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21/09/2015

Ingeborg Bachmannn, la chute dans le temps

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   L'écrivain autrichien Thomas Bernhard n'a à ma connaissance jamais parlé de Paul Celan, et de sa poésie fulgurante. Bernhard s'intéressait pourtant bien à ce genre littéraire, qu'il a lui-même illustré dans sa jeunesse, avant de ne devenir exclusivement que romancier. En revanche, concernant sa compatriote exilée à Rome, Ingeborg Bachmann, les allusions de Bernhard sont multiples et louangeuses. Parlant d'elle, il écrit dans L'Imitateur, peu après le décès de Bachmann à Rome en 1973, qu'elle fut "la poétesse la plus intelligente et la plus importante que notre pays ait produite au cours de ce siècle". Il ajoute aussi qu'il a "partagé beaucoup de ses vues philosophiques". À tel point sans doute qu'il en a fait l'un des personnages principaux (celui de Maria) dans son dernier et fabuleux roman, Extinction (Gallimard, 1990), roman qui se déroule entre Rome et l'Autriche, cette "heureuse Autriche" qui n'eut de cesse d'exclure et de persécuter ses plus beaux esprits.

   C'est une bonne surprise de voir la publication ces jours-ci d'une vaste anthologie bilingue des œuvres poétiques d'Ingeborg Bachmann, dans une édition de Françoise Rétif. Un large éventail nous est ainsi proposé, des œuvres de jeunesse en passant par les deux recueils édités du vivant de l'auteur, Le Temps en sursis et Invocation de la grande ourse, jusqu'à des poèmes inédits datant des années 1962-1967. On perçoit l'évolution du style poétique de Bachmann, ses contradictions internes qui rendent son cheminement particulièrement vivant. Effarée par un monde livré à la violence, l'auteur de Malina, son unique roman, n'a pas renoncé à l'idéal, du moins au début, et à espérer : "Ne pas céder à la résignation, comme l'écrit Françoise Rétif dans l'introduction, c'est combattre le pouvoir de la nuit et de l'ombre pour affirmer celui du soleil, de la lumière et de l'amour...". Néanmoins, comme le montrent ses derniers poèmes, dans lesquels elle se rapproche par la forme et le fond de Paul Celan, un "délitement", comme le remarque Françoise Rétif, se manifeste, dont on a du mal peut-être à cerner tout de suite la cause exacte, mais qu'on peut bien imaginer, néanmoins, avec l'aide, là encore, de l'indispensable Thomas Bernhard : "Elle avait, comme moi, trouvé très tôt déjà l'entrée de l'enfer, et elle était entrée dans cet enfer au risque de s'y perdre prématurément.

   Il y a incontestablement un destin commun à toute cette génération d'écrivains de langue allemande nés grosso modo au milieu de la dernière guerre ; ils ne durent compter que sur eux-mêmes pour lutter contre l'emprise d'une langue maudite reçue en héritage, souillée par ce qu'en avaient fait les nazis. Il ne s'agissait, ni plus ni moins, que de la recréer. Tâche radicale, comme un enjeu évident de toute poésie, mais que la suite de l'Histoire, cet après-guerre perdu dans la reconstruction économique, allait malheureusement mettre en décalage. C'est pourquoi, aujourd'hui, sans aucun doute, l'œuvre d'une Ingeborg Bachmann nous parle avec autant de précision.   

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes. Poèmes 1942-1967. Édition, introduction et traduction de l'allemand (Autriche) par Françoise Rétif. Bilingue. Poésie/Gallimard, 13,50 €.

06/09/2015

Louis XIV, roi-spectacle

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   En ce mois de septembre 2015, nous fêtons précisément le 300e anniversaire de la mort de Louis XIV. Parmi toute une floraison de livres, sortis pour marquer l'événement, celui de Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, "Apogée et crépuscule de la royauté", publié dans la très remarquable collection "Les journées qui ont fait la France", m'a fait passer d'intéressants moments. C'est en effet une très belle synthèse qui passe en revue, à partir des derniers moments du Roi-Soleil, tout le fil de son si long règne, avec une objectivité qui ne dissimule aucune part d'ombre de la monarchie absolue. Le grand mérite de Joël Cornette est par ailleurs de faire souvent référence aux témoignages "littéraires" de l'époque, en premier lieu celui de Saint-Simon, témoin oculaire. Dans une page étonnante de ses Mémoires, le duc-mémorialiste, faisant le bilan d'un règne qu'il n'a pas vraiment aimé, écrivait ainsi : "Louis XIV ne fut regretté que de ses valets intérieurs, de peu d'autres gens... Paris, las d'une dépendance qui avait tout assujetti, respira dans la joie de voir finir l'autorité de tant de gens qui en abusaient. Etc., etc." Louis XIV, en prenant le pouvoir, avait institué une monarchie "absolue" autant que "spectaculaire", où tout était réglé comme sur un vaste théâtre. Le spectacle offert au royaume cachait mal cependant "la crise profonde de l'absolutisme", qui apparut d'emblée, résultat manifeste de la pression fiscale et d'une faillite financière liée aux guerres permanentes. "La monarchie, comme l'explique Joël Cornette, s'était progressivement coupée du pays". La révocation de l'édit de Nantes n'en fut sans doute pas la conséquence la moins violente. L'État qui est alors mis en place, grâce en particulier au ministre Colbert, est excessivement centralisé et repose entièrement sur une bureaucratie anonyme où les statistiques font leur apparition. Ce régime est l'ancêtre très exact du système actuel. "L'État demeure..." pouvait déjà dire Louis XIV dans son testament. Ce testament fut certes cassé devant le Parlement quelques jours après sa mort ; mais force est de constater néanmoins que rien n'a été fait depuis lors pour substituer à une politique de crise une gestion plus humaine de l'État, malgré les projets de réforme qui, dès cette époque, circulèrent un peu partout. Le spectacle de la monarchie, si justement dénoncé par un Saint-Simon, un Fénelon, se perpétua dans l'histoire. Nous en vivons aujourd'hui, à la dimension planétaire, les derniers soubresauts.

Joël Cornette, La Mort de Louis XIV. Apogée et crépuscule de la royauté. Éd. Gallimard, coll. "Les journées qui ont fait la France", 21 €.