée de "révolution", élaborée à l'occasion des événements de Mai 68. Indéniablement, se fait jour alors une sorte de nihilisme sous-jacent, qui ne dit jamais son nom, mais qu'on peut conclure d'une injonction ultime comme "plus de livre !" ; "suicide passionné de la pensée", commente Surya.

   Il y aurait enfin une troisième période, au cours de laquelle Blanchot se retire dans une "solitude essentielle". Désormais, ses seules interventions politiques seront suscitées de l'extérieur. Elles resteront rares, mais de ce fait d'autant plus solennelles. Ici à nouveau, Surya se fait fort critique, se demandant de quoi il s'agit désormais : "passage", encore une fois, "transformation", ou, peut-être, "conversion" ? Conversion au judaïsme, portée par son amitié de longue date avec Levinas ? Surya explique que dans ce cas "le judaïsme constituerait cette affirmation ultime que le communisme ne constitue plus". En somme, la politique, si indissociable du travail de la pensée chez Blanchot, ferait place à l'éthique. Sommes-nous là en présence d'un nouveau tour de "prestidigitation", comme l'affirme Surya, ou au contraire d'un sentiment des plus sincères, qui porte alors Blanchot vers le "dénuement" de la religion ?

   Je crois qu'il serait quand même injuste de faire à Blanchot un tel procès d'intention. Je relisais cette semaine le très beau texte que Blanchot consacra à la philosophie de Levinas, texte intitulé "Notre compagne clandestine" (repris dans le Cahier de l'Herne paru en septembre dernier). Si Michel Surya avait commencé à instiller quelque doute en moi sur un écrivain que pourtant j'ai beaucoup lu, la relecture de cet article m'a remis dans une perspective d'admiration absolue. Admiration pour la forme et le fond, dirais-je brièvement. Michel Surya, à force d'interprétations corrosives, et c'est là paradoxalement le très grand mérite de son essai, nous fait entrevoir par contrecoup le vrai visage d'un auteur invisible, secret par nécessité, difficile à cerner. Que cet auteur ait eu à combattre à différents moments l'impasse de sa propre vie, au milieu des péripéties dramatiques de l'histoire, quoi de plus simple ? Qu'il ait trébuché plusieurs fois, comment ne pas l'admettre ? Sa  littérature cependant, elle, reste. Elle est la réponse à tout ce qu'on continuera de lui reprocher — comme Michel Surya a lui-même l'honnêteté de l'admettre quand il parle par exemple du "long, lancinant, angoissant memento mori du Pas au-delà et de L'Écriture du désastre, très pur, très beau". L'autre Blanchot est de fait une inestimable tentative, par le biais de la critique, d'approcher une œuvre essentielle, qui ne nous a pas encore livré, loin de là, sa clef définitive.

Michel Surya, L'autre Blanchot. L'écriture de jour, l'écriture de nuit. Éd. Gallimard, coll. "Tel" (inédit). 7,90 €.   

19/01/2015

Michel Houellebecq entre suicide et utopie

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   J'avais brièvement quitté la France, et je suis rentré la semaine où est sorti le nouveau roman de Michel Houellebecq, Soumission. Le jour même a eu lieu l'attentat contre Charlie Hebdo. Un livre et une action terroriste, il n'en fallait pas moins pour que je ne reconnaisse plus le pays dans lequel je vivais. Ainsi marche l'actualité : elle transforme de manière fulgurante un quotidien ouaté, et remet en question nos modes de vie les plus familiers. En ouvrant le roman de Houellebecq, j'ai pu apprendre qu'en 2022, c'est-à-dire demain, un régime islamique allait conquérir la France.

   A vrai dire, Soumission nécessite une lecture attentive. Trop de journalistes l'ont condamné, après l'avoir hâtivement feuilleté. Ce serait dommage. Prenons le héros, d'abord. Il s'appelle François et est professeur de lettres à la Sorbonne, spécialiste — comme par hasard — de Huysmans. C'est en l'occurrence un être falot, indécis, souvent tenté par le suicide. Par beaucoup de traits, il ressemble à Houellebecq lui-même. Il a beau avoir consacré sa vie à Huysmans, aucune aspiration sérieuse ne le motive, sinon d'éphémères jouissances matérielles. Il constate par exemple, en reprenant En route : "la fibre spirituelle était décidément presque inexistante en moi et c'était dommage parce que la vie monastique existait toujours, inchangée depuis des siècles". Il note même ceci, à un autre moment : "Je me laissais lentement gagner par une inaction rêveuse..." Bref, François est un faible, qui a toujours tendance à se demander, en toute circonstance, ce qu'il fait là. Ce personnage me semble assez typique d'une certaine génération actuelle, que Houellebecq décrit, comme à son habitude, avec beaucoup de persuasion. Il m'a aussi fait penser au Gilles de Drieu la Rochelle, dans le gros roman éponyme : ils sont tous deux atteints d'un même fatalisme défaitiste — sauf à la fin.

   Houellebecq met en perspective avec beaucoup d'intelligence les forces qui s'affrontent. Il diagnostique ici la montée en puissance du pouvoir spirituel, propre des religions. Ainsi, il fait parler quelques représentants du courant "identitaire" de l'extrême droite catholique, mouvance moribonde qui bientôt sera balayée comme un fétu de paille. L'héritage religieux de la France ne tiendra pas ; cela s'exprime, de manière plutôt polémique, dans la bouche d'un identitaire repenti, autrefois féru de Léon Bloy : "Bloy, dit-il, c'était l'arme absolu contre le XXe siècle avec sa médiocrité, sa bêtise engagée, son humanitarisme poisseux ; contre Sartre, contre Camus, contre tous les guignols de l'engagement ; contre tous ces formalistes nauséeux aussi, le nouveau roman, toutes ces absurdités sans conséquence." Ce passage me paraît important, car il exprime au fond avant tout l'opinion de Houellebecq, qui tente par là d'expliquer le "suicide de l'Europe", et pas seulement celui de la France. D'ailleurs, les considérations sur l'Europe sont nombreuses, et traversent le roman comme autant d'irrémédiables blessures.

   On a prétendu ici ou là que Soumission était un roman "islamophobe". Ce n'est guère mon avis. Il se contente de décrire une sorte d'islamisation de la France, qui arrive après une victoire aux élections, et s'impose de manière plutôt soft, en général. Certes, le narrateur fait état de quelques violences, dont il est le témoin, mais nous n'en saurons pas beaucoup plus. En fait, ce qu'on pourrait reprocher à Houellebecq, c'est peut-être son manque de réalisme dans la description d'une prise de pouvoir islamique aux répercussions trop douces sur la société. Le personnage de François se laisse facilement convaincre de se convertir à la religion musulmane ; avec, à la clef, la responsabilité de la publication des œuvres de Huysmans en Pléiade, un nouveau poste à la Sorbonne avec un gros salaire, et la possibilité de se marier à plusieurs femmes (deux ou trois très jeunes pour les plaisirs amoureux, et une plus âgée pour la cuisine). Houellebecq nous présente cette nouvelle France musulmane comme une utopie réalisée, qui va résoudre tous les problèmes, y compris économiques. Bref, le romancier nous transporte quasiment dans un nouveau chapitre inédit et moderne des Mille et une Nuits...

   Nonobstant une misogynie parfois extrême (est-ce de l'humour noir ?), et des éventualités par trop fantaisistes, le roman de Houellebecq nous fait réfléchir sur notre condition actuelle. Que vaut la tradition multiséculaire que nous avons derrière nous ? Faudra-t-il, pour survivre, subir un bouleversement aussi crucial ? La guerre civile est-elle notre avenir proche ? Ironiste fatigué de ces temps troublés, Houellebecq nous livre là un tableau bizarre, souvent incongru, avec parfois cependant des éclairs de lucidité qui donnent sa valeur à cette prophétie romanesque.

Michel Houellebecq, Soumission. Éd. Flammarion. 21 €.  

29/11/2014

Colloque Claire de Duras à Brest

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   Jeudi et vendredi de cette semaine, j'ai pu assister à la Faculté des Lettres Victor-Segalen à Brest au premier colloque jamais consacré à Claire de Duras. Cette femme de lettres est née le 23 mars 1777 dans cette ville bretonne. Elle a publié un court récit, Ourika, en 1823, qui lui a valu un certain renom, alors que son salon de la rue de Varenne accueillait tout ce que son époque comptait d'esprits éminents, à commencer par Chateaubriand, l'ami incomparable qu'elle appelait "mon frère". Stendhal lui-même, pour Armance, s'inspirera d'un manuscrit resté alors inédit de Mme de Duras, Olivier, écrit en 1822, au sujet jugé scabreux, l'impuissance masculine. Tous ces romans de Claire de Duras, y compris ceux qui étaient restés au fond d'un tiroir, ont été réédités récemment, grâce à la vigilance de Marie-Bénédicte Diethelm et sous l'égide de Marc Fumaroli. La correspondance de la duchesse avec Chateaubriand devrait également voir le jour bientôt. Il est seulement dommage de noter que ses lettres avec d'autres correspondants aient été dispersées lors d'une vente. Leur publication eût à mon sens été une nécessité, la duchesse de Duras pouvant être considérée, de par son influence, comme un pilier intellectuel et politique sous la Restauration. Le colloque brestois qui s'est déroulé cette semaine a abordé de manière particulièrement remarquable tous les aspects très riches de la personnalité attachante de Claire de Duras, à l'image de ses œuvres. Outre Marie-Bénédicte Diethelm, qui nous a parlé de l'influence sur la duchesse d'Alexandre de Humboldt, des spécialistes chevronnés ont livré leurs réflexions, de grande qualité et d'une accessibilité parfaite. Lors de l'après-midi du jeudi, par exemple, Bernard Degout, par ailleurs directeur de la Maison Chateaubriand, nous a entretenus "du voyage de Mme de Duras dans le sud de la France et en Suisse" à partir de ses lettres. Il a souligné le goût de celle-ci pour l'harmonie devant les paysages, qui contrebalançait un tempérament mélancolique tenté par le suicide, mais combattu par la croyance religieuse et la pratique de la charité. La chercheuse à l'Université de Brest, Sophie Gondolle, nous a ensuite parlé de "la correspondance entre Claire de Duras et Rosalie Constant", pour insister sur la dimension intellectuelle de cette amitié tout en délicatesse, qui laissait entrevoir le caractère anxieux de la duchesse et son appréhension de la solitude. Pour sa part, l'excellent stendhalien Xavier Bourdenet a planché sur l'expérience de l'émigration qu'a vécue Claire de Duras dans sa jeunesse, et qui l'aura marquée à vie. Il note que la duchesse était plutôt une romantique, et qu'elle ne séparait jamais, dans sa manière de voir le monde, la grande histoire et les sentiments intimes, qui doivent être considérés comme complémentaires pour devenir intelligibles. J'ai également pu apprécier l'intervention de Françoise Gevrey, qui a évoqué l'influence de La Princesse de Clèves sur les romans de Mme de Duras, ainsi que l'analyse de Marie-Josette Le Han sur les "aspects de la spiritualité chez Claire de Duras". On peut constater ainsi la grande diversité des approches sur un écrivain qui a incontestablement été trop longtemps sous-estimé par la critique. Il est temps de redonner à Mme de Duras la place qu'elle mérite dans l'histoire de la littérature française — et d'insister avant tout sur l'extrême plaisir qu'on prend à la lire. Maintenant que ses livres sont à nouveau disponibles, et qu'elle devient l'objet d'études universitaires, ce serait une faute de s'en priver.

Madame de Duras, Ourika, Édouard et Olivier ou le Secret. Éd. Gallimard, coll. "Folio classique". Préface de Marc Fumaroli, édition de Marie-Bénédicte Diethelm. — Du même auteur : Mémoires de Sophie, suivi de Amélie et Pauline. Éd. Manucius. Édition établie, présentée et annotée par Marie-Bénédicte Diethelm.

22/11/2014

Raskolnikov

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   Dostoïevski, dans ses grands romans, n'a eu de cesse de reprendre un même personnage, pour en peindre les diverses formes. Stavroguine dans Les Démons (1871), le prince Mychkine dans L'Idiot (1868), sont par exemple les deux faces complémentaires d'un seul caractère historique bien déterminé : l'homme du XIXe, pris au piège du monde moderne, problématique que Nietzsche a su si bien éclairer en philosophie. Raskolnikov, dans Crime et châtiment, roman écrit en 1866, m'en semble être une synthèse parfaite, mélange à la fois d'orgueil et de faiblesse extrêmes qui débouche sur la folie — du moins dans un premier temps, avant la rédemption finale. On se souvient que Raskolnikov justifie son crime en invoquant Napoléon. Il voudrait démontrer, de manière pour ainsi dire expérimentale, qu'en assassinant la vieille usurière il s'est ouvert un règne de liberté et de puissance. Mais il continue cependant à vivre dans une tension permanente qui le mine. Surtout, une culpabilité obsédante a tôt fait de le rattraper. Ainsi, lors du dernier entretien avec le juge chargé d'élucider le crime, Porphiri Petrovitch, celui-ci, qui a percé à jour Raskolnikov et qui lui conseille de se dénoncer, lui lance : "Quoi donc, serait-ce une fausse honte bourgeoise qui vous retient ? C'est peut-être cette crainte en effet, sans que vous vous en doutiez, parce que vous êtes jeune. Pourtant vous ne devriez ni avoir peur, ni avoir honte de confesser le mal qui vous ronge." Paroles déterminantes, qui radiographient "le mal" tant moral que physiologique dont Raskolnikov est atteint. Voulant vivre et accomplir jusqu'au bout, presque malgré lui, les idées nouvelles de son époque, il se brise contre la réalité. Face à des enjeux similaires, le terrible Stavroguine choisissait le suicide, alors que le faible Mychkine sombrait dans la catatonie définitive : il est dévolu à Raskolnikov un destin moins rigoureux, moins sombre. Dostoïevski lui laisse un horizon possible, comme si l'espoir existait encore.   

20/10/2014

Jean-Marie Rouart mode d'emploi

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   Il me semble toujours avoir lu Jean-Marie Rouart (photo). D'abord parce qu'il a dirigé les suppléments littéraires du Quotidien de Paris et du Figaro, dans les années 80, à une époque où les livres étaient encore considérés comme la chose la plus sérieuse du monde. Je ne ratais jamais, le jeudi, la sortie de ces suppléments, qui réveillaient nos semaines désœuvrées. Il y avait à l'époque un bouillonnement culturel, dont on n'a plus idée aujourd'hui. Imaginez même qu'un quotidien de tendance socialiste existait alors, Le Matin, dans lequel d'ailleurs Bernard Frank écrivait son inlassable chronique, qu'il devait ensuite aller poursuivre au Monde puis au Nouvel Obs. Bref, une période enchantée pour l'amateur de littérature, avec pour maître des cérémonies Jean-Marie Rouart en personne, avant qu'il n'entre à l'Académie française.

   En second lieu, je lisais évidemment la prose de Jean-Marie Rouart dans les romans et les essais qu'il prenait le temps d'écrire. Le labeur de journaliste ne l'a pas empêché de publier de nombreux volumes. Je me souviens surtout, au mitan des années 80, de la publication de Ils ont choisi la nuit, une réflexion sur les écrivains et le suicide, que j'avais particulièrement appréciée. Rouart n'hésitait pas à parler avec une sensibilité toute romantique de Drieu la Rochelle, un de mes auteurs de prédilection pendant mon adolescence. Drieu sortait à peine du purgatoire, et on n'imaginait pas qu'il serait un jour dans la Pléiade. Quant au thème du suicide, il était peut-être, du moins pour certains comme moi, une manière de s'opposer au conformisme bourgeois qui régnait. Il devenait une morale de substitution, pour remplacer les fausses valeurs d'un monde en pleine dérive.

   On retrouve dans les romans de Rouart, à travers des histoires de passion amoureuse, un même désespoir romantique, qui a perduré au fil du temps. Il y a ajouté peut-être une ironie inattendue, surtout lorsqu'il en vient à parler de ses propres contradictions. C'est le cas dans le roman autobiographique qui est sorti à cette rentrée, Ne pars pas avant moi. La phrase du titre est de Jean d'Ormesson, et adressée à Jean-Marie Rouart alors que ce dernier se trouvait à l'hôpital après une crise cardiaque. En des chapitres qui surgissent au gré de la mémoire, Rouart revient sur les temps forts de sa vie : ses amours de jeunesse, ses ambitions littéraires, ses rencontres. Un sentiment d'insatisfaction le hante, il a la crainte obsédante de n'être qu'un raté, malgré les preuves nombreuses de sa réussite sociale. Rouart est un éternel Rastignac, qui ne sera jamais même rassasié par aucune convoitise satisfaite.

   Je ne déteste pas cet état d'esprit, qui porte un homme vers le chemin de la perfection plutôt que vers la résignation. Parlant du poids qu'a représenté pour lui sa famille, Jean-Marie Rouart écrit ceci qui me touche, et que chacun d'entre nous, je crois, ne devrait jamais perdre de vue : "Je voulais m'approprier la vie dans toute sa variété, connaître des riches et des pauvres, des puissants et des faibles, des vainqueurs et des vaincus. Je détestais les barrières, le fil de fer barbelé, les clôtures, les ghettos." Belle profession de foi en ces temps de blocage généralisé !

Jean-Marie Rouart, Ne pars pas avant moi. Ed. Gallimard, 17,90 €.

11/06/2014

Fin du monde

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   Dans les décors de ruines du Palais de Tokyo, avenue du Président-Wilson à Paris, le photographe et artiste japonais Hiroshi Sugimoto a installé sa nouvelle et très forte exposition "Aujourd'hui, le monde est mort" [Lost Human Genetic Archive]. En trente-trois variations, il nous fait découvrir les fins du monde qu'il imagine dans un avenir pas si lointain. Chaque installation se voit nantie d'un commentaire assez long, manuscrit, d'inspiration situationniste, m'a-t-il semblé, qui commence toujours par ces mots : "Aujourd'hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Reprise frappante des premières pages de L'Etranger de Camus, ce roman qui a tellement marqué son temps en ouvrant à une nouvelle esthétique. Lorsqu'on sait par ailleurs que Sugimoto s'inspire ici et là des ready-made de Duchamp ou parfois du travail de Warhol, on se dit que la panoplie nihiliste est décidément complète. Il ne vous reste plus alors qu'à déambuler dans les salles austères de cette exposition, en vous laissant porter par ce qu'elle pourra vous inspirer de définitif. Je vous conseille d'en faire le tour au moins deux fois, de prendre bien votre temps, comme si c'était la dernière promenade qu'on vous ait octroyée avant de vous condamner à mort. Profitez-en au maximum, et repensez-y lorsque vous serez ressorti dehors, sous le soleil brûlant de Paris. Vous ne verrez plus les choses de la même façon. Derrière l'illusion de ce monde présent, vous aurez désormais conscience de sa pleine et entière agonie, et du fait aussi que tout ça ne risque probablement pas de durer encore longtemps. "Aujourd'hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Telle est vraiment la seule prière que vous serez en mesure de répéter, une prière négative courte et brève pour déplorer, impuissant, ce suicide annoncé.

Hiroshi Sugimoto : Aujourd'hui, le monde est mort [Lost Human Genetic Archive]. Palais de Tokyo. 13, avenue du Président-Wilson (Paris 16e). Renseignements : 01 81 97 35 88. Jusqu'au 7 septembre.

Illustration : photographie de Hiroshi Sugimoto.

14/05/2014

Un personnage annexe

duke of clarence flaubert.jpg   Il y a dans Madame Bovary l'évocation très rapide d'un personnage historique fait pour retenir notre attention, comme il avait retenu celle de Flaubert, par son suicide littéralement extraordinaire. Il apparaît, sous la plume de Flaubert, au détour d'une comparaison, dans un passage du roman qui analyse ce que deviennent les relations amoureuses entre Emma et Rodolphe (deuxième partie, chapitre XII) : "son âme, écrit Flaubert en parlant d'Emma, s'enfonçait dans cette ivresse et s'y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de Malvoisie". Il convient certes d'expliquer l'allusion. Ce fameux duc, George de Clarence, était le frère du roi d'Angleterre Edouard IV. Voulant s'affranchir de l'autorité de ce dernier, il se rebella sans doute un peu trop vivement, et, nous dit le dictionnaire, "fut condamné à mort. Laissé libre sur le genre du supplice, il se noya d'après une tradition plus que suspecte, dans un tonneau de vin de Malvoisie (1478)". (Bouillet, Dictionnaire d'Histoire et de Géographie, 1880) On ne prête qu'aux riches, et le duc de Clarence devait apprécier ce breuvage sans modération, jusqu'à désirer y passer les derniers instants de sa courte vie. Emouvant tableau, hélas sujet à caution. Il ne s'agirait que d'un mythe, nous précisent les historiens. Mais quelle belle image cependant, qui inspire donc au romancier un trait particulièrement réussi, surtout lorsqu'on a en tête la suite du roman, cette lente descente aux enfers d'une triste héroïne qui finit elle-même par se suicider. Flaubert, je le pense, ne laissait rien au hasard. Le moindre détail avait sa signification, et je m'étonne qu'aucun universitaire n'ait, à ma connaissance du moins, consacré à cette comparaison historico-littéraire une thèse, pour nous expliquer d'ailleurs ce que nous comprenons en trois mots. Dors en paix, duc de Clarence, dans ton tonneau de Malvoisie : Flaubert t'a offert l'immortalité !

Illustration : George, duc de Clarence