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24/04/2018

Le repos du septième jour

   La religion chrétienne a toujours laissé une place prépondérante au désœuvrement, comme notre note précédente l'avait montré. Le travail n'est bien sûr pas minimisé, mais remis à sa juste place. Le Christ parlait volontiers, dans ses paraboles, du lys des champs : "ils ne travaillent ni ne filent, disait-il ; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'eux". De même que les efforts de Dieu, dans la création du monde, étaient tournés vers le repos du septième jour, de même dans la tradition juive les heures de la semaine aboutissent au sabbat, où il est interdit de rien faire. Le pape Benoît XVI pouvait écrire, dans son exhortation apostolique Sacramentum Caritatis, à propos du Jour du Seigneur chez les catholiques, jour sacré de repos : "Cela a un sens précis, constituant une relativisation du travail, qui est ordonné à l'homme : le travail est pour l'homme et non l'homme pour le travail."  Et plus loin, le pape continue : "C'est dans le jour consacré à Dieu que l'homme comprend le sens de son existence ainsi que de son travail."  Pour illustrer cette idée féconde, je reviendrai à saint Augustin et à un passage qui m'a particulièrement frappé des Confessions, au Livre IX, alors que j'en faisais une énième relecture. 

   Nous sommes à un moment de sa vie où saint Augustin se tourne lentement vers la religion catholique. Sa conversion fut progressive, on le sait, et il en livre dans ses Confessions toutes les grandes étapes. Il décrit ainsi son état d'esprit : "Et déjà mon âme était libre des soucis qui la rongeaient : l'ambition, le goût d'acquérir, de se vautrer, de gratter la gale des passions." Il sent néanmoins qu'il lui reste un pas à faire. Et ce pas est à faire en direction d'un désœuvrement salvateur. En effet, Augustin était encore professeur de rhétorique, un professeur brillant, certes, voué à accomplir une belle carrière. Mais il se rend compte, dans le même temps, que ce travail le retient dans une certaine pesanteur, qui lui interdit de progresser spirituellement. D'où sa décision d'arrêter, comme il le raconte, s'adressant à Dieu :

   "je décidai, sans l'arracher avec fracas, de soustraire, en douceur, à la foire aux bavardages le ministère de mon enseignement : je ne voulais plus voir une jeunesse – attachée non à ta Loi, non à ta paix, mais aux menteuses folies et aux joutes du forum – se procurer dans mes discours des armes pour nourrir leur délire"

   Le tableau qu'il trace de sa profession d'alors n'est guère enviable. Il prend conscience de cette foire d'empoigne, dans tout ce qu'elle peut avoir de dégradant. Il sent que ce n'est plus ce qu'il recherche : "je n'avais plus de place en moi pour cette âpreté au gain, qui était l'adjuvant habituel de mes lourdes tâches". Il parle même, dans ce passage, de "la chaire du mensonge", qui l'empêche d'être "maître de moi". Il n'y a pas à dire, la décision d'Augustin est des plus sérieuses.

   Il va donc la mettre en pratique, mais sans brutalité, en attendant les "vacances de vendanges" qui se profilaient bientôt : "Je décidai de patienter jusque là, et de prendre mon congé selon l'usage." On voit ici combien le retrait d'Augustin se veut discret, patient. Ce changement d'état doit se produire sans esclandre.

   Le jour de la "libération" arrive enfin. C'est l'épisode de la retraite à Cassiciacum, où Augustin se trouve en compagnie de ses amis et de sa mère, et où il se livre dans le recueillement à des travaux littéraires. On peut dire que c'est à partir de cet instant qu'il met à profit sa vocation essentielle. Toute sa vie future est inscrite dans cette transition du brouhaha professionnel vers ce nouvel "otium", lieu de silence et de désœuvrement. Il lit les Écritures, et peut conclure ce chapitre des Confessions par cette invocation solennelle, qui résume si bien la révolution qui s'est accomplie dans son esprit :

   "Déjà mes biens n'étaient plus au-dehors de moi, et je ne les cherchais plus avec mes yeux de chair à la lumière de ce pauvre soleil d'ici-bas : à vouloir sa joie au-dehors, on a tôt fait de s'éparpiller dans le vide, en se répandant dans le visible et le temporel, monde d'apparences qu'on lèche de son imagination famélique."

   Pour conclure, je voudrais rappeler que le chapitre final de ce livre, les Confessions, est aussi une invocation au grand repos du sabbat ("Nous aussi, au sabbat de la vie éternelle, / Nous nous reposerions en toi"). Il y a là plus qu'une indication pour nous, lecteurs modernes, perdus que nous sommes dans l'agitation vaine du monde.

J'ai utilisé la traduction des Confessions de Patrice Cambronne, parue dans le volume de la Pléiade (1998) édité sous la direction de Lucien Jerphagnon.

13/12/2014

Un temps sans promesses

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   La fatalité de l'histoire humaine est de s'être déroulée au fil d'une incessante phase de troubles, qui s'est accélérée à l'époque moderne de manière à donner ce que l'on nomme un monde en "crise" (1). Là-dedans, l'homme a tenté, par différents moyens, de se sauvegarder, sans empêcher pour autant le pire de dominer. Et pourtant, des outils lui étaient proposés ; mais sans qu'il sache toujours les utiliser avec discernement. Le logos d'Héraclite, tel qu'on le trouve défini dans un fragment retrouvé, laisse apparaître l'aspect d'insuffisance de l'esprit humain : "Or du discours qui est celui-ci, les hommes vivent toujours loin par l'intelligence, avant d'écouter, comme après qu'ils l'ont écouté une première fois." Ce passage m'a toujours fait penser au logos de saint Jean, qui compare le Verbe à une lumière dont les hommes auraient refusé l'éclat : "Elle a été dans le monde, le monde fait par elle, et le monde ne l'a pas reconnue." Ce refus de la lumière va même, on le sait, jusqu'à la mort de Dieu, sur quoi est fondée la religion (2) – et dont Nietzsche a su si bien décrire les effets. Je lisais dernièrement un texte assez remarquable du pape Benoît XVI, La Parole de Dieu (3). Remarquable, en ce sens qu'il n'élude pas la question, évoquant le "silence" de Dieu, silence énigmatique, profondément troublant pour le croyant et pour l'incroyant : "Comme le montre la croix du Christ, écrivait le pape, Dieu parle aussi à travers son silence." C'est même, poursuit-il, "une étape décisive du parcours terrestre du Fils de Dieu, Parole incarnée." Une "étape", mais aussi une épreuve pour l'homme lui-même "qui, après avoir écouté et reconnu la Parole de Dieu, doit aussi se mesurer avec son silence", comme le dit encore Benoît XVI. Nietzsche a eu raison de diagnostiquer dans la religion chrétienne une sorte de nihilisme. Le christianisme s'est sans doute imposé parce qu'il était, malgré tout, une réaction possible à la situation de crise dont je parlais au début. Il a su s'adapter à l'absence de réponse – au silence même de Dieu.

(1) Voir Myriam Revault d'Allonnes, La Crise sans fin, Essai sur l'expérience moderne du temps. Éd. du Seuil, 2012. (2) Voir Jacques Derrida, Foi et Savoir. Éd. du Seuil, coll. "Points", 2001. (3) Benoît XVI, La Parole de Dieu. Exhortation apostolique Verbum Domini, 30 septembre 2010.

Illustration : image du film Les Communiants (1962) d'Ingmar Bergman, avec Gunnar Björnstrand.