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26/04/2023

Extrait de ma conférence sur le film "Mr Klein" de Joseph Losey

 

Mr Klein, film de Joseph Losey (1976)

Scénario de Franco Solinas

Avec Alain Delon

Durée : 122 minutes

 

 

« Si, dans le monde futur, on me demande : Pourquoi

n’as-tu pas été l’égal du prophète Moïse ?, je saurai ce

qu’il faudra répondre. Mais si on me demande : Pourquoi

n’as-tu pas été toi-même ?, là je ne saurai que dire. »

Zoussya d’Anipoli

 

 

 

 

Voici les extraits d’une petite conférence que j’ai donnée à Brest le mardi 25 avril 2023, au cinéma Les Studios, pour présenter le film de Joseph Losey, Mr Klein. Cette soirée s’inscrivait dans le Cycle des Films du Répertoire, organisé par Jacques Déniel. La projection était suivie de ma présentation, puis d’un débat avec le public.

 

 

 

 

 

L’originalité de Mr Klein

 

Elle doit beaucoup au scénariste, de nationalité italienne, Franco Solinas. J’ai eu du mal à trouver des renseignements à son sujet. Le livret du DVD nous fournit néanmoins quelques éléments importants. Solinas, ancien partisan, était membre du PC italien, et fut journaliste à L’Unitá, le journal officiel du Parti. Il écrivit de nombreux scénarios, entre autres pour Francesco Rosi, pour Costa-Gavras, ou encore pour Gillo Pontecorvo (La Bataille d’Alger, en 1966), et pour d’autres grands noms du cinéma. L’une de ses références littéraires majeures était Le Procès de Kafka, nous apprend-on. Pour Mr Klein, il imagina de partir d’ « un homme pris pour un autre », la même idée qu’Hitchcock avait utilisée dans La Mort aux trousses en 1959. Ce point de départ permettait d’inventer les péripéties les plus incroyables, ce qui confère un côté relativement surréaliste au scénario. La trame du film n’est pas plaquée sagement sur les faits historiques de l’année 1942, elle suit son propre chemin, autour de l’identité perdue de Mr Klein, pour coïncider finalement avec la grande Histoire et son dénouement, la Rafle des Juifs par la police française. Contrairement aux Guichets du Louvre, film réaliste qui suit à la lettre les événements des 16 et 17 juillet 1942 à Paris, l’arrière-fond historique, dans Mr Klein, sans vouloir évidemment en minimiser l’importance cruciale, a seulement une valeur de déclencheur pour l’évolution psychologique du personnage. Comme dans La Mort aux trousses, le film de Losey est en ce sens porteur de suspense, puisqu’il est basé sur un mystère, et que la survie de Klein s’avère particulièrement difficile, kafkaïenne. Auschwitz (le mot n’est jamais prononcé) y apparaît comme un hors-champ démesuré, mais bien réel.

 

 

Une question d’identité

 

Losey le précise à Michel Ciment, dans leurs entretiens, Klein « ne se connaît pas lui-même. Il n’apprend pas à connaître la société. Il n’a même pas de compréhension émotionnelle avant que les portes du wagon se referment ». Le thème premier, dans Mr Klein, est celui de l’identité, c’est-à-dire de la coïncidence de l’ego avec le sujet. Le philosophe Ludwig Wittgenstein écrivait à ce propos, dans le Tractatus : « Le moi philosophique n’est pas l’homme, ni le corps humain, ni l’âme humaine dont traite la psychologie, mais le sujet métaphysique, la limite ‒ non pas une partie du monde. » (§ 5.641, cité par Claude Romano dans son essai L’Identité humaine en dialogue, 2022) Ce qui arrive au personnage de Klein, c’est que son identité se délite, lorsqu’il s’aperçoit qu’un autre Klein veut le faire passer pour lui, et que cet autre Klein est juif ‒ ce qu’il croit ne pas être. Ce malaise identitaire est progressif, je vais vous en donner des exemples.Vous avez pu ressentir, ainsi, dans la très belle séquence du château, avec Jeanne Moreau, que c’est ici véritablement que Klein-Delon commence à devenir de facto l’autre Robert Klein. Et puis, il y a aussi la concierge, interprétée par Suzanne Flon, qui confond carrément les deux Klein, devant les policiers, lors de la première visite de l’appartement. Vous constatez aussi que, dans cette histoire, les identités des personnages ne paraissent pas déterminées une bonne fois pour toutes. On ne sait plus qui est qui. C’est bien sûr le cas de la jeune fille sur la photo. En enquêtant sur elle, Klein s’aperçoit qu’on la connaissait sous plusieurs prénoms (Nathalie, Françoise, Cathy et Isabelle), selon les endroits où elle se trouvait. Elle non plus, n’est pas distinctement identifiable, en somme. Dans la scène du compartiment, on ne sait si c’est bien de la même jeune fille dont il s’agit encore. Klein lui récite ses différents états civils, et lui parle de l’autre Klein. Mais elle, lui répond vivement : « Vous vous trompez de personne ! » Toujours cette impossibilité de nommer quelqu’un, de l’identifier et de connaître la vérité. Sans parler d’une des dernières scènes, lorsque les policiers viennent chercher Klein chez lui pour l’arrêter : il leur donne un autre patronyme que le sien, celui de son faux passeport, geste dérisoire de sa part, comme s’il avait l’intention d’en finir une bonne fois pour toutes avec le nom qu’il porte. Vous avez peut-être saisi également, à la toute fin, dans le vélodrome sensé représenter le Vel d’Hiv, l’appel d’un haut-parleur demandant « Robert Klein ». Un homme, à proximité, lève la main, comme pour manifester que c’est lui. À ce moment-là, Klein-Delon, attentif à ce qui se passe, est pris d’une irrésistible envie de suivre l’inconnu, pour essayer de l’identifier, toujours, même si cela, en l’occurrence, le mène à sa perte dans un wagon plombé… Manifestement, Klein, que Losey nous présente souvent entouré de miroirs, est quelqu’un qui aurait voulu franchir la limite de son propre moi.

 

 

Le double

 

La littérature et le cinéma sont riches en histoires traitant du double, thème romantique par excellence, qui aboutit, presque chaque fois, à la folie humaine. Citons la nouvelle d’Edgar Poe parue en 1839, et traduite par Baudelaire, William Wilson, car elle donna lieu, en 1968, à un court métrage de Louis Malle avec Brigitte Bardot et, déjà, Alain Delon. La définition que propose la psychiatrie de cette hallucination du double est intéressante à noter, dans le cadre de Mr Klein : « Trouble de l’identification d’une personne caractérisé par la négation de son identité et la croyance délirante qu’elle a été remplacée par un double. » (Jacques Postel, Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique) Les psychiatres parlent volontiers ici de « trouble dissociatif de l’identité ». Il y aurait chez le patient, à la suite d’un traumatisme initial qui affecte le moi, un sentiment angoissant de perte de la réalité. Ce vide, que Lacan nommait la « forclusion du Nom-du-Père », entraîne la psychose. Le malade voudrait, dans sa pauvre vie, « donner du sens à ce qui n’en a pas », et, par le fait même, y échouerait, d’où l’élaboration d’un délire pour tenter, désespérément, de remplacer le réel par quelque chose d’imaginaire. Un phénomène de possession finit par s’enclencher, dans les cas les plus graves, qui se manifeste, ainsi que l’indique un livre tout récent sur le trouble dissociatif de l’identité, dirigé par le psychologue clinicien Éric Binet, « par le fait d’être contrôlé ou importuné par une entité étrangère qui est perçu comme provenant du monde extérieur... » C’est très probablement un processus de ce type qui atteint Robert Klein avec son double homonyme. Dès le début, il nous est présenté comme un homme peu intéressant humainement, alors que son double fantasmé, par contraste, nous apparaît de loin paré de qualités toutes positives, en quelque sorte, puisqu’il est juif, et même, on le verra, résistant. Pour le moment, Klein-Delon profite, de manière égoïste, de l’Occupation allemande pour gagner de l’argent sur le dos de pauvres gens, en général des Juifs, comme le montre la scène du début avec Jean Bouise. Klein lui achète un tableau hollandais d’Adriaen Van Ostade à vil prix. Lorsqu’il raccompagne le vendeur à la porte de l’appartement, il aperçoit le journal Informations juives libellé à son nom, sur le paillasson. Il constate que c’est bien son exemplaire. Cet événement, et ce qui s’ensuit, est, si l’on reprend la théorie psychiatrique, comme le révélateur chez lui d’« une déchirure dans la relation du Moi au monde extérieur » (Pierre Kaufmann). Soudain, l’individu peu recommandable qu’est Robert Klein, marchand d’art cynique, se voit confronté à un fait matériel qui lui échappe complètement. Il se retrouve remisé à sa juste place, tel un pantin dans le jeu du monde. Face à cette révélation, il ressent, car il est intelligent, un désir acharné de s’expliquer, de se justifier, afin d’avoir de nouveau le droit d’être lui-même et de s’estimer. Sur le générique de fin, le spectateur réentend le dialogue entre Klein et le propriétaire du tableau d’Adriaen van Ostade, comme pour nous signifier que cette mauvaise action initiale explique son destin d’homme, en l’occurrence de Juif, mais de Juif qu’il n’est pas encore, qu’il pourrait devenir...

 

 

La disparition

 

Il est utile de revenir quelques instants sur la manière dont est conçue cette trame du double dans Mr Klein. Il s’agit de ceci : quelqu’un d’inconnu et d’étranger, dont on n’est sûr que du nom, essaie de disparaître dans la clandestinité, de s’effacer, en mettant à sa place un homonyme, de manière à faire endosser à celui-ci son existence et son état civil, et donc sa judéité, point essentiel. Résultat de la manipulation, l’un (Delon-Klein, victime de cette usurpation d’identité qu’un Borges aurait pu facilement imaginer) devient l’autre, alors que cet autre s’évanouit dans la nature. En fait, nous ne verrons jamais cet autre Klein, l’autre de Klein, sur l’écran, sinon de dos, peut-être. Que signifie cette substitution de Klein-Delon au profit de la propre personne d’un autre ? Dans quel but, cette usurpation d’identité du marchand d’art ? Est-ce un moyen de se dérober aux autorités de Vichy (le film montre à plusieurs reprises les préparatifs de la grande Rafle) ? L’autre Klein sera-t-il arrêté par la police, au final ? Se retrouve-t-il dans le vélodrome ? Est-il, lui aussi, déporté ? On ne sait pas très bien. Existe-t-il réellement ? Cette ombre insaisissable, dans le scénario, échappe à Solinas, et à Losey lui-même Par contre, le personnage de Delon, présent quasiment à chaque image, ressent parfaitement le chemin de croix qu’on lui impose. L’acteur en fait une odyssée moderne. C’est ici sans doute qu’il faut insister sur la magnifique prestation d’Alain Delon, dans ce rôle. Il incarne cette tragédie d’un homme, cette emprise infligée par un autre insaisissable, cette schizophrénie intime, avec une conviction extraordinaire. Il est allé jusqu’au bout de lui-même, devenant quasiment l’autre Klein, celui qui se tapit dans l’ombre, invisible. À la fin, il se passe cette chose inouïe, à savoir que Klein-Delon se transforme littéralement en son « autre-Juif », comme s’il y avait eu en lui cette ressource humaine ultime, qu’il ne se connaissait pas avant, ce bon mouvement en quelque sorte. Ce qui prouve qu’au fond, il n’était pas un individu si décevant que ça. Il a senti confusément que, dans cette situation inextricable, il y avait un salut possible pour lui, un rachat, devenir juif, être juif, comme ses ancêtres de la branche hollandaise des Klein, dont lui a parlé son père. Le film de Losey pose, au bout du compte, cette question de la judaïté, avec une intensité magnifique.

 

 

Être juif

 

Pour conclure, et vous faire ressentir tout l’enjeu de cette expérience de la judéité, que filme Losey de l’extérieur, comme un idéal inaccessible, je voudrais vous citer l’extrait suivant d’un petit texte du philosophe Emmanuel Levinas, Être juif, qui date de 1947 :

 

« L’expérience de l’hitlérisme n’avait pas été ressenti par tout le monde comme l’un de ces périodiques retours de la barbarie qui, en somme, est dans l’ordre et dont on se console par l’évocation du châtiment qui le frappe. Le recours de l’antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au Juif l’irrémissibilité de son être. Ne pas pouvoir fuir sa condition ‒ pour beaucoup cela a été un vertige. Situation humaine certes ‒ et par là, l’âme humaine est peut-être naturellement juive. »

 

Je vous remercie de votre attention.

 

 

 

 

Bibliographie

 

Le Goût du judaïsme, Franck Médioni. Mercure de France, 2015.

 

Ellis Island, Georges Perec. POL, 1995.

 

Être juif, Emmanuel Levinas. Rivages poche, 2015.

 

Être juif. Étude lévinassienne, Benny Lévy. Verdier, 2003.

 

L’Entretien infini, Maurice Blanchot. Gallimard, 1969.

 

L’Identité humaine en dialogue, Claude Romano. Seuil, 2022.

 

Histoire de la Shoah, Georges Bensoussan. PUF, « Que sais-je ? », 1996.

 

Atlas de la Shoah, Georges Bensoussan. Autrement, 2014.

 

La Rafle du Vel d’Hiv, Laurent Joly. Grasset, 2022.

 

Va où il est impossible d’aller. Mémoires, Costa-Gavras. Seuil, 2018.

 

Le Livre de Losey, Michel Ciment. Stock, 1979.

 

Dora Bruder, Patrick Modiano. Gallimard, 1997.

 

Évaluer et prendre en charge le trouble dissociatif de l’identité, sous la direction d’Éric Binet. Dunod, 2022.

 

Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique, Jacques Postel. Larousse, 1998.

 

Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi. Gallimard, 1989.

 

La Grande histoire des Français sous l’Occupation. Tome V, Les Passions et les haines, Henri Amouroux. Laffont, 1981.

 

Histoire mondiale de la France. Sous la direction de Patrick Boucheron. Article « Vel d’Hiv-Drancy-Auschwitz » d’Anette Wieviorka. Seuil, 2017.

 

La France et la Shoah. Vichy, l’occupant, les victimes, l’opinion. Sous la direction de Laurent Joly. Calmann-Lévy, 2023.