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02/09/2020

Pascal Quignard, le questionnement de l'intime

 

Lire, selon Heidegger

   En lisant cet été un très beau commentaire de Heidegger sur le mythe de la caverne de Platon, dans De l'essence de la vérité, je suis tombé sur cette phrase qui m'a fait longuement réfléchir et a littéralement "rafraîchi" mon esprit, face au surmenage imminent de la prochaine rentrée avec ses piles de livres à foison. À la fin de son cours, après avoir détaillé sa lecture de Platon, Heidegger lance à ses étudiants une sorte d'invocation absolue. Il leur dit : "Au cas où vous éprouveriez encore le besoin irrépressible de lire la littérature philosophique paraissant aujourd'hui, c'est le signe infaillible de ce que vous n'avez rien compris à ce qui s'est passé devant vous." Selon Heidegger, lire et étudier un dialogue de Platon suffisait amplement, à condition sans doute, comme il l'ajoute, toujours à son jeune auditoire, "que vous ayez en vous un questionnement éveillé, mis en éveil au plus profond de votre intimité". Il me semble que, certes, l'on peut ne pas être tout à fait d'accord avec cette injonction de Heidegger. Néanmoins, il a le mérite de pointer du doigt un phénomène essentiel de la littérature, en mettant en question les livres qui nourrissent réellement l'esprit, et les autres. Au lecteur de rester "éveillé", et de faire confiance à sa culture pour dominer une matière si complexe.

 

Qu'est-ce qu'un lettré ?

   Le nouveau livre de Pascal Quignard, qui paraît à cette rentrée, L'Homme aux trois lettres, va nous apporter des éléments de réponse assez cruciaux. On connaît déjà l'œuvre de cet auteur très érudit, qui n'hésite pas à prendre ses exemples dans la vieille littérature latine ou chinoise, entre autres. Quignard est notre dernier lettré, selon une tradition qui remonte à la nuit des temps. Ses livres sont parsemés de citations exquises, puisées dans les textes les plus anciens et, parfois, les plus méconnus. L'Homme aux trois lettres, onzième volume de la série "Dernier royaume", est d'autant plus intéressant que Quignard y fait le bilan de son activité passionnée de lecteur.

   Un jour, alors que sa vie professionnelle dans le milieu de l'édition était pourtant intense et riche, Pascal Quignard a soudainement tout plaqué. Nous étions en 1994, et, comme le Bouddha, qui de prince devint mendiant, après une illumination, Quignard décida de se consacrer exclusivement à la lecture des livres. Je dois dire que cette résolution radicale me fascine beaucoup, tant je la trouve exemplaire et unique. Je la partage entièrement. Qui d'autre se serait comporté ainsi, avec autant de détermination, à cette époque ?

   Incontestablement, le jeu en valait la chandelle. Et Quignard de nous relater dans ses écrits tous les bienfaits d'un otium qui désormais remplissait sa vie, au milieu des livres. Dans L'Homme aux trois lettres, il s'attarde longuement, en plusieurs chapitres, sur ce désœuvrement du lettré, nous confiant ainsi : "Ceux qui s'adonnent à cette activité si totalement désintéressée à l'activité immédiate distancent à jamais les autres classes sociales par une application de plus en plus dense, volontaire, ardue, fervente, astreignante, approfondissante, interminable. Luxe pur." Très beau passage, il me semble, qui dit l'originalité d'un choix, et peut-être même davantage qu'un choix : une éthique. Quignard, pour illustrer ceci de manière originale, va chercher un vocable inusité, qui exprime le repos, la solitude et le silence de la lecture : "requoy" (ou parfois "recoy"). Quignard nous le commente ainsi : "Il est peut-être le mot clé du livre que j'écris. Il définit si précisément la lecture car il mêle le silence (la lecture coite) et le recoin, le retrait, le repos (le requiem, le requoy)."

 

Saint Augustin et saint Ambroise

  À propos de la lecture, Quignard rapporte au début de son livre l'épisode des Confessions de saint Augustin, qui se passe à Milan, dans lequel celui-ci, alors tout jeune, raconte son émerveillement devant Ambroise lisant un livre en silence. Cette belle anecdote m'apparaît comme particulièrement emblématique de la pensée que veut nous faire partager Quignard dans L'Homme aux trois lettres. Il lui suffit, je crois, de citer ce que saint Augustin lui-même écrit de son intention en rapportant ce récit : Augustin veut nous faire mesurer, selon ses propres termes, "la profondeur de l'abîme d'où nos cris doivent provenir afin de s'élever vers toi" (je rappelle qu'Augustin s'adresse à Dieu). 

   Comment sera reçu cet ouvrage de Pascal Quignard, à une époque de consumérisme extravagant, dans laquelle la littérature est considérée par le public comme un simple divertissement ? Il faut assurément revenir ici à la déclaration prophétique de Heidegger, par laquelle j'ai commencé mon propos. La lecture de Quignard, si riche, si essentielle, si fidèle à la grande tradition littéraire, peut nous mettre en éveil au plus profond de notre intimité, pour reprendre les termes du philosophe. Et ceci constitue incontestablement un grand bien, et le début d'un long cheminement sur un sentier escarpé, vers les hauteurs, vers la lumière.

 

Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres. Éd. Grasset, 18 €.