10/09/2024
Retour sur une révolte
Les émeutes en France de juin 2023
Dans le mode spécifique de la consommation, il n’y a plus
de transcendance, même pas celle fétichiste de la
marchandise, il n’y a plus qu’immanence à l’ordre des signes.
Jean Baudrillard
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
Rimbaud
Comme il était assis, au mont des Oliviers, les disciples
s’avancèrent vers lui, à l’écart, et lui dirent :
« Dis-nous quand cela arrivera, et quel sera le signe de
ton avènement et de la fin du monde. »
Matthieu, 24, 3
Le président Macron aura eu droit à tout, ou presque. Il a suffi d’à peine deux quinquennats pour que la France subisse des révoltes contestataires d’assez grande intensité, avec les « Gilets jaunes », les « antivax » pendant le Covid, puis le mouvement contre la réforme des retraites. Il ne manquait plus que les jeunes, et c’est arrivé brutalement, à l’occasion de la mort de Nahel M., un jeune Français d’origine maghrébine, habitant Nanterre, qui conduisait sans permis une Mercedes et qui a été abattu par un policier sans raison apparente. La vidéo de ce dramatique événement, diffusée sur les réseaux sociaux et bientôt devenue virale, fut le déclic soudain d’un soulèvement des banlieues, quasiment comme en 2005. Les jeunes (moyenne d’âge 17 ans) se mirent à saccager et à piller tout ce qui se dressait devant eux, s’aventurant même dans les centres-villes, avec une rage mimétique envers tout ce qui pouvait incarner l’autorité : ainsi, par exemple, la maison du maire de L’Haÿ-les-Roses, dans la banlieue sud de Paris, a été attaquée à la voiture-bélier, puis aux tirs de mortier d’artifice. Dans sa chronique du Figaro, Jacques Julliard pouvait noter également : « à Nanterre, des salopards ont tagué le monument de la Résistance et de la Déportation ». Les commissariats de police, voire les prisons, furent évidemment des cibles privilégiées de ces violences urbaines. Mais c’est d’abord leurs propres quartiers auxquels les jeunes s’attaquèrent, leurs écoles, leurs bibliothèques, les magasins dans lesquels leurs parents s’approvisionnaient, bref, tout ce qui constituait leur cadre de vie. Ceci déboucha, après plusieurs nuits blanches, sur une apocalypse saisissante qui consterna l’opinion publique jusqu’au-delà des frontières du pays.
Les mass media ont rendu compte de manière uniforme de ces événements. Une incompréhension envers cette frénésie de violence et une condamnation générale de ses excès étaient, de manière évidente et attendue, de mise. Le monde politique n’a pas dévié de ce consensus, sauf l’inénarrable Jean-Luc Mélenchon qui, fidèle à sa réputation de tribun, a voulu faire, une fois de plus, son intéressant, et jouer l’originalité en solo. Son discours fut plus qu’ambigu, cherchant dans ces émeutes une conséquence légitime de la misère. Comme le résumait Rachid Temal, sénateur PS du Val-d’Oise : « Mélenchon utilise les banlieues comme chair à canon de sa politique, en pensant qu’elles vont se soulever pour lui, mais en banlieue aussi, les gens veulent de la sécurité. » Le leader d’extrême gauche n’est plus en phase avec son électorat. Avec lui, c’est tout un trotskysme traditionnel qui naufrage, perdu dans la hâblerie et les attaques tous azimuts. Il faut voir notamment comment il s’en est pris au responsable juif Yonathan Arfi, président du CRIF, à propos duquel il a lancé : « L’extrême droite n’a plus de limite. » Si ce n’est pas de l’antisémitisme, en tout cas, ça y ressemble. Bref, on constate ici qu’un parti politique de gauche, susceptible autrefois de proposer une alternative au capitalisme, se dissout dans l’idéologie la plus vaine. L’espoir qu’il avait suscité autrefois s’est envolé, et la révolution avec.
Néanmoins, pour mettre en perspective ces journées d’émeutes dans toute la France, on peut revenir de manière très révélatrice à un texte « subversif » de Guy Debord, paru en 1966 dans la revue Internationale situationniste, et intitulé Le Déclin et la Chute de l’économie spectaculaire-marchande. Ces quelques pages sont devenues un classique de l’analyse des violences urbaines, et sont étudiées, m’a-t-on dit, jusqu’à l’École de Guerre. Les jeunes d’aujourd’hui ne lisent plus beaucoup Debord, excepté quelques rares étudiants. Ils y auraient vu, annoncé, tout ce qu’ils allaient vivre. Car ce n’est pas la première fois dans l’histoire que, quelque part, une frange de la population se révolte et met à sac tout son environnement. Debord expose ainsi l’exemple qu’il va donner : « Entre le 13 et le 16 août 1965, la population noire de Los Angeles s’est soulevée. Un incident opposant policiers de la circulation et passants s’est développé en deux journées d’émeutes spontanées. » Comme à Nanterre et ailleurs, « les insurgés ont procédé au pillage généralisé des magasins et y ont mis le feu ». Ils ont également dévalisé des armureries, « de sorte qu’ils ont pu tirer même sur les hélicoptères de la police ». Le bilan fit état au final de 32 morts, dont 27 Noirs, 800 blessés et 3000 emprisonnés. Chez nous, le bilan fut tout de même moins tragique, le parallèle ne doit pas être poussé trop loin. Debord tire néanmoins de l’exemple américain des enseignements qui valent toujours pour la France de 2023, comme si la situation, au fond, n’avait pas fondamentalement changé. Je vais essayer de mettre en avant quelques-unes des conclusions les plus caractéristiques de Debord, dans cette analyse de l’insurrection d’août 1965. Sa thèse serait la suivante : « La révolte de Los Angeles est une révolte contre la marchandise, contre le monde de la marchandise et du travailleur – consommateur hiérarchiquement soumis aux mesures de la marchandise. » C’est le capitalisme qui est ici visé, dans une démonstration qui doit beaucoup, sinon l’essentiel, à Marx. « Les Noirs américains, écrit Debord, sont le produit de l’industrie moderne... » On peut parler ici d’aliénation, au plein sens marxiste. Ce n’est donc pas un hasard si l’historien Georges Bensoussan, dans une interview pour Le Figaro le 2 juillet dernier, fait, pour commenter les émeutes des jeunes, une référence appuyée à Marx, celui de La Lutte des classes en France, dont il cite même un extrait à propos du Lumpenproletariat en tant qu’entité révolutionnaire dégénérée. Bensoussan déplore « un monde dont le consumérisme sans limites paraît être la seule transcendance ». C’est un tel monde qui est aujourd’hui offert aux jeunes, un monde radicalement privé de ses prétendues richesses. Debord écrivait : « un monde de la rationalisation sans raison ». Les Noirs de Los Angeles, les jeunes en général, bref, toute cette frange de la population, condamnée et exclue, revendiquait au contraire « la vie », comme le dit encore Debord.
Le sociologue Emmanuel Todd est revenu sur la question de la place des jeunes dans la société actuelle, dans un chapitre de son livre paru en 2015, Qui est Charlie ? Selon lui, il ne fait pas bon être un jeune dans la société ultra-libérale, c’est-à-dire dans ce que Debord appelait « l’économie spectaculaire-marchande ». Todd le souligne : « L’un des traits communs à toutes les sociétés avancées est l’écrasement économique et social des jeunes. » Le libre-échange leur est défavorable, pour toutes sortes de raisons sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici. Ce n’est pas tout. Todd ajoute : « L’oppression économique […] touche prioritairement les jeunes d’origine musulmane. » Nous y voilà, et c’est un sociologue qui parle, donc quelqu’un qui, normalement, n’avance pas des idées partisanes gratuites, du moins en principe... Cette constatation du sociologue et historien n’est-elle pas d’ailleurs un sentiment largement partagé dans l’opinion publique ? Todd nous dit encore que « les prisons se remplissent de jeunes » et qu’on constate dès lors, parmi les délinquants emprisonnés, une « sur-représentation de ceux qui sont d’origine immigrée récente ». C’est sans doute contre cela aussi que les jeunes ont protesté, au mois de juin. Depuis les premières émeutes de 2005, les différents gouvernements se sont efforcés de développer des politiques sociales pour venir en aide aux jeunes qui exprimaient leur mécontentement. La tâche n’était pas facile, dans un monde qui ne sait plus offrir beaucoup d’espoir à quiconque, et en particulier à la jeunesse. C’est encore Georges Bensoussan qui évoquait très clairement, pour conclure cette interview du Figaro, le « naufrage de cette société ». Constat pessimiste et décourageant. Un jeune de 2023, à qui l’on assène cette vérité, va être tenté très logiquement, s’il a des racines musulmanes, de se réfugier dans une pratique religieuse intégriste. Là aussi, c’est un échec de l’État qui n’a pas su présenter une version vraiment adéquate de la laïcité ni de l’assimilation, comme si, au fond, il n’existait pas de formule de remplacement.
« Assimilation », le mot résonne comme un objet de nostalgie abandonné depuis longtemps. Il ne s’agit plus de ce qui se passait dans l’empire austro-hongrois, où les Juifs s’assimilaient pleinement, et pouvaient in fine appartenir à l’élite, notamment littéraire et artistique, mais aussi commerciale. Les exemples abondent, pour illustrer ce grand moment de l’histoire, au cours duquel les minorités devinrent partie prenante des intérêts de leur pays d’adoption. Aujourd’hui, la situation avec la population d’origine arabe est souvent bien différente. Prenons le cas des Français dont les parents sont venus d’Algérie pour s’établir dans notre pays. Il faut se méfier des généralisations trop faciles, mais on peut probablement avancer ceci, néanmoins : l’assimilation ne s’est jamais produite. Soixante ans après la fin de la colonisation française en Algérie, la haine envers la France persiste dans cette population émigrée. Ils rejettent complètement notre culture, suivant d’ailleurs en cela le mot d’ordre de l’État algérien, relayé par une télévision et des journaux aux ordres. Lors des événements de juin, remarque Nicolas Baverez dans Le Figaro, des « encouragements et un soutien explicites ont été apportés par Alger aux émeutiers ». J’ai connu quelques Algériens dans ma vie, et, pour l’un d’entre eux notamment, j’ai pu observer une hostilité foncière et manifeste vis-à-vis de moi. Il éprouvait un ressentiment farouche envers ma personne, c’est-à-dire, à travers moi, envers la France, le genre d’aversion anthropologique tellement puissante qu’elle finit, quand elle se propage, par nous déstabiliser aussi, nous autres Français. La haine, après tant de temps, circule encore entre les deux rives de la Méditerranée, à un point d’intensité maximale, de manière aberrante, interminable. On pourrait peut-être ajouter aussi que, fondamentalement, ces relations viciées avec les Algériens sont symptomatiques et archétypales de la façon dont presque tous les descendants d’émigrés musulmans, quelle que soit leur origine, vivent désormais leur exil, déchirés entre leurs deux foyers provisoires, dont ni l’un ni l’autre ne coïncide plus avec leur identité. Le déracinement a augmenté la perte de leurs repères, provoquant chez eux un traumatisme identitaire qui s’est répandu aussi rapidement qu’une épidémie de Covid. Les violences urbaines du mois de juin 2023 sont très certainement une des conséquences majeures de cette maladie chronique. À ce propos, Pierre Brochand, ancien analyste de la DGSE et auteur d’un rapport au Sénat sur l’immigration, a pu mettre en évidence, dans Le Figaro, une « extraordinaire prolifération de la dimension délinquante, sorte de jaillissement paroxystique de la surcriminalité endémique des diasporas ». Il constate, proche en cela de Debord, une « même ressemblance apparente avec les flambées racialisées des ghettos américains ». Il souligne en outre, point crucial, le rôle prédominant des réseaux sociaux, « accélérateurs de concurrence mimétique ». Bref, une sorte de petite apocalypse qui a dérouté les classes dirigeantes de notre pays, malgré les avertissements répétés.
Il faudrait cependant prendre ici quelque recul, afin d’être capable d’écouter la souffrance des jeunes émeutiers, sans bien sûr justifier moralement leurs actes délictueux. De prendre en considération par exemple la douloureuse réalité humaine des transferts massifs de peuplement, qui ont bouleversé tous les continents depuis au moins le début du XXe siècle, et qui se sont mondialisés à partir de la fin de la guerre, en 1945, pour aboutir à l’éternelle précarité de l’homme que nous connaissons désormais. Le livre emblématique de Primo Levi, La Trêve (1963), illustre parfaitement la folie à l’œuvre dans le déplacement de populations, ici limité au retour dans leur propre patrie des déportés d’Auschwitz libérés par les soviétiques. Mais on peut élargir cet événement aux transferts migratoires extra-européens, l’Europe commençant alors à attirer intensivement de nombreux individus poussés hors de chez eux par la pauvreté et les guerres. En somme, notre continent, et singulièrement la France, pays des droits de l’homme, devint l’objet de tous les désirs, non pas forcément d’assimilation, nous l’avons vu, mais de simple opportunité consumériste. Parfois, les motifs de l’émigration sont certes plus graves. Aujourd’hui même, après les bouleversements dans le monde arabo-musulman, c’est le changement climatique qui pousse aux migrations forcées, comme l’indique le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, en pointant du doigt « un contexte où quelque 108 millions de personnes ont été déplacés de force à la fin de 2022 dans le monde, dont 40 % sont des enfants ».
Venir habiter dans un pays nouveau exige d’en respecter les lois et la culture. Ce qui frappe le plus dans ces émeutes de juin en France, c’est cette violence aveugle contre tout ce qui constitue le socle même de nos valeurs, pour autant qu’on puisse les définir dans les contours flous de la République. Les jeunes émeutiers ne veulent plus de cette culture française, qu’ils ne considèrent plus comme la leur. La langue française elle-même est soumis à un traitement d’éradication, grâce à l’argot ou au rap. Ce ne sont plus les châteaux qu’on brûle, comme lors de la Révolution, ce sont, entre autres, les médiathèques. Le livre n’est plus ce moyen d’émancipation traditionnel, qui ouvrait des horizons de liberté et d’autonomie intellectuelle. Voici par exemple comment le correspondant à Lyon du journal Le Monde relate, le 7 juillet, l’attaque d’une bibliothèque à Vaulx-en-Velin : « Dans la nuit de jeudi, un déluge de feu s’est abattu sur la médiathèque Léonard-de-Vinci. Des mortiers tirés contre la façade. Un équipement inauguré en 2022, s’inscrivant dans une importante refonte du quartier, avec ligne de tram, halle couverte, parcs verdoyants, rénovation des crèches et d’écoles. » Personnellement, je ne puis être tout à fait solidaire de ces émeutiers, poussés par une rage absurde de tout détruire, à commencer par les livres... Ce n’est plus une insurrection qui vient, comme disaient récemment les derniers post-situationnistes, dans un message d’outre-tombe. La révolution, les Français l’ont déjà faite, à la fin du XVIIIe siècle. Il faudrait en avertir tous ces apprentis Robespierre, ces Mao en puissance, arpenteurs nihilistes des rues et brûleurs de livres. La société que nous avons en partage, dont nous avons hérité, nous devons certes essayer de l’améliorer – mais pas de l’anéantir une nouvelle fois. Pour y mettre quoi, à la place ? Le néant ?
Dans son livre monumental, Les Lois, Platon écrivait : « Les hommes doivent nécessairement établir des lois et vivre selon les lois, sinon rien ne permet de les distinguer des bêtes les plus sauvages à tous égards. La raison en est la suivante : aucun être humain ne possède, en vertu de sa nature, le don de connaître ce qui est le plus profitable aux hommes en tant que citoyens ; et même s’il le connaissait, il ne serait pas toujours en mesure de vouloir et de faire le meilleur. » Nous avons là bel et bien une condamnation de l’individualisme. L’individualisme consumériste va de pair avec un nihilisme endémique. N’aurions-nous que cette anti-valeur du chacun pour soi à transmettre aux jeunes émeutiers, plus pressés de s’emparer de chemises Lacoste ou de chaussures Nike, lors de pillages, que d’acquérir le sens de la solidarité ? La question se pose, et il serait urgent d’y répondre, ou mieux : de tenter d’y répondre, mais avec sincérité et hors de tout dogmatisme. L’avenir passe par la considération que nous serons capables d’éprouver pour notre prochain. La phrase de Malraux : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas », n’a pas d’autre sens. C’est à travers notre prochain que nous voyons Dieu. La société est peut-être mauvaise, elle a peut-être perverti l’homme, comme le prétendait Rousseau. Mais ce qui reste sacré, c’est notre responsabilité vis-à-vis des autres, dans un rapport humain primordial. Voilà ce qu’il faut comprendre, pour nous offrir à tous un avenir décent. Non pas des choses à consommer, mais les hommes à aimer, telle est la leçon éthique.
Jean Baudrillard, La société de consommation. Éd. Denoël, 1970.
Guy Debord, Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande. Réédité par Jean-Jacques Pauvert aux Belles-Lettres, 1993.
Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse. Éd. Du Seuil, 2015.
Platon, Les Lois (Extraits). Traduction d’Anissa Castel-Bouchouchi. Éd. Gallimard, collection « Folio », 1997.
Primo Levi, La Trêve. Traduit de l’italien par Emmanuelle Genevois-Joly. Éd. Grasset, collection « Les Cahiers Rouges », 1966.
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