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27/01/2016

Affinité

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   Adolescent, je lisais un peu de science-fiction. C'est un genre littéraire dont la vertu première, tout en divertissant, est de porter le lecteur à la spéculation philosophique. La question centrale, que la plupart de ces romans, même les moins bons, posent, est en effet d'imaginer si oui ou non il existe une vie extraterrestre, et, dans l'une ou l'autre de ces hypothèses, de déterminer quelles implications en tirer pour l'être humain en général. Le célèbre roman des frères Strougatski, Stalker, que j'ai relu dernièrement quand il est ressorti (il fut, comme on sait, adapté au cinéma par Andreï Tarkovski en 1979) est le parfait exemple de cette littérature d'anticipation, puisqu'il raconte de manière très spécifique comment des extraterrestres sont venus "en visite" sur la Terre, dans une petite zone reculée du nord de l'Europe, et en sont repartis sans crier gare, en y laissant cependant des vestiges de leur technologie avancée, et ceci pour le malheur des hommes. À ce propos, je voudrais avancer que ce questionnement métaphysique peut rapprocher de manière essentielle des esprits en apparence très différents et dont les œuvres mêmes se distinguent certes fortement : je me demande ainsi si le "religieux" Tarkovski et l' "athée" Stanley Kubrick ne sont pas, au départ, semblables dans cette inquiétante interrogation ? Ce même Tarkovski, de religion orthodoxe, et donc "croyant", si l'on suit du moins la réputation qu'on lui a faite, et qui se qualifiait cependant lui-même d' "agnostique" dans son Journal, tout simplement.

Illustration : image tirée du film Stalker de Tarkovski

09/01/2016

Flaki

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   En 1981, je n'ai pas voté pour François Mitterrand. En politique, méfiant à l'égard des utopies, j'ai toujours été libertaire (influencé par les situationnistes). Je trouvais que la gauche au pouvoir, même entre 1981 et 1983, appliquait trop mollement son programme, qu'elle ne s'éloignait pas d'un réformisme traditionnel jusque là réservé à la droite. À quoi cela servait-il alors d'être de gauche ? L'abolition de la peine de mort par Mitterrand m'a cependant paru une grande date en France. Le reste de son règne m'a déçu. Sur la construction européenne, cet homme réputé de culture humaniste (qui avait reçu la Francisque au printemps 1943 !) n'a rien fait d'autre que suivre le mouvement général, ne remettant jamais en cause la domination économique-marchande qui s'instituait désormais et s'unifiait pour longtemps à l'échelle de tout le continent. Le Traité de Maastricht a véritablement sonné le glas d'une certaine Europe chère à mon cœur. Mais je n'ai jamais eu d'illusions sur la politique et nos politiciens. J'ai appris la mort de Mitterrand alors que je me trouvais en Pologne, je m'en souviens très bien. Ce devait être le 9 ou 10 janvier 1996. Attablé dans un café populaire du centre de la grande ville de Lodz, je dégustais pour me réchauffer une excellente soupe aux tripes, plat national appelé flaki, dont j'ai repris deux fois. Au fond de la salle, un téléviseur diffusait des images sans intérêt, lorsque soudain, aux informations, j'ai vu apparaître la tête de l'ancien président français. Sans évidemment saisir un mot du commentaire en polonais, j'ai compris au bout de quelques instants que Mitterrand venait sans doute de casser sa pipe. Cette nouvelle ne m'a guère bouleversé, et en tout état de cause n'était pas faite pour me couper l'appétit...

Illustration : Ellsworth Kelly

04/01/2016

Eduardo Lourenço : Montaigne, l'Europe et la saudade

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   J'ai commencé l'année avec un splendide petit livre, Une vie écrite, d'Eduardo Lourenço. Le philosophe portugais, spécialiste de la saudade, a l'art de baigner ses réflexions dans un sentiment d'élégant désespoir. Qu'il s'agisse de Montaigne, de l'Europe d'aujourd'hui, des poètes portugais (avec Pessoa), Lourenço parvient à les habiter d'une mélancolie évidente, en laquelle chaque lecteur, s'il va au fond de lui-même, se reconnaîtra avec délectation. Et pourtant, ce qu'il met si bien en évidence, c'est d'abord la décadence d'une Europe de la culture, phénomène non pas récent, mais qui date au moins de la fin de la Renaissance. Ce volume s'ouvre d'ailleurs avec une très belle étude sur Montaigne, publiée une première fois en 1992. En quelques pages pleines de perspicacité, Lourenço nous fait toucher du doigt combien la pensée de Montaigne peut nous être proche dans le moment que nous traversons. Il y a en effet cette prescience chez l'auteur des Essais que le monde est en train de changer de dimension, que le tragique arrive sans crier gare, et qu'il faudra beaucoup d'efforts (et de philosophie) pour y trouver un remède. Ainsi, de Montaigne à Pascal, jusqu'à Nietzsche, c'est un même mouvement à la fois de défaite et de résistance qui s'est confronté au cours désastreux de l'Histoire, avec un grand H. De manière logique, dans les quatre textes qu'il consacre ici à l'Europe actuelle, Lourenço établit une sorte de paysage après la défaite, dans lequel la littérature, ou ce qu'il en reste, se réveille parfois en proférant des balbutiements d'agonisant – parfois superbes, il est vrai, comme ceux de ses chers poètes. Serait-ce pour nous montrer que, bien qu'une phase de l'Histoire humaine soit derrière nous, la littérature pourrait encore nous sauver ?

Eduardo Lourenço, Une vie écrite. Édition établie par Luisa Braz de Oliveira. Éd. Gallimard. 12,50 €.

Illustration : Eduardo Lourenço