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21/06/2022

Le nouveau film d'Arnaud Desplechin

Le poème retrouvé d’Arnaud Desplechin

 

Les films d’Arnaud Desplechin ne me laissent jamais indifférent. J’ai particulièrement aimé son dernier, Frère et Sœur, avec Marion Cotillard et Melville Poupaud. La haine, mais aussi l’amour, son antithèse secrète, en sont les fils conducteurs. Desplechin filme cette histoire en lui laissant sa part d’improvisation, c’est-à-dire d’émotion, dans un style qui m’a rappelé La Règle du jeu de Renoir.

 

J’ai revu ce film, plus complexe qu’il n’y paraît, plusieurs fois. Le spectateur peut s’interroger sur les causes de la haine entre Louis, écrivain et poète, et sa sœur Alice, comédienne (elle joue dans une pièce tirée de The Dead de James Joyce). Desplechin est attiré par cette atmosphère littéraire, qu’incarnent ses deux personnages. Se détestent-ils autant chacun par jalousie du succès de l’autre ? Louis s’est inspiré de sa sœur dans l’un de ses livres, qu’elle est en train de lire alors qu’elle doit entrer en scène. Folle de rage, elle se frappe le visage et refuse de jouer. Mais l’hystérie est aussi du côté de Louis, comme une réaction presque naturelle. La mort de son fils Jacob a été pour lui un traumatisme définitif, qui a bouleversé ses relations avec sa famille. Son caractère de paria s’est creusé, malgré la présence attentive de sa très jolie femme.

 

Desplechin se garde bien d’apporter une explication. Il laisse seulement des indices, disséminés ici ou là. Avant qu’ils ne se détestent, Alice et Louis s’aimaient follement. Tous deux sont des êtres excessifs, qui vivent leurs passions avec une grande intensité. L’origine de leur brouille remonte à bien plus loin que la mort de Jacob. Sans doute à leur enfance ou à leur adolescence. Et un jour, alors que Louis reçoit un prix littéraire, sa sœur lui déclare, en riant à gorge déployée, qu’elle le hait.

 

Desplechin nous montre des scènes qui pourraient être des rêves ou des fantasmes. Ainsi quand Louis, sautant de son balcon, s’envole dans les airs et atterrit à l’hôpital dans le lit de sa mère. Dès lors, on ne sait plus très bien si ce qui arrive est réel ou bien une hallucination, d’autant plus que Louis consomme de l’opium. Tout ce flou est ce qui d’ailleurs permet au film d’acquérir une dimension psychanalytique assez évidente. Dès lors, il n’y aurait plus qu’à décrypter les sentiments grâce aux livres de Jacques Lacan, par exemple. Les références à la culture juive, dont Desplechin parsème son film, et dont il est un grand admirateur, vont peut-être dans ce sens.

 

Un des plus beaux passages de Frère et Sœur nous présente Louis accompagnant son meilleur ami, un psychiatre juif (joué par Patrick Timsit), à la synagogue pour la fête de Yom Kippour. C’est, on s’en souvient, le jour d’expiation des péchés, et Louis est vivement intéressé par ce qu’il entend. Il demande à son ami de lui traduire les paroles hébraïques prononcées par le rabbin. Or, en dressant l’oreille à cette scène, j’ai cru reconnaître la phrase suivante, tirée du Lévitique : « Tu ne découvriras pas la nudité de ta sœur, qu’elle soit fille de ton père ou fille de ta mère, qu’elle soit élevée à la maison ou au dehors. » Louis a l’air extrêmement touché par ces mots, comme si, justement, c’était ce qu’il avait à se reprocher avec sa propre sœur. Et un peu plus loin dans le film, pour aller encore dans le même sens, je note que Louis dit à Alice, lorsqu’ils se seront réconciliés : « Je pense à toutes ces années pendant lesquelles tu m’as laissé t’aimer. » Et que conclure d’une des dernières scènes, au cours de laquelle Louis et Alice se retrouvent nus dans le même lit ? Le message me semble clair, l’inceste est pointé du doigt ‒ sans nécessairement que cela soit très conscient chez Desplechin. Son film lui a peut-être échappé, en définitive.

 

Tout s’apaise, finalement. L’épilogue de Frère et Sœur est empreint d’espoir. Alice part se ressourcer en Afrique noire, et Louis reprend son travail de professeur à l’université. On le voit devant ses élèves, leur lisant un poème. Ce seront les ultimes paroles de Louis, dans le film de Desplechin. Il faut donc leur accorder l’importance qu’elles méritent. Je me suis renseigné. Il s’agit d’un extrait d’une œuvre du poète américain Peter Gizzi, né en 1959 dans le Michigan, lui-même professeur dans une université. Le titre en est : « Quelques valeurs du paysage et du temps » (en anglais Some values of lanscape and weather). Peter Gizzi y décrit tout ce qu’une génération a pu traverser et ressentir face à l’histoire, guerres comprises. C’est une poésie lyrique, très subjective, que je ne connaissais pas, et j’ai été frappé par la beauté des images. Au spectateur du film de Desplechin, maintenant, de réfléchir et de comprendre les rapports entre ce qu’il nous a raconté et ces quelques vers, que je vous cite à présent :

 

Où étions-nous

sur le ponton en train de fumer

après un jour au lit. Quelques orangés

et du velours bleu esquissent la forme des toits.

Ce n’est pas la première fois que ce sifflement nous arrête,

le train au crépuscule. Nous rappelant oum-pahs les appels

des cuivres bosselés autrefois sur la route :

de l’étoffe, des cheveux, et une corde pour nous guider.

Emmène-moi. Pour ne pas nier ces années

j’ai besoin de rester dans mon ornière

assez longtemps pour faire une embardée en dehors

de cette collision de particules qui gêne ma vue.

Je travaille d’arrache-pied pour renvoyer

d’autres palans de sauvetage quelque chose

de particulier au bleu a commencé

à remonter de la profondeur et à faire son schtick.

Et tombant dans la nuit, bien sûr

j’ai besoin de toi, mais cela dit

toutes les cordes lancées par-dessus bord

ne me trouveraient pas, comme le soleil autrefois

goutte à goutte dans le monde punk des sous-sols.

 

 

Le poème de Peter Gizzi, d’où est extrait ce passage, figure dans la brochure intitulée Revival, traduction de Pascal Poyet, éditions cipM/Spectres Familiers, collection « Le Refuge », 2003. Pour tout renseignement : CIPM Centre de la Vieille Charité 2, rue de la Charité 13002 Marseille (04 91 91 26 45). Il est possible de commander la brochure pour 10 €.