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20/10/2021

Xavier Giannoli adapte Balzac au cinéma

 

J’ai toujours eu la plus vive admiration pour Balzac, ce génie visionnaire, ce sociologue avant la lettre d’une société du spectacle dont il a analysé de manière si transparente tous les rouages. Balzac est l’auteur que les ambitieux doivent lire. Je le conseille souvent aux jeunes gens qui cherchent leur voie. Faut-il pour autant l’adapter au cinéma ? Pourquoi pas, histoire de se replonger dans un univers fascinant, aux décors et aux costumes d’époque si agréables à la vue ? Mais qu’apporte une mise en images d’une prose aussi parfaite ? Souvent une déperdition, en réalité, sauf exception.

 

Le réalisateur Xavier Giannoli voulait depuis longtemps travailler sur Illusions perdues, sans doute l’un des plus beaux romans de Balzac ‒ en tout cas celui que Proust mettait au-dessus des autres. L’action se passe sous la Restauration, et concerne le petit milieu du journalisme parisien. Lucien de Rubempré, poète débutant, quitte son Angoulême natal pour conquérir Paris, à la sueur de sa plume, qu’il a habile. Il y sera confronté, malgré une réussite initiale qu’il ne doit qu’à lui-même, à l’influence des femmes, d’abord sa maîtresse, la trop romantique Louise de Bargeton (Cécile de France), puis la cousine de celle-ci, la redoutable marquise d’Espard (Jeanne Balibar). Le film de Giannoli, je dois l’avouer, m’a fait prendre conscience comme jamais du pouvoir des femmes dans la société. La fascinante marquise d’Espard, en l’occurrence, est le pôle vers lequel affluent tous les hommes en quête de position mondaine. Elle est bien introduite à la Cour, et à ce titre favorise les carrières.

 

Arrêtons-nous un instant sur Jeanne Balibar, cette merveilleuse actrice, qui interprète si bien la marquise. Il y a entre elle et l’univers balzacien une affinité extraordinaire, puisqu’elle jouait déjà, en 2007, dans le film que Jacques Rivette avait tiré de La Duchesse de Langeais, et qui avait été renommé, comme on sait, Ne touchez pas la hache. Pour moi, l’adaptation de Rivette était un chef-d’œuvre absolu, il y recréait une atmosphère parfaitement balzacienne, qui nous faisait toucher du doigt l’âme même de Balzac. Jeanne Balibar en Antoinette de Langeais, ce fabuleux personnage, rayonnait de manière incomparable. L’actrice, c’est connu, est une littéraire. Normalienne, elle a très tôt bifurqué vers le théâtre et a passé quelque temps à la Comédie-Française. Elle a été Dona Prouèze dans Le Soulier de satin ou encore Éléna dans Oncle Vania, etc., etc. Ses prises de position politiques ont fait d’elle une intellectuelle écoutée, qui évolue dans l’intelligentzia comme un poisson dans l’eau. Dans ces personnages de Balzac, et bien d’autres à l’écran, elle exprime une quintessence tout à fait exceptionnelle de l’art de l’acteur. Rien que pour admirer son rôle en marquise d’Espard, figure féminine essentielle de la Comédie humaine, il ne faut pas rater ces Illusions perdues de Giannoli.

 

Je dois dire que j’ai apprécié également les prestations de Gérard Depardieu en Dauriat, éditeur illettré, de Jean-François Stévenin, dont ce sera le dernier rôle, en Singali, sans oublier, selon moi, l’impeccable Xavier Dolan en Raoul Nathan, écrivain à succès, l’ami véritable de Lucien. Xavier Giannoli a évidemment modifié un peu la trame du roman de Balzac. Il n’était pas possible d’en reprendre l’intégralité, au risque de perdre en clarté (on peut dire qu’aucune adaptation de Balzac, si réussie soit-elle, ne dispensera de le lire dans le texte). Giannoli insiste par exemple beaucoup sur les noms du héros. Rubempré, avec une particule, lui vient de sa mère, mais son vrai patronyme, celui de son père, est un banal Chardon. Pris par son désir effréné de réussite sociale, Lucien voudrait que « Lucien de Rubempré » soit officialisé. Cela lui ouvrirait bien des portes, en effet.

 

Pour mieux comprendre l’enjeu de cette question, on peut citer ici la réaction de la marquise d’Espard, ulcérée semble-t-il par tant de vergogne : « S’arroger un nom illustre ?… mais c’est une audace que la société punit. J’admets que ce soit celui de sa mère ; mais songez donc, ma chère, qu’au roi seul appartient le droit de conférer, par une ordonnance, le nom des Rubempré au fils d’une demoiselle de cette maison ; si elle s’est mésalliée, la faveur serait énorme, et pour l’obtenir, il faut une immense fortune, des services rendus, de très hautes protections. Cette mise de boutiquier endimanché prouve que ce garçon n’est ni riche ni gentilhomme ; sa figure est belle, mais il me paraît fort sot ; il ne sait ni se tenir ni parler ; enfin il n’est pas élevé... »

 

Terribles paroles, significatives de l’excellence de la prose de Balzac, qui s’adapte à toutes les situations de manière réaliste et cruelle. Ces sarcasmes de la marquise d’Espard résument tout ce que pouvait être, sous la Restauration, la morgue d’une authentique aristocrate devant un aventurier voulant se pousser du col. Où l’on voit que, pour Lucien, la partie n’était pas gagnée d’avance, comme le montrera surtout la suite du roman, dans Splendeurs et misères des courtisanes...

24/09/2018

"Mademoiselle de Joncquières", d'après Diderot

   Je suis allé voir ce film, Mademoiselle de Joncquières, d'abord par curiosité, et surtout parce que j'aime Diderot par-dessus tout. Le réalisateur, Emmanuel Mouret, a en effet repris la trame d'une extraordinaire histoire qui est contée brièvement au milieu du roman Jacques le Fataliste et son Maître. Après Robert Bresson, jadis, Emmanuel Mouret a développé lui-même (il est l'auteur du scénario) ce conte de Diderot pour le cinéma. Je dois dire qu'il l'a fait avec art et talent (malgré quelques petits défauts, sur lesquels on voudra bien passer). Aussi bien, il est servi, dans sa mise en scène sobre et sophistiquée à la fois, par d'étonnants acteurs, qui donnent tout son sel à cette histoire de séduction et de manipulation amoureuse. A priori, Cécile de France en Mme de La Pommeraye, et Édouard Baer en marquis des Arcis, sont à contre-emploi. Emmanuel Mouret nous a d'ailleurs expliqué qu'au départ il n'avait pas du tout pensé à eux pour interpréter ces rôles. Son choix final se révèle pourtant une sorte d'évidence. Édouard Baer, davantage connu pour être un dandy parisien un peu décadent plutôt qu'un comédien plausible, se fond dans le rôle du pauvre marquis avec une aisance exceptionnelle. Quant à Cécile de France, habituée à jouer des personnages entiers et positifs, elle incarne à la perfection une Mme de La Pommeraye dans toute sa complexité vivante, passant de l'amoureuse transie à la cruelle manipulatrice en mal de vengeance. Le titre du film indique aussi qu'Emmanuel Mouret a voulu insister sur la jeune fille qui sert d'appât dans cette intrigue. Il l'a rebaptisée ici Mlle de Joncquières. Diderot, dans son roman, soulignait plutôt la dimension presque féministe avant l'heure de son héroïne. Chez Emmanuel Mouret, il va de soi que Mme de La Pommeraye garde toute cette importance, l'action du drame reposant toujours sur elle. Mais le jeune réalisateur a voulu faire émerger de son anonymat la jeune fille, ressort essentiel, piège imparable de la vengeance. Il a sans doute médité le commentaire que le Maître de Jacques fait dans le livre, s'adressant à l'hôtesse qui vient de raconter l'histoire : "Notre hôtesse, lui fait dire Diderot, vous narrez assez bien, mais vous n'êtes pas encore profonde dans l'art dramatique. Si vous vouliez que cette jeune fille intéressât, il fallait lui donner de la franchise et nous la montrer victime innocente et forcée de sa mère et de La Pommeraye, il fallait que les traitements les plus cruels l'entraînassent, malgré qu'elle en eût, à concourir à une suite de forfaits continus pendant une année : il fallait préparer ainsi le raccommodement de cette femme avec son mari." Emmanuel Mouret est parvenu à faire ressortir de manière magnifique ce personnage de Mlle de Joncquières, joué par une éblouissante Alice Isaaz, à qui les costumes du XVIIIe vont à ravir. En insistant sur ce caractère, encore périphérique chez Diderot, et qui devient central à la fin de son film, Emmanuel Mouret a peut-être essayé de montrer tout ce que le thème de la jeune fille véhicule de lente évolution dans notre civilisation. L'histoire de la jeune fille passe, en quelque sorte, par Proust et Nabokov (Lolita) ; Emmanuel Mouret, là-dessus, nous indique pour sa part comment une origine encore toute discrète de ce "mythe", pleine de retenue en apparence, douce comme un pastel de Watteau, se trouve déjà à l'état d'esquisse chez Diderot.