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28/06/2023

Deux lectures

 

Histoire de hache

 

 

La hache est un symbole anthropologique très riche. À double tranchant, elle fusionne les contraires, la Terre et le Ciel, ou encore les deux natures du Christ, réunies en une seule personne. La hache favorise l’accès à la spiritualité. Elle a une fonction civilisatrice. Chez les Dogons, elle garantit la fécondité. Dans les initiations traditionnelles, la voici plantée sur une pierre cubique, en signe d’ouverture vers le centre suprême et d’accès à la lumière.

 

Deux textes anciens, parmi d’autres, mettent en scène la hache, de manière énigmatique. Je les ai rencontrés au fil de mes lectures, et ils ne me sortent plus de l’esprit.

 

Le premier est extrait du second livre des Rois (6, 1-7, traduction TOB). Les disciples sont assis autour de leur maître, le prophète Élisée. Ils désirent construire un abri, pour tenir leurs réunions :

 

Les fils de prophètes dirent à Élisée : « L’endroit où nous nous tenons assis devant toi est trop petit pour nous. Permets que nous allions jusqu’au Jourdain pour y prendre chacun une poutre afin de construire ici un abri pour s’y asseoir. » Il répondit : « Allez ! » L’un d’eux dit : « Accepte, je t’en prie, de venir avec tes serviteurs. » Il répondit : « Oui, je viens. » Et il alla avec eux. Ils arrivèrent au Jourdain et coupèrent des arbres. Comme l’un d’eux abattit son arbre, le fer de hache tomba à l’eau. Il s’écria : « Ah ! mon seigneur, je l’avais emprunté ! » L’homme de Dieu dit : « Où est-il tombé ? » Il lui fit voir l’endroit. Élisée tailla un morceau de bois et l’y jeta ; le fer se mit à surnager. Élisée dit : « Tire-le à toi ! » L’homme étendit la main et le prit.

 

On remarquera la bonté du prophète, à qui ses disciples demandent de venir avec eux, pour les aider. « Oui, je viens », répond-il.

 

Le second texte est tiré du Lie-tseu, livre canonique du taoïsme chinois. C’est le court chapitre XXXII, intitulé « Le voleur de hache » :

 

Un homme perdit sa hache. Il soupçonna le fils du voisin et se mit à l’observer. Son allure était celle d’un voleur de hache ; l’expression de son visage était celle d’un voleur de hache ; sa façon de parler était tout à fait celle d’un voleur de hache. Tous ses mouvements, tout son être exprimaient distinctement le voleur de hache. Bientôt, creusant son jardin, voici que l’homme trouve sa hache.

Un autre jour, il revit le fils du voisin. Tous ses mouvements, tout son être n’avaient plus rien d’un voleur de hache.

 

Ces deux récits sont apparemment très différents l’un de l’autre, mais ils remontent selon moi à une origine commune, présentant un tour d’esprit fondateur dont chacun d’eux porte la trace lointaine.

24/04/2018

Le repos du septième jour

   La religion chrétienne a toujours laissé une place prépondérante au désœuvrement, comme notre note précédente l'avait montré. Le travail n'est bien sûr pas minimisé, mais remis à sa juste place. Le Christ parlait volontiers, dans ses paraboles, du lys des champs : "ils ne travaillent ni ne filent, disait-il ; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'eux". De même que les efforts de Dieu, dans la création du monde, étaient tournés vers le repos du septième jour, de même dans la tradition juive les heures de la semaine aboutissent au sabbat, où il est interdit de rien faire. Le pape Benoît XVI pouvait écrire, dans son exhortation apostolique Sacramentum Caritatis, à propos du Jour du Seigneur chez les catholiques, jour sacré de repos : "Cela a un sens précis, constituant une relativisation du travail, qui est ordonné à l'homme : le travail est pour l'homme et non l'homme pour le travail."  Et plus loin, le pape continue : "C'est dans le jour consacré à Dieu que l'homme comprend le sens de son existence ainsi que de son travail."  Pour illustrer cette idée féconde, je reviendrai à saint Augustin et à un passage qui m'a particulièrement frappé des Confessions, au Livre IX, alors que j'en faisais une énième relecture. 

   Nous sommes à un moment de sa vie où saint Augustin se tourne lentement vers la religion catholique. Sa conversion fut progressive, on le sait, et il en livre dans ses Confessions toutes les grandes étapes. Il décrit ainsi son état d'esprit : "Et déjà mon âme était libre des soucis qui la rongeaient : l'ambition, le goût d'acquérir, de se vautrer, de gratter la gale des passions." Il sent néanmoins qu'il lui reste un pas à faire. Et ce pas est à faire en direction d'un désœuvrement salvateur. En effet, Augustin était encore professeur de rhétorique, un professeur brillant, certes, voué à accomplir une belle carrière. Mais il se rend compte, dans le même temps, que ce travail le retient dans une certaine pesanteur, qui lui interdit de progresser spirituellement. D'où sa décision d'arrêter, comme il le raconte, s'adressant à Dieu :

   "je décidai, sans l'arracher avec fracas, de soustraire, en douceur, à la foire aux bavardages le ministère de mon enseignement : je ne voulais plus voir une jeunesse – attachée non à ta Loi, non à ta paix, mais aux menteuses folies et aux joutes du forum – se procurer dans mes discours des armes pour nourrir leur délire"

   Le tableau qu'il trace de sa profession d'alors n'est guère enviable. Il prend conscience de cette foire d'empoigne, dans tout ce qu'elle peut avoir de dégradant. Il sent que ce n'est plus ce qu'il recherche : "je n'avais plus de place en moi pour cette âpreté au gain, qui était l'adjuvant habituel de mes lourdes tâches". Il parle même, dans ce passage, de "la chaire du mensonge", qui l'empêche d'être "maître de moi". Il n'y a pas à dire, la décision d'Augustin est des plus sérieuses.

   Il va donc la mettre en pratique, mais sans brutalité, en attendant les "vacances de vendanges" qui se profilaient bientôt : "Je décidai de patienter jusque là, et de prendre mon congé selon l'usage." On voit ici combien le retrait d'Augustin se veut discret, patient. Ce changement d'état doit se produire sans esclandre.

   Le jour de la "libération" arrive enfin. C'est l'épisode de la retraite à Cassiciacum, où Augustin se trouve en compagnie de ses amis et de sa mère, et où il se livre dans le recueillement à des travaux littéraires. On peut dire que c'est à partir de cet instant qu'il met à profit sa vocation essentielle. Toute sa vie future est inscrite dans cette transition du brouhaha professionnel vers ce nouvel "otium", lieu de silence et de désœuvrement. Il lit les Écritures, et peut conclure ce chapitre des Confessions par cette invocation solennelle, qui résume si bien la révolution qui s'est accomplie dans son esprit :

   "Déjà mes biens n'étaient plus au-dehors de moi, et je ne les cherchais plus avec mes yeux de chair à la lumière de ce pauvre soleil d'ici-bas : à vouloir sa joie au-dehors, on a tôt fait de s'éparpiller dans le vide, en se répandant dans le visible et le temporel, monde d'apparences qu'on lèche de son imagination famélique."

   Pour conclure, je voudrais rappeler que le chapitre final de ce livre, les Confessions, est aussi une invocation au grand repos du sabbat ("Nous aussi, au sabbat de la vie éternelle, / Nous nous reposerions en toi"). Il y a là plus qu'une indication pour nous, lecteurs modernes, perdus que nous sommes dans l'agitation vaine du monde.

J'ai utilisé la traduction des Confessions de Patrice Cambronne, parue dans le volume de la Pléiade (1998) édité sous la direction de Lucien Jerphagnon.