29/08/2022
Un inédit du grand écrivain
Naissance de Maurice Blanchot romancier
Avec son premier roman, Thomas l’Obscur, publié chez Gallimard en 1942, Maurice Blanchot, qui n’était jusque-là que journaliste, devient à part entière romancier. La métamorphose ne s’est pas produite sans difficultés. C’est ce que révèle la découverte du tapuscrit de Thomas le Solitaire, longue préparation au texte final. De 1931 à 1938, Blanchot travaille à ce brouillon qui, considérablement transformé, aboutira à Thomas l’Obscur quelques années plus tard. Les éditions Kimé proposent aujourd’hui la lecture de cet « avant-roman », embryon déjà conséquent de l’œuvre définitive, qui l’annonce lointainement mais sûrement, telle une étape préparatoire essentielle.
Une courte notice, en fin de volume, nous informe de la manière dont Thomas le Solitaire a été retrouvé. Après la mort de Blanchot, le 20 février 2003, la plupart de ses papiers furent éparpillés, sauf une petite partie acquise par l’université de Harvard. S’y trouvait, sous forme de tapuscrit, ce manuscrit inédit, qui révèle, remarque la même notice, une « coupure assez nette entre le projet de 1931-1938 et celui qui lui a succédé ». D’où son intérêt.
Dès le départ, en somme, ce premier et grand roman de Blanchot, Thomas l’Obscur, pose ainsi une problématique assez complexe, avec ce long enfantement en amont. C’est pourquoi, lire aujourd’hui Thomas le Solitaire est une chance tout à fait inespérée, à condition sans doute de bien connaître déjà la version de 1942 (disponible à nouveau depuis 2005). On y retrouve évidemment le même personnage principal, Thomas, confronté, dans les grandes lignes, à une atmosphère semblable. Certains passages, d’ailleurs assez rares, seront repris (ils sont indiqués comme tels dans l’édition), mais considérablement modifiés. En réalité, toute une part de la fiction, même si elle découle d’un même principe romanesque, est différente. Il y a par exemple, dans Thomas le Solitaire, davantage de personnages secondaires. Quant au style, il est pour ainsi dire surchargé, alors qu’il se simplifiera dans la version ultime. C’est un peu comme si, à un moment donné, en concevant son texte, Blanchot en avait perdu la maîtrise, qu’il retrouvera néanmoins ensuite, après une réécriture en profondeur du manuscrit.
Pour Blanchot, on le sait, le travail littéraire était une ascèse et un absolu sans fin. Jean Starobinski a pu dire, dans un article sur Thomas l’Obscur, que l’œuvre blanchotienne « n’offre aucune prise à une réflexion qui voudrait la prendre tout entière sous son regard ». Elle semble déborder, et demeure une énigme, même après relecture, conservant presque un caractère proprement « inassimilable », selon le mot très judicieux d’Éric Hoppenot.
C’est le cas, avant tout, de Thomas l’Obscur, dont Blanchot donnera d’ailleurs en 1952 une « nouvelle version », beaucoup plus courte, comme si, vers ce roman, convergeaient les interrogations majeures de sa création littéraire. Au reste, toute l’œuvre future de Blanchot est déjà contenue là, dans ce creuset romanesque « interminable » (Derrida), que préfigure Thomas le Solitaire, avec des passages déjà clairement identifiables : « Elle avait compris, y écrit par exemple Blanchot, que comme d’autres sont infirmes, privés d’un membre, elle, elle serait privée, pour tout le temps de sa vie, de sa mort. »
Thomas le Solitaire représente une expérience littéraire inclassable. Sa lecture nous permet de mieux comprendre comment Blanchot a élaboré son univers romanesque, rempli en continu de cette nuit éternelle, qui règne toujours avec obstination.
Thomas le Solitaire, de Maurice Blanchot. Édition de Leslie Hill et Philippe Lynes. Kimé, 282 pages, 29 €.
06:17 Publié dans Livre | Tags : blanchot, thomas l'obscur, harvard, jean starobinski, éric hoppenot, jacques derrida, nuit éternelle | Lien permanent | Commentaires (0)
08/10/2014
Le point sur Maurice Blanchot
J'ai entre les mains depuis une quinzaine de jours ce nouveau Cahier de l'Herne consacré à Maurice Blanchot. Dans leur introduction, les deux concepteurs du projet, Éric Hoppenot et Dominique Rabaté affirment : "Il est temps de lire Blanchot comme les autres grands auteurs du XXe siècle, avec rigueur philologique, avec patience mais sans complaisance ni dévotion." Remarque très importante, à mon sens, et qui dit bien la réussite de ce projet, un peu plus de dix ans après la disparition de l'auteur de L'Arrêt de mort. En quatre cents pages qui couvrent les multiples domaines qui étaient ceux de Blanchot, ce superbe Cahier rassemble des contributions souvent pointues d'auteurs très divers. Toutes les générations ont été convoquées, et Blanchot est lui-même présent avec des textes, mais aussi des lettres et des notes inédites. Il est significatif de relire par exemple ce que Jacques Derrida écrivait peu après la mort de son ami dans "Lui laisser le dernier mot". De même, de reprendre l'analyse de Lacoue-Labarthe sur L'Instant de ma mort, qui montre toute la richesse littéraire et autobiographique de cet ultime récit de Blanchot. On trouvera par ailleurs dans ce volume des exégèses écrites par des auteurs de la nouvelle génération ; il est frappant de constater comment chacun d'eux accomplit sa propre lecture personnelle de cette œuvre, solitairement. C'est le cas du romancier Tanguy Viel, qui nous offre ainsi une méditation très intime à partir de sa longue fréquentation de Blanchot. Une partie du Cahier, on pouvait s'y attendre, est consacrée à la philosophie, "notre compagne clandestine" comme la nommait Blanchot. "L'originalité profonde de l'œuvre, soulignent Hoppenot et Rabaté, tient aussi à cet équilibre instable, à la confrontation inlassable avec le projet même de toute philosophie, à ses ruses pour sortir de la dialectique, selon des modes de voisinage et de rapprochement qu'il faut regarder de près." Là également, l'héritage est considérable et particulièrement en phase avec l'époque que nous traversons. Le plus grand mérite de ce Cahier de l'Herne est certes de faire le point aujourd'hui sur Blanchot, mais également d'ouvrir des perspectives, — alors qu'on croyait que la pensée était morte et l'histoire finie. Non, il s'agit de rester éveillé à ce qui se donne à nous, qui continue en dépit de tout à se donner à nous. Et pour espérer encore y arriver, alors que les chemins se perdent, l'œuvre de Blanchot conserve incontestablement un rôle déterminant à jouer.
Cahier de l'Herne Maurice Blanchot, sous la direction d'Éric Hoppenot et Dominique Rabaté. 2014, 39 €.
A signaler, le numéro 43 de la revue Lignes, dirigée par Michel Surya, sous le titre "Les politiques de Maurice Blanchot, 1930-1933" (mars 2014, 22 €). Intéressant ensemble de textes, qui essaient de mettre au jour l'engagement politique d'extrême droite de Blanchot avant guerre, sans concession et loin de toute idéalisation. Cela nous donne paradoxalement un Blanchot plus proche, moins mystérieux. L'œuvre y gagne en clarté, et l'homme nous paraît plus humain, malgré tout...
Je signale pour finir la parution annuelle en ligne du numéro 4 de la revue en langue espagnole Revista Neutral, entièrement dévolue à Blanchot. Pour aller sur ce site directement, vous pouvez cliquer ici en haut à droite sur Revista Neutral.
12:33 Publié dans Livre | Tags : maurice blanchot, cahier de l'herne, éric hoppenot, dominique rabaté, l'arrêt de mort, lettres, notes inédites, jacques derrida, philippe lacoue-labarthe, l'instant de ma mort, récit, tanguy viel, philosophie, héritage, perspectives, pensée, fin de l'histoire, rester éveillé, chemins, revue lignes, michel surya, revista neutral | Lien permanent | Commentaires (0)