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10/05/2022

Un inédit de Céline

 

Description d’un combat

 

On a beaucoup parlé, depuis peu, de la découverte de trois manuscrits inédits de Céline. C’est en effet un événement littéraire d’une très grande importance, qui va bouleverser notre approche du romancier. Les éditions Gallimard viennent de sortir Guerre, en quelque sorte le témoignage de Céline sur sa guerre de 14. DansVoyage au bout de la nuit, il y avait une ellipse relative à ce qui s’était passé pendant cette période. Guerre vient combler cette lacune de manière aussi précise que stupéfiante.

 

Ce qui ne veut pas dire que Guerre serait une partie annexe du Voyage. Guerre est un roman autonome, une œuvre à part entière. Il fut écrit en 1934, soit deux ans après la publication du Voyage. C’est manifestement un premier jet. Céline projetait certainement d’y revenir. Le manuscrit, tel qu’il a été retrouvé, a beaucoup souffert, et le début manque. Cependant, l’essentiel est là, une histoire basée sur ce que le jeune Louis Ferdinand Destouches a vécu, mais le tout passé au filtre de l’imagination. Sans parler d’une écriture brute de décoffrage, où le style célinien fait des merveilles pour relater une expérience de violence, de combats, et toutes les petites lâchetés qui vont avec.

 

On sent ainsi dans Guerre un très grand malaise, celui de toute une génération qu’on a envoyée au casse-pipe sans complexe. Les soldats de 14-18 furent considérés carrément comme de la chair à canon. Le film de Stanley Kubrick, Les Sentiers de la gloire, en 1957, avait dénoncé les exécutions sommaires de soldats accusés de désertion. Dans Guerre, Céline touche à ce problème de près, avec des allusions claires. Il ne peut s’empêcher de lâcher, à un moment : « Ça y est, que j’ai dit, cette fois je déserte pour de bon. » Un sentiment de haine prévaut donc chez les combattants, contre l’absurdité de cette boucherie à laquelle on les condamne. On retrouve sans surprise cette haine dans le texte de Céline.

 

N’est-ce pas une chose fort compréhensible ? La Grande Guerre, de fait, fut une folie complète. Je me suis intéressé, il y a quelques années, aux véritables causes du conflit. Or, il est pratiquement impossible de les définir rationnellement. L’attentat de Sarajevo n’est qu’un prétexte secondaire. Pourquoi l’Allemagne a-t-elle déclaré la guerre à la France ? Elle-même l’ignorait, et les historiens n’ont jamais pu se mettre d’accord sur ce point. On perçoit donc très bien, rétrospectivement, le non-sens absolu qu’il y avait, à l’époque, à envoyer, durant quatre longues années, nos soldats sur le front, dans la boue et l’argile rouge des tranchées. Céline, dans Guerre, se fait l’écho de cette situation historique. Sa révolte contre la guerre peut être généralisée sans problème. Elle est universelle. C’est ce qui fait, selon moi, la grandeur de son texte.

 

Céline décrit admirablement tout ce que la guerre a changé en lui dramatiquement. Il explique par exemple : « Le coup qui m’avait tant sonné si profondément ça m’avait comme déchargé d’un énorme poids de conscience, celui de l’éducation comme on dit, ça j’avais au moins gagné. […] Je devais plus rien à l’humanité, du moins celle qu’on croit quand on a vingt ans avec des scrupules gros comme des cafards qui rôdent entre tous les esprits et les choses. » À partir de là, on comprend que Céline aura du mal à se reconstruire une identité, et que, d’ailleurs, il n’y parviendra jamais complètement. On guérit rarement de ce genre de traumatismes, surtout lorsqu’on a, comme Céline, une prédisposition à la souffrance.

 

Dans Guerre, j’ai retrouvé un peu l’atmosphère de Guignol’s band, que j’avais lu avec passion lorsque je faisais mon service militaire. Tout ce petit monde de la prostitution et des souteneurs, un érotisme crapuleux ‒ et puis un style tellement clair, sous l’argot, tellement classique en fait. On a l’impression d’une musique, d’une partition pour clavecin, tantôt de Rameau, tantôt de Scarlatti. Goûter Céline, voyez-vous, est une question d’oreille avant tout !

 

Louis-Ferdinand Céline, Guerre. Édition établie par Pascal Fouché. Avant-propos de François Gibault. Éd. Gallimard, 19 €.

15/02/2014

Le français, langue vivante

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   On n'en a pas toujours conscience, mais le français n'est pas encore une langue morte. Il suffit par exemple de feuilleter le fort volume, C'est comme les cheveux d'Eléonore (éd. Balland, 2010), de Charles Bernet et Pierre Rézeau, pour s'en convaincre un peu. C'est un recueil des "expressions du français quotidien", que les auteurs ont été chercher partout : dans la littérature de gare, les polars, ou encore sur Internet. Nos contemporains s'expriment volontiers de manière très colorée. Ils aiment le poids des mots, et surtout la fraîcheur des expressions. Leur inventivité en la matière n'a aujourd'hui rien à envier à l'argot d'hier, qui continue parfois à les inspirer. On se dit d'ailleurs que les écrivains feraient bien d'en prendre de la graine, eux dont la langue demeure trop souvent grise, sans relief. Et c'est dommage, vu les possibilités !

   Un petit exemple, entre mille, qui a retenu mon attention : l'expression "ravitaillé par les corbeaux". On l'utilise pour signifier qu'un endroit est vraiment perdu, que c'est un no man's land loin de toute civilisation. Elle est inspirée d'un passage de la Bible, au Premier livre des Rois, 17, 4-6 : "Tu boiras au torrent et j'ordonne aux corbeaux de te donner à manger là-bas." Quand on a habité un certain temps à la campagne, comme ce fut mon cas, on ne peut qu'apprécier cette image, sans effort particulier d'imagination. Je suis par conséquent assez surpris de voir que dans la Bible "Bayard" (2001), les traducteurs ont remplacé "corbeaux" par "Arabes", à cause du contexte et en "modifiant légèrement la vocalisation". Voilà une traduction qui, se voulant trop littérale, trahit l'esprit du texte original. Cela coupe la chique à la tradition, on ne peut que le regretter.

   En étudiant encore d'autres expressions contemporaines, qui ont parfaitement cours, mais restent parfois méconnues (question de milieu social), je pensais à ce que ne cessait de dire un Céline, pour expliquer en quoi consistait son travail. Car tous ces mots, toutes ces locutions, il ne suffit pas non plus de les ressortir gratuitement. Il faut les avoir mâchés, ruminés, se les être appropriés. Il faut les faire naître, leur donner vie à nouveau. La culture n'est pas autre chose, bien sûr. Céline l'écrit dans une lettre de 1951 à Albert Paraz : "Les écrivains français renient la langue française, ils préfèrent la langue française en traduction — soit le français mort ! C'est beaucoup plus facile que le français vivant — Cette bonne blague ! Peu à peu tu vois on enterrera le français — on le remplacera par le faux français — du décalqué des 'génies américains' — ..." Ces lignes vigoureuses sont hélas prophétiques, et auraient pu servir d'exergue aux Cheveux d'Eléonore.