16/11/2020
Le mystère de ce qui nous advient
Nous vivons en ce moment une période troublée, à cause de cette crise sanitaire qui n'en finit pas. Un reconfinement a été décidé par le gouvernement, certes de manière à ralentir au minimum l'économie du pays, mais avec suffisamment d'impact néanmoins pour bouleverser notre vie quotidienne. Tout ceci est difficile à admettre, souvent impossible à comprendre. Le Covid-19 est un virus inédit, qui attaque pour la première fois, avec une redoutable efficacité, l'espèce humaine. L'histoire, depuis l'Antiquité, relate ces épidémies funestes, souvent très meurtrières, et la manière dont l'homme y a fait face. Lors du premier confinement, j'avais lu avec profit le témoignage du célèbre diariste anglais du XVIIe siècle, Samuel Pepys, qui a tenu son journal pendant la peste de Londres. J'ai pu me rendre compte que la psychologie des individus avait peu bougé depuis cette époque, où un certain fatalisme était de mise.
Que nous apprennent les romans ?
Pour élaborer un jugement plus profond, il faudrait peut-être se tourner vers le genre romanesque. C'est ce que mon expérience de lecteur m'a souvent enseigné. Au mois d'avril dernier, je vous avais parlé d'une dystopie assez intéressante de l'auteur portugais José Saramago, L'Aveuglement. Je voudrais aujourd'hui évoquer devant vous une autre tentative romanesque, que l'on doit à l'Autrichienne Marlen Haushofer, qui a publié en 1963 un magnifique récit post-apocalyptique, Le Mur invisible. Le sujet en est très simple : une femme se retrouve prisonnière d'un chalet, dans la montagne alpine, cernée par un mur invisible apparu soudainement. Elle va tenter de survivre à cette catastrophe, dont elle ne s'explique pas l'origine. Par rapport au roman du XVIIIe siècle de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, celui de Marlen Haushofer possède une incontestable dimension abstraite – ne serait-ce que parce qu'il a été écrit dans le contexte inquiétant de la guerre froide. De façon plus générale, le "mur invisible" a souvent été comparé, aussi, au monolithe de 2001, l'Odyssée de l'espace. Son origine reste mystérieuse, et laisse ouvertes toutes les interprétations imaginables.
La métaphore romanesque que Marlen Haushofer fait du mur produit incontestablement un mythe du temps présent. Elle écrit ainsi : "Peut-être le mur n'est-il que la dernière tentative désespérée d'un être torturé qui cherchait à s'échapper ; à s'échapper ou à devenir fou."
Écoféminisme
Le Mur invisible avait toujours eu un nombre constant de lecteurs, depuis sa parution. Le contexte mondial, vers 2010, l'a remis au premier plan et lui a conféré le statut de "livre-culte". Il mélangeait en effet, de manière prémonitoire, féminisme et écologie. Il faut donc ajouter désormais à ces deux caractéristiques un à-propos singulier avec notre temps de Covid, le roman exprimant une sourde angoisse face à ce qui dépasse l'homme. Celui-ci est remis magistralement à sa place, humble et toute en faiblesse. La vie ne tient plus qu'à un fil, comme si l'expérience humaine était portée depuis toujours par une autodestruction viscérale, nihiliste, contre laquelle même les religions n'auront pas pu faire grand-chose.
Un conseil de Claire Castillon
La lecture de ce roman m'a été conseillée amicalement par la romancière Claire Castillon, grande lectrice, et passionnée de fictions post-apocalyptiques. Claire Castillon, qui me signalait également Dans la forêt (1996) de Jean Hegland, parle toujours de littérature avec une grande compétence. Je dois d'ailleurs révéler aujourd'hui que c'est elle qui avait écrit, il y a quelques années, sous forme de lettre, un magnifique petit texte sur mon étude "Montaigne et le désœuvrement". J'avais publié cette courte critique de Claire Castillon ici même, sur ce blog, le 18 mars 2014, sans du tout mentionner son nom, par discrétion [pour y accéder, cliquez ci-dessous, tout en bas de cette note, sur le lien de couleur bleue "claire castillon", parmi la liste de mots-clés dans tags]. Bref, pour conclure là-dessus, j'estime que Claire Castillon devrait, en plus d'écrire de très beaux romans, faire de la critique littéraire. Je la verrais bien ainsi, le cas échéant, tenir la rubrique du Feuilleton au Monde des Livres, et prendre la succession de Camille Laurens, lorsque celle-ci quittera cette prestigieuse charge. Je vous promets qu'on se régalerait...
Marlen Haushofer, Le Mur invisible. Traduit de l'allemand (Autriche) par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon. Éd. Actes Sud, coll. "Babel", 1992, 8,70 €. Dernier roman paru de Claire Castillon : Marche blanche. Éd. Gallimard, 2020, 16 €.
07:49 Publié dans Livre | Tags : crise sanitaire, covid-19, samuel pepys, marlen haushofer, le mur invisible, monolithe, écoféminisme, jean hegland, claire castillon, montaigne, désoeuvrement, robinson crusoé | Lien permanent | Commentaires (0)
23/08/2014
Le roman par lettres
Il y a dans le roman par lettres une forme de pluralité extrême, surtout lorsque c'est aussi réussi, selon moi, que dans une œuvre comme La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Derrida faisait remarquer dans son Séminaire qu'une narration telle que Robinson Crusoé exprimait la faculté d'appropriation du sujet : Robinson veut d'abord se rendre maître de l'île sur laquelle il a échoué, puis, en relatant ses aventures par écrit, s'en rendre possesseur par l'imaginaire. Le point de vue est ici unifié, unique, sans contrepoint. A l'inverse, dans les romans par lettres, les perspectives se chevauchent, le sens n'est jamais donné une fois pour toutes. Les personnages sont comme expropriés d'eux-mêmes. C'est par exemple, dans La Nouvelle Héloïse, ce qui arrive lorsque la mère de Julie découvre la correspondance amoureuse de celle-ci. Les répercussions accidentelles de cet événement seront considérables pour les deux femmes, sans jamais pourtant être avérées à leurs yeux. Ces événements les dépassent. C'est aussi, très subtilement, inscrivant une temporalité et une mémoire dans la dramaturgie du roman, l'épisode où Julie cite à Saint-Preux le passage d'une de ses lettres plus anciennes (cf. 3ème partie, Lettre XVIII). Le récit de Rousseau joue sur la nostalgie du passé comme élément de décomposition. Le lecteur ressent cette impression d'éparpillement, d'altération dans la complexité des caractères. Nous savons que Robinson Crusoé va s'échapper de son île, mais dans La Nouvelle Héloïse nous ignorons tout du destin de Julie avant d'avoir lu la fin de l'histoire. Les multiples voix présentes dans le roman par lettres, quand le procédé du moins est poussé jusqu'au bout, c'est-à-dire orienté vers le réalisme, forment des constellations particulièrement modernes qui parlent à notre sensibilité de manière toujours plus inédite.
Illustration : gravure pour La Nouvelle Héloïse.
14:47 Publié dans Livre | Tags : rousseau, la nouvelle héloïse, pluralité, jacques derrida, séminaire, robinson crusoé, daniel defoe, île, aventures, imaginaire, roman par lettres, temporalité, mémoire, dramaturgie, roman, nostalgie, décomposition, altération, voix, réalisme, constellations | Lien permanent | Commentaires (0)