07/08/2025
Actualité de Maurice Blanchot
Maurice Blanchot toujours
Le cas Pierre Madaule
Un des commentateurs importants de l’œuvre de Maurice Blanchot fut sans doute l’écrivain Pierre Madaule (1927-2020). Il avait publié en 1973 un essai chez Gallimard, Une tâche sérieuse ?, petit ouvrage dans lequel il proposait sa lecture intime de l’auteur de Thomas l’Obscur. Maurice Blanchot l’avait lu et approuvé ; c’est d’ailleurs lui qui avait donné le feu vert à l’éditeur. Pierre Madaule, en admirateur inconditionnel de Blanchot, correspondait avec son idole par lettres, et par lettres seulement, Blanchot n’ayant jamais accepté de le rencontrer. Le prestigieux romancier et essayiste de la NRF, on le sait, ne se montrait jamais et vivait dans la réclusion la plus totale. Cette correspondance a fait l’objet d’une publication, toujours chez Gallimard, en 2012. Madaule y tenait particulièrement, comme à une justification de sa vie. Jacques Derrida lui avait dit, de manière sibylline, quand il la lui avait fait lire, quelques années auparavant : « Eh bien ! Vous avez obtenu ce que vous désiriez tant ! » Madaule, que je connaissais déjà, m’en avait envoyé un exemplaire, avec une très amicale dédicace : « à mon très cher Jacques-Émile, que j’aurais tellement voulu rencontrer à Saint-Pabu, / et qui m’a si fortement fait relire avec lui les premières lignes de Au moment voulu / avec l’amitié de grand âge de Pierre Madaule / à Paris, le 8-XI-2012 » L’idée de Madaule, quand nous avons commencé à échanger des lettres, était que nous cheminions ensemble dans la lecture de Au moment voulu. Je crois bien qu’il n’y a que lui qui y a travaillé vraiment, car je n’avais aucune envie de devenir son rival. Il y a quelques mois, au tout début de l’année 2025, est paru de manière posthume un ouvrage signé Pierre Madaule, aux éditions L’Harmattan, et intitulé Ma folie-Blanchot. Je ne sais si j’aurai l’occasion de me le procurer un jour et d’y revenir plus ou moins attentivement dans un article, mais je profite de l'occasion qui m'est donnée ici de le signaler. Pour aujourd’hui, je voudrais simplement évoquer la correspondance que j’entretins plusieurs années avec lui et qui fut nourrie, car Pierre aimait beaucoup écrire des lettres. Les siennes présentaient un intérêt évident, consacrées presque exclusivement à sa lecture de Blanchot — c’était apparemment la seule chose qui l’intéressait dans la vie. J’ai eu l’occasion, je ne me souviens plus en quelle année, de rendre visite à Madaule et à sa femme chez eux, à Issy-les-Moulineaux, où il avait fini par m’inviter. Ce fut un drôle de dîner, à vrai dire consternant. Il a monologué toute la soirée sur son sujet préféré, Blanchot, content de trouver un convive silencieux et à l’écoute. Il faisait les questions et les réponses, et j’ai le souvenir d’un ennui pesant, accentué par cette indifférence totale envers ma personne. Je tirai de cette soirée une impression désastreuse de fiasco. Quelques jours plus tard, cerise sur le gâteau, je reçus de lui une lettre, dans laquelle il me confiait que je l’avais déçu... Lui aussi avait eu l’impression d’une rencontre gâchée. À cela devait s’ajouter plus tard la polémique naissante sur le Blanchot d’avant-guerre, ses articles aux journaux d’extrême droite et antisémites d’alors. « Blanchot fut-il antisémite, à votre avis ? », me questionna Pierre avec une certaine rage, quand je lui fis état de cette découverte. J’écrivis alors un article sur le remarquable essai de Michel Surya, L’Autre Blanchot, et l’envoyai à Madaule, ajoutant que j’étais du côté de Surya. Pierre Madaule ne me répondit pas et se réfugia dans le silence. J’avais sans doute très imprudemment porté une atteinte grave à la statue du Commandeur. La suite, d’ailleurs, a justifié plus ou moins Blanchot, je crois. Il s’est certes trompé lourdement durant une période, mais ensuite s’est racheté : la littérature fut l’occasion de cette rédemption, ainsi que sa passion pour le judaïsme. Je regrettais cependant que Pierre ne m’ait pas, pour une fois, suivi dans ma réflexion. Il ne m’écoutait jamais. Bref, il avait rompu avec moi définitivement, moi qui assurément n’étais pas grand-chose en littérature et qui avais perdu tout intérêt à ses yeux en me montrant (j’aurais dû rester invisible). Au vrai, Madaule avait l’habitude de dialoguer avec des personnalités bien plus importantes que moi : la courte période de ma correspondance avec lui fut donc quelque chose d’exceptionnel, dont je conserve désormais la trace grâce seulement à un petit nombre de mes propres lettres que j’ai retrouvées récemment — mais hélas aucune des siennes, disparues lors de mon déménagement. J’aimerais que les lettres qu’il m’a adressées, qu’on a dû retrouver dans ses archives, soient, du moins pour certaines, publiées un jour par Gallimard (et non pas par l’Harmattan). Je ne les ai plus en ma possession, mais je me souviens qu’il photocopiait tout ce qu’il envoyait à ses correspondants. Je ne peux donc offrir ici que des extraits de ce que je lui ai écrit, pâle reflet des lettres qu’il m’envoyait, réponses incertaines et insuffisantes, et je m’en excuse sincèrement.
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Le 19 novembre 08
Cher Pierre Madaule,
J’ai été très heureux de recevoir votre lettre et les passionnants documents que vous y avez joints. Je connaissais les deux paragraphes supprimés de L’Arrêt de mort, pour les avoir lus dans le n° du Magazine littéraire (octobre 2003) consacré à Blanchot. Ce sont des lignes inoubliables, et je conserverai précieusement cette photocopie de l’édition originale, sans doute. C’est d’ailleurs depuis cette lecture du Magazine littéraire que j’avais en tête de lire votre récit Une tâche sérieuse ?
Merci aussi pour le texte de B. Noël. Il montre que la lecture de Blanchot peut changer une vie. Il montre également que l’auteur de L’Arrêt de mort n’était pas qu’un pur théoricien abstrait, froid et distant. Dans mon article, je n’aurais peut-être pas dû écrire exactement qu’il était le « théoricien de la modernité » ; il en était en tout cas le penseur.
[…] L’« ébranlement physique provoqué par certaines phrases » dont vous me parlez, oui, incontestablement il est présent, jusqu’au malaise comme le montre B. Noël. Le malaise irait donc du scripteur (et il faut certes imaginer la main qui écrit) au lecteur. Est-ce ainsi que cela se passe ? Le passage du Pas au-delà, sur lequel vous attirez mon attention, irait cependant dans un sens plus opaque, à mon avis : « La marque, c’est manquer au présent et faire que le présent manque. Et la trace, étant toujours traces, ne renvoie non plus à aucune présence initiale et qui serait encore présente, comme reste ou vestige, là où elle a disparu. »
[…] Amicalement, JEM
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Le 24 novembre 08
Cher Pierre Madaule,
Merci pour votre courrier. J’ai pris connaissance avec une certaine émotion de la très belle lettre que Blanchot vous a envoyée en décembre 1987. On sent mieux que jamais dans ces quelques lignes, qui pour vous ont dû être inestimables, combien Blanchot était un être subtil et intelligent. À propos du thème de l’incarnation féminine, il voit tout de suite que c’est un éclairage personnel que vous apportez ; il ne le dément pas, mais raconte (très beau passage!) son rêve, en insistant seulement sur le mot « chastement », de manière un peu ironique. Il dit surtout ensuite : « Je n’ai rien à ajouter quant à la puissance certes dangereuse de pénétration qui s’accomplit dans ces pages. » Blanchot, critique suprême, ouvre votre texte aux lecteurs, le justifie, l’atteste — pour autant qu’un tel texte le nécessite. Mais l’intérêt de tout texte n’est-il pas d’entrer dans l’intertexte, dans la parole plurielle du monde ?
Dans mon exemplaire de Au moment voulu, il y a des annotations qui datent de ma première lecture de 1993, je crois. J’ai ainsi écrit le mot « (charnel) » entre parenthèses en face d’un passage de la page 24 : « La vie, c’était maintenant une sorte de pari s’ébauchant à l’alentour avec le souvenir de ce frôlement, — avait-il eu lieu ? — avec cette sensation stupéfiante, — persisterait-elle ? — qui non seulement ne s’effaçait pas, mais s’affirmait, elle aussi, à la manière sauvage de ce qui ne peut avoir de fin, etc. » J’ai souligné les mots qui, notais-je, « décrivent l’amour » ; mais c’est un retrait plutôt qu’un attrait, une manière en creux de dire le solide (comme dans le monologue de Thomas dont vous me parlez). Il y a là une note de prétérition systématique et retorse. Je dirais la même chose du paragraphe de la page 22, qui commence par : « Les choses se dénouèrent en apparence... » J’avais écrit « acte charnel », mais à la page suivante « mort » devant « quelque chose qui ressemblait à elle-même et qui la faisait ressembler au froid et à la tranquillité de la transparence ». Comme chez Bataille, nécrophilie peut-être, mais avec une « vivante », comment expliquer cela ?
[…] Amicalement, JEM
16:21 Publié dans Livre | Tags : maurice blanchot, pierre madaule, michel surya | Lien permanent | Commentaires (0)
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