31/05/2021
"The Father" de Florian Zeller : la perte de l'identité
(Avertissement : cette critique cinéphilique dévoile volontairement des éléments de l'intrigue du film.)
Cela faisait au moins six mois qu'en raison de la crise sanitaire je n'étais allé au cinéma voir un film. Je me réjouissais donc vraiment de cette réouverture, d'autant plus que, n'ayant pas de télévision, je ne regarde jamais de film ailleurs que dans une vraie salle de cinéma, donc dans des conditions optimales. Pour marquer le coup, j'ai essayé de choisir une œuvre vraiment valable, ce qui n'était pas évident, les distributeurs gardant sous le coude les films les plus intéressants, escomptant les présenter au compte-gouttes à des périodes jugées plus propices, selon des critères qui restent, au spectateur lambda comme moi, bien mystérieux.
Mon choix s'est porté, après réflexion, sur The Father de Florian Zeller. Auteur dramatique français à succès, Zeller est également romancier. En 2004, La Fascination du pire a reçu le prix Interallié. Mais c'est surtout pour son théâtre qu'il est réputé. Il a tiré le scénario de The Father de sa pièce la plus connue, Le Père (2002). Il en a transposé l'action à Londres, tenant sans doute à ce que son projet soit monté en anglais, pour lui conférer la plus grande visibilité possible. C'est ce qui a permis d'ailleurs au film d'obtenir, aux récents Oscars, deux récompenses non négligeables : l'Oscar du meilleur acteur, pour Anthony Hopkins, et celui du meilleur scénario adapté (avec Christopher Hampton).
Anthony Hopkins accomplit dans The Father une prestation inoubliable. Il joue un très vieil homme, atteint sans doute d'Alzheimer (la maladie n'est jamais nommée), qui perd brusquement la mémoire. Son cerveau se détraque radicalement, il ne perçoit plus la réalité de manière rationnelle. Peu à peu, au milieu de son existence en lambeaux, son identité même s'effiloche, dans une souffrance mentale que la mise en scène de Florian Zeller parvient à nous faire sentir. Tout le film se passe en intérieurs, par exemple, dans des appartements labyrinthiques où se perd pour le vieil homme tout sens du vrai. Hopkins exprime de façon admirable la lutte du personnage pour ne pas sombrer, et finalement sa chute fatale.
Son entourage semble impuissant, peut-être par mauvaise volonté, notamment sa fille, interprétée par l'exceptionnelle comédienne Olivia Colman. Il lui revient de s'occuper de son père, mais elle supporte mal cette charge. De plus, elle a pris la décision de partir vivre à Paris, pour retrouver un amant. Seule issue possible : faire entrer son père dans un établissement spécialisé. La fille est un personnage ambigu, sans doute malheureux. Elle sait que son devoir serait d'aider son père, mais, en même temps, elle va jusqu'à rêver qu'elle l'étrangle dans son sommeil.
Le film de Zeller, selon moi, expose de manière frontale un phénomène propre à nos sociétés modernes, dans lesquelles la famille est qualifiée de nucléaire, comme le disent les sociologues. Les relations entre générations se distendent, se perdent. Une fois que les enfants quittent la maison pour se marier, ils abandonnent le contact plus ou moins avec leurs vieux parents. Lorsque ceux-ci tombent malades, ils n'ont plus personne autour d'eux pour les secourir. Leur fin de vie devient une épreuve solitaire très douloureuse, voire catastrophique, en cas de maladie grave.
Les dernières images de The Father sont proprement bouleversantes. Le vieil homme est désormais laissé à lui-même dans une sinistre chambre d'hôpital. Il s'effondre complètement, face à l'infirmière qui essaie de lui réexpliquer, pour la énième fois, sa situation. Anthony Hopkins redevient ici un extraordinaire acteur shakespearien, qui sait exprimer la faiblesse intrinsèque de l'être humain face à la mort. Cette scène ultime accomplit dans le cœur du spectateur un bouleversement profond, qui m'a fait penser à la fin du film Sunset Boulevard de Billy Wilder. C'est une sorte de révélation stupéfiante qui surgit alors, qui donne peut-être son sens à ce qu'on vient de voir, comme une nouvelle mise à plat des choses, presque définitive, quoique toujours sans espoir.
06:37 Publié dans Film | Tags : crise sanitaire, the father, florian zeller, la fascination du pire, le père, anthony hopkins, oscars, christopher hampton, olivia colman, famille nucléaire, sunset boulevard | Lien permanent | Commentaires (0)
16/11/2020
Le mystère de ce qui nous advient
Nous vivons en ce moment une période troublée, à cause de cette crise sanitaire qui n'en finit pas. Un reconfinement a été décidé par le gouvernement, certes de manière à ralentir au minimum l'économie du pays, mais avec suffisamment d'impact néanmoins pour bouleverser notre vie quotidienne. Tout ceci est difficile à admettre, souvent impossible à comprendre. Le Covid-19 est un virus inédit, qui attaque pour la première fois, avec une redoutable efficacité, l'espèce humaine. L'histoire, depuis l'Antiquité, relate ces épidémies funestes, souvent très meurtrières, et la manière dont l'homme y a fait face. Lors du premier confinement, j'avais lu avec profit le témoignage du célèbre diariste anglais du XVIIe siècle, Samuel Pepys, qui a tenu son journal pendant la peste de Londres. J'ai pu me rendre compte que la psychologie des individus avait peu bougé depuis cette époque, où un certain fatalisme était de mise.
Que nous apprennent les romans ?
Pour élaborer un jugement plus profond, il faudrait peut-être se tourner vers le genre romanesque. C'est ce que mon expérience de lecteur m'a souvent enseigné. Au mois d'avril dernier, je vous avais parlé d'une dystopie assez intéressante de l'auteur portugais José Saramago, L'Aveuglement. Je voudrais aujourd'hui évoquer devant vous une autre tentative romanesque, que l'on doit à l'Autrichienne Marlen Haushofer, qui a publié en 1963 un magnifique récit post-apocalyptique, Le Mur invisible. Le sujet en est très simple : une femme se retrouve prisonnière d'un chalet, dans la montagne alpine, cernée par un mur invisible apparu soudainement. Elle va tenter de survivre à cette catastrophe, dont elle ne s'explique pas l'origine. Par rapport au roman du XVIIIe siècle de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, celui de Marlen Haushofer possède une incontestable dimension abstraite – ne serait-ce que parce qu'il a été écrit dans le contexte inquiétant de la guerre froide. De façon plus générale, le "mur invisible" a souvent été comparé, aussi, au monolithe de 2001, l'Odyssée de l'espace. Son origine reste mystérieuse, et laisse ouvertes toutes les interprétations imaginables.
La métaphore romanesque que Marlen Haushofer fait du mur produit incontestablement un mythe du temps présent. Elle écrit ainsi : "Peut-être le mur n'est-il que la dernière tentative désespérée d'un être torturé qui cherchait à s'échapper ; à s'échapper ou à devenir fou."
Écoféminisme
Le Mur invisible avait toujours eu un nombre constant de lecteurs, depuis sa parution. Le contexte mondial, vers 2010, l'a remis au premier plan et lui a conféré le statut de "livre-culte". Il mélangeait en effet, de manière prémonitoire, féminisme et écologie. Il faut donc ajouter désormais à ces deux caractéristiques un à-propos singulier avec notre temps de Covid, le roman exprimant une sourde angoisse face à ce qui dépasse l'homme. Celui-ci est remis magistralement à sa place, humble et toute en faiblesse. La vie ne tient plus qu'à un fil, comme si l'expérience humaine était portée depuis toujours par une autodestruction viscérale, nihiliste, contre laquelle même les religions n'auront pas pu faire grand-chose.
Un conseil de Claire Castillon
La lecture de ce roman m'a été conseillée amicalement par la romancière Claire Castillon, grande lectrice, et passionnée de fictions post-apocalyptiques. Claire Castillon, qui me signalait également Dans la forêt (1996) de Jean Hegland, parle toujours de littérature avec une grande compétence. Je dois d'ailleurs révéler aujourd'hui que c'est elle qui avait écrit, il y a quelques années, sous forme de lettre, un magnifique petit texte sur mon étude "Montaigne et le désœuvrement". J'avais publié cette courte critique de Claire Castillon ici même, sur ce blog, le 18 mars 2014, sans du tout mentionner son nom, par discrétion [pour y accéder, cliquez ci-dessous, tout en bas de cette note, sur le lien de couleur bleue "claire castillon", parmi la liste de mots-clés dans tags]. Bref, pour conclure là-dessus, j'estime que Claire Castillon devrait, en plus d'écrire de très beaux romans, faire de la critique littéraire. Je la verrais bien ainsi, le cas échéant, tenir la rubrique du Feuilleton au Monde des Livres, et prendre la succession de Camille Laurens, lorsque celle-ci quittera cette prestigieuse charge. Je vous promets qu'on se régalerait...
Marlen Haushofer, Le Mur invisible. Traduit de l'allemand (Autriche) par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon. Éd. Actes Sud, coll. "Babel", 1992, 8,70 €. Dernier roman paru de Claire Castillon : Marche blanche. Éd. Gallimard, 2020, 16 €.
07:49 Publié dans Livre | Tags : crise sanitaire, covid-19, samuel pepys, marlen haushofer, le mur invisible, monolithe, écoféminisme, jean hegland, claire castillon, montaigne, désoeuvrement, robinson crusoé | Lien permanent | Commentaires (0)