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10/08/2025

Actualité Maurice Blanchot

Maurice Blanchot toujours

 

Le cas Pierre Madaule

 

Un des commentateurs importants de l’œuvre de Maurice Blanchot fut sans doute l’écrivain Pierre Madaule (1927-2020). Il avait publié en 1973 un essai chez Gallimard, Une tâche sérieuse ?, petit ouvrage dans lequel il proposait sa lecture intime de l’auteur de Thomas l’Obscur. Maurice Blanchot l’avait lu et approuvé ; c’est d’ailleurs lui qui avait donné le feu vert à l’éditeur. Pierre Madaule, en admirateur inconditionnel de Blanchot, correspondait avec son idole par lettres, et par lettres seulement, Blanchot n’ayant jamais accepté de le rencontrer. Le prestigieux romancier et essayiste de la NRF, on le sait, ne se montrait jamais et vivait dans la réclusion la plus totale. Cette correspondance a fait l’objet d’une publication, toujours chez Gallimard, en 2012. Madaule y tenait particulièrement, comme à une justification de sa vie. Jacques Derrida lui avait dit, de manière sibylline, quand il la lui avait fait lire, quelques années auparavant : « Eh bien ! Vous avez obtenu ce que vous désiriez tant ! » Madaule, que je connaissais déjà, m’en avait envoyé un exemplaire, avec une très amicale dédicace : « à mon très cher Jacques-Émile, que j’aurais tellement voulu rencontrer à Saint-Pabu, / et qui m’a si fortement fait relire avec lui les premières lignes de Au moment voulu / avec l’amitié de grand âge de Pierre Madaule / à Paris, le 8-XI-2012 » L’idée de Madaule, quand nous avons commencé à échanger des lettres, était que nous cheminions ensemble dans la lecture de Au moment voulu. Je crois bien qu’il n’y a que lui qui y a travaillé vraiment, car je n’avais aucune envie de le concurrencer sur ce thème. Il y a quelques mois, au tout début de l’année 2025, est paru de manière posthume un ouvrage signé Pierre Madaule, aux éditions L’Harmattan, et intitulé Ma folie-Blanchot. Je ne sais si j’aurai l’occasion de me le procurer un jour et d’y revenir attentivement, mais je profite de l’occasion présente pour le signaler. Pour aujourd’hui, je voudrais me contenter d’évoquer la correspondance que j’entretins plusieurs années avec lui et qui fut nourrie, car Pierre aimait beaucoup écrire des lettres. Les siennes présentaient un intérêt évident, consacrées presque exclusivement à sa lecture de Blanchot c’était apparemment la seule chose qui l’intéressait dans la vie. J’ai eu l’occasion, je ne me souviens plus en quelle année, de rendre visite à Madaule et à sa femme chez eux, à Issy-les-Moulineaux, où il avait fini par m’inviter. Ce fut un drôle de dîner, à vrai dire consternant. Il a monologué toute la soirée sur son sujet préféré, Blanchot, content de trouver un convive silencieux et à l’écoute. Il faisait les questions et les réponses, et j’ai le souvenir d’un ennui pesant, accentué par cette indifférence totale envers ma personne. Je tirai de cette soirée une impression désastreuse de fiasco. Quelques jours plus tard, cerise sur le gâteau, je reçus de lui une lettre, dans laquelle il me confiait que je l’avais déçu... Lui aussi avait eu l’impression d’une rencontre gâchée. À cela devait s’ajouter plus tard la polémique naissante sur le Blanchot d’avant-guerre, ses articles aux journaux d’extrême droite et antisémites d’alors. « Blanchot fut-il antisémite, à votre avis ? », me questionna Pierre avec une certaine rage, quand je lui fis état de cette découverte. J’écrivis alors un article sur le remarquable essai de Michel Surya, L’Autre Blanchot, et l’envoyai à Madaule, ajoutant que j’étais du côté de Surya. Pierre Madaule ne me répondit pas et se réfugia dans le silence. J’avais sans doute très imprudemment porté une atteinte grave à la statue du Commandeur. La suite, d’ailleurs, a justifié plus ou moins Blanchot, je crois. Il s’est certes trompé lourdement durant une période, mais ensuite s’est racheté : la littérature fut l’occasion de cette rédemption, ainsi que sa passion pour le judaïsme. Je regrettais cependant que Pierre ne m’ait pas, pour une fois, suivi dans ma réflexion. Il ne m’écoutait jamais. Bref, il avait rompu avec moi définitivement, moi qui assurément n’étais pas grand-chose en littérature et qui avais perdu tout intérêt à ses yeux en me montrant (j’aurais dû rester invisible). Au vrai, Madaule avait l’habitude de dialoguer avec des personnalités bien plus importantes que moi : la courte période de ma correspondance avec lui fut donc quelque chose d’exceptionnel, dont je conserve désormais la trace grâce seulement à certaines de mes propres lettres que j’ai retrouvées récemment mais hélas aucune des siennes, disparues lors de mon déménagement. J’aimerais que les lettres qu’il m’a adressées, qu’on a dû récupérer dans ses archives, soient publiées un jour par Gallimard (et non pas par l’Harmattan). Je ne les ai plus en ma possession, mais je me souviens qu’il photocopiait tout ce qu’il envoyait à ses correspondants. Je ne peux donc offrir ici que des extraits de ce que je lui ai écrit, pâle reflet de ce qu’il m’envoyait, réponses incertaines et insuffisantes, et je m’en excuse sincèrement.

 

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Le 19 novembre 08

Cher Pierre Madaule,

J’ai été très heureux de recevoir votre lettre et les passionnants documents que vous y avez joints. Je connaissais les deux paragraphes supprimés de L’Arrêt de mort, pour les avoir lus dans le n° du Magazine littéraire (octobre 2003) consacré à Blanchot. Ce sont des lignes inoubliables, et je conserverai précieusement cette photocopie de l’édition originale, sans doute. C’est d’ailleurs depuis cette lecture du Magazine littéraire que j’avais en tête de lire votre récit Une tâche sérieuse ?

Merci aussi pour le texte de B. Noël. Il montre que la lecture de Blanchot peut changer une vie. Il montre également que l’auteur de L’Arrêt de mort n’était pas qu’un pur théoricien abstrait, froid et distant. Dans mon article, je n’aurais peut-être pas dû écrire exactement qu’il était le « théoricien de la modernité » ; il en était en tout cas le penseur.

[…] L’« ébranlement physique provoqué par certaines phrases » dont vous me parlez, oui, incontestablement il est présent, jusqu’au malaise comme le montre B. Noël. Le malaise irait donc du scripteur (et il faut certes imaginer la main qui écrit) au lecteur. Est-ce ainsi que cela se passe ? Le passage du Pas au-delà, sur lequel vous attirez mon attention, irait cependant dans un sens plus opaque, à mon avis : « La marque, c’est manquer au présent et faire que le présent manque. Et la trace, étant toujours traces, ne renvoie non plus à aucune présence initiale et qui serait encore présente, comme reste ou vestige, là où elle a disparu. »

[…] Amicalement, JEM

 

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Le 24 novembre 08

Cher Pierre Madaule,

Merci pour votre courrier. J’ai pris connaissance avec une certaine émotion de la très belle lettre que Blanchot vous a envoyée en décembre 1987. On sent mieux que jamais dans ces quelques lignes, qui pour vous ont dû être inestimables, combien Blanchot était un être subtil et intelligent. À propos du thème de l’incarnation féminine, il voit tout de suite que c’est un éclairage personnel que vous apportez ; il ne le dément pas, mais raconte (très beau passage!) son rêve, en insistant seulement sur le mot « chastement », de manière un peu ironique. Il dit surtout ensuite : « Je n’ai rien à ajouter quant à la puissance certes dangereuse de pénétration qui s’accomplit dans ces pages. » Blanchot, critique suprême, ouvre votre texte aux lecteurs, le justifie, l’atteste pour autant qu’un tel texte le nécessite. Mais l’intérêt de tout texte n’est-il pas d’entrer dans l’intertexte, dans la parole plurielle du monde ?

Dans mon exemplaire de Au moment voulu, il y a des annotations qui datent de ma première lecture de 1993, je crois. J’ai ainsi écrit le mot « (charnel) » entre parenthèses en face d’un passage de la page 24 : « La vie, c’était maintenant une sorte de pari s’ébauchant à l’alentour avec le souvenir de ce frôlement, avait-il eu lieu ? avec cette sensation stupéfiante, persisterait-elle ? qui non seulement ne s’effaçait pas, mais s’affirmait, elle aussi, à la manière sauvage de ce qui ne peut avoir de fin, etc. » J’ai souligné les mots qui, notais-je, « décrivent l’amour » ; mais c’est un retrait plutôt qu’un attrait, une manière en creux de dire le solide (comme dans le monologue de Thomas dont vous me parlez). Il y a là une note de prétérition systématique et retorse. Je dirais la même chose du paragraphe de la page 22, qui commence par : « Les choses se dénouèrent en apparence... » J’avais écrit « acte charnel », mais à la page suivante « mort » devant « quelque chose qui ressemblait à elle-même et qui la faisait ressembler au froid et à la tranquillité de la transparence ». Comme chez Bataille, nécrophilie peut-être, mais avec une « vivante », comment expliquer cela ?

[…] Amicalement, JEM

28/06/2015

Retour sur Maurice Blanchot

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  Dans une lettre récente qu'il m'écrivait, Pierre Madaule, grand spécialiste de Blanchot devant l'Éternel, attirait mon attention sur un ouvrage qui venait de paraître, Blanchot l'obscur ou La déraison littéraire, signé de deux professeurs de philosophie, et publié aux éditions Autrement, dans la collection de Michel Onfray. Madaule me confiait notamment : "Dans ce livre en effet, les deux auteurs montrent où mènerait la lecture universitaire actuelle de ce qu'ils désignent comme l'œuvre de Blanchot et qui, évidemment, ne comprend pas les récits de Blanchot." Madaule ne s'est pas étendu davantage, mais avait fait naître en moi le désir de prendre connaissance de cet essai.

   Henri de Monvallier et Nicolas Rousseau — ainsi se nomment nos deux auteurs — ont effectué un assez court travail pour tenter de démontrer qu'on avait, avec Blanchot, affaire à une fumeuse escroquerie intellectuelle. À travers Blanchot, ils s'en prennent aussi bien à un grand courant de la philosophie française, nommé French Theory. Leur démonstration se prétend rigoureuse, mais il ne suffit pas d'accumuler des citations de Blanchot, ou de Derrida, d'ajouter quelques phrases à prétention humoristique, pour atteindre la cible. Voilà au fond, me suis-je dit, un piteux pamphlet, qui ne donnera à aucun lecteur ni le goût de la philosophie, ni celui de la littérature. Et je ne parle pas ici des multiples erreurs factuelles, qui émaillent ce livre, et qu'une relecture tant soit peu éclairée aurait pu corriger.

   Monvallier et Rousseau ne nous apportent rien de nouveau. Ils ne creusent même pas les concepts de "déraison" ou de "nihilisme" qui, selon eux, caractérisent Blanchot. Ils nous donnent là en fait un travail nullement universitaire, se contentant de nous fabriquer du journalisme superficiel. Dans les quelques mots de sa lettre, Madaule, lecteur pointilleux, a bien vu de quoi il retournait : de cette déficience aujourd'hui courante du travail intellectuel, qui se contente de survoler, comme ici, deux ou trois livres d'un écrivain, toujours les mêmes, et laisse de côté l'essentiel, en particulier les récits. Par exemple, le livre de Monvallier et Rousseau ne mentionne aucune fois L'Arrêt de mort, étape pourtant cruciale du cheminement de Blanchot.

   Dans leur avant-propos, nos deux essayistes racontent comment leur livre a été refusé par de nombreux éditeurs, jusqu'à ce que Michel Onfray accepte de les prendre sous son aile protectrice. Je ne suis évidemment pas favorable à ce qu'on censure un ouvrage qui serait hostile à un écrivain que je ne cesse d'admirer ; mais ne suis-je pas, comme les autres lecteurs, en droit d'exiger un discours étayé et sérieux ? Je suis même preneur des considérations critiques, quand elles restent de bonne foi. Ainsi, plutôt que de vous conseiller ce Blanchot l'obscur, je vous rappellerai un autre livre, paru cet hiver, l'excellent pamphlet de Jean-François Mattéi, L'Homme dévasté. Essai sur la déconstruction de la culture, aux éditions Grasset. Le regretté philosophe s'attaquait, lui aussi, à la French Theory, mais avec compétence et panache.

   Ce qui ne reste pas clair du tout, à mon sens, c'est la position actuelle de l'université vis-à-vis d'une œuvre comme celle de Blanchot. On conseille aux étudiants d'acheter quelques-uns de ses livres, et plutôt les essais. Mais personne ne les lit, et les professeurs n'en disent rien. On peut regretter une telle pédagogie, qui conduit d'ailleurs tout droit à ce que Blanchot lui-même prophétisait : l'extinction de toute trace de vraie pensée dans la modernité : "♦ L'époque où toutes les vérités sont des histoires, où toutes les histoires sont fausses : nul présent, rien que de l'actuel." (Le Pas au-delà, page 78)

Henri de Monvallier et Nicolas Rousseau, Blanchot l'obscur ou La déraison littéraire. Préface de Michel Onfray. Éditions Autrement, collection "Universités populaires & Cie". 17,50 €.

Illustration : peinture de Barnett Newman.