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18/12/2021

Retour sur le jeune romancier François-Henri Désérable

L’un des prix littéraires les plus convoités de la saison est le Grand Prix du roman de l’Académie française. Cette année, il a été attribué au jeune romancier de 34 ans François-Henri Désérable, pour son roman, Mon maître et mon vainqueur. En le couronnant, les académiciens français ont fait preuve d’une grande jeunesse d’esprit, et ont comme lancé un message, selon lequel la vraie et bonne littérature était celle qui se dégustait avec la plus vivante alacrité.

 

Mon maître et mon vainqueur est le quatrième roman de François-Henri Désérable. Il faut surtout noter, paru en 2017, Un certain M. Piekielny, dont l’intrigue est inspirée d’une péripétie toute secondaire, mais curieuse, du fameux roman de Romain Gary, La promesse de l’aube. Elle permettait au jeune romancier de rendre hommage à un auteur qui, sans doute, a joué un rôle important dans sa formation littéraire. Si François-Henri Désérable se reconnaît un devancier qui l’aura fortement inspiré en littérature, c’est bien Romain Gary ‒ davantage, selon moi, qu’Albert Cohen. Disons-le tout de suite, avec Mon maître et mon vainqueur, on pense souvent à Émile Ajar, le double fantasmatique de Romain Gary, celui grâce auquel l’auteur prolifique des Cerfs-volants obtiendra le prix Goncourt une deuxième fois, avec le grandiose La Vie devant soi, en 1975.

 

L’histoire qui nous est racontée dans Mon maître et mon vainqueur est extrêmement bien agencée, et le suspense final, jamais appuyé, arrive de la manière la plus naturelle et la plus drôle qui soit. C’est une histoire d’amour un peu ébouriffante, avec une héroïne qui sort presque de l’ordinaire. Tina est une jeune actrice, passionnée de Verlaine et de Rimbaud. Pour la présenter, François-Henri Désérable précise : « Tina dès le matin se récitait toujours deux poèmes, un de Verlaine, un de Rimbaud : elle n’aimait rien tant que la poésie de Verlaine et de Rimbaud. » Tina est mariée à Edgar, surnommé « la Doudoune ». Les maris n’ont jamais le beau rôle, dans les romans, sinon il n’y aurait plus de romans. Car Tina a aussi un amant, Vasco, avec lequel elle vit une folle passion : « elle avait honte, pas seulement de faire ce qu’elle faisait, mais bien pire, d’être ce qu’elle était ‒ infidèle, déloyale, irresponsable ; elle maudissait ses faux-semblants, sa duplicité, ses mensonges... » Tina est incontestablement une belle héroïne, en ce que par sa beauté et son tempérament de feu elle va semer autour d’elle la destruction. Mais, je le répète, toute cette histoire est racontée avec humour et allégresse. J’ai songé parfois à l’humour juif new-yorkais, propre à un Woody Allen.

 

François-Henri Désérable ne nous fait jamais la morale. Il se contente de narrer avec jubilation cette histoire somme toute banale, à laquelle il insuffle un esprit qui rappelle aussi un peu Raymond Queneau. La ville de Paris joue un grand rôle, dans Mon maître et mon vainqueur, et Tina est l’archétype de la Parisienne du XXIe siècle. Décidément, voilà un roman bien séduisant, dont je vous laisse découvrir le dénouement avec étonnement.

 

François-Henri Désérable, Mon Maître et mon Vainqueur. Éd. Gallimard, 18 €.

22/06/2019

Romain Gary, la fin de l'impossible

   De son vivant, Romain Gary n'était pas très apprécié de la critique littéraire. Depuis, elle a plus ou moins fait son mea culpa. Le succès auprès des lecteurs ne s'est jamais démenti. Aujourd'hui, c'est dans la prestigieuse collection de la Pléiade qu'on réédite une sélection de ses romans et récits, en deux forts volumes. L'occasion de lire ou relire des œuvres qui, à mon sens, n'ont pas pris une ride, et de se poser certaines questions sur Romain Gary et ses doubles secrets, tel Émile Ajar (ici très bien représenté avec trois titres). Les notices et les nombreuses notes de cette édition apportent beaucoup d'éléments probants. Romain Gary était un mystère aussi pour lui-même, et il sera toujours difficile de comprendre pourquoi il s'est suicidé le 2 décembre 1980 à son domicile parisien de la rue du Bac. Il a laissé une dernière lettre qui n'expliquait pas vraiment son geste, indiquant seulement que "la nuit sera calme" (titre d'un de ses livres).

   L'œuvre de Gary, quatre décennies après sa disparition, reprend des couleurs comme jamais. Par exemple, je me suis plongé à nouveau dans les romans signés Ajar. Cette relecture m'a fait prendre conscience définitivement de leur dimension littéraire et humaine. Il est difficile d'achever les dernières pages de La Vie devant soi sans verser quelques larmes. La dextérité du style d'Ajar est extraordinaire. C'est une prose admirable, qui se déguste avec délectation. Romain Gary a sans aucun doute marqué la langue française et le roman contemporain de manière déterminante. La création, non seulement des œuvres d'Ajar, mais aussi celle du personnage même de cet auteur fictif (interprété dans la vie réelle par Paul Pavlowitch), furent de grands prodiges dans l'art du roman et son histoire.

   Quant aux livres sous son vrai nom, ils nous passionnent également par les thèmes universels qu'ils traitent. La fraternité, l'amour, bien sûr, sont au premier plan, mais aussi, par exemple, et on ne s'y attendrait pas, la féminité. J'apprécie tout aussi bien dans sa pensée la prédominance du concept de "faiblesse", revendiquée comme une constante de la nature humaine. C'est selon moi le petit côté "taoïste" de Gary, qui ne méconnaît pas, par ailleurs, sans être pour autant croyant, une certaine fascination pour le Christ. Dans Les Racines du ciel (prix Goncourt 1956), il est le premier à parler de l'écologie. Je n'avais pas lu ce long roman africain, sur la préservation des éléphants. Là encore, Gary est un précurseur, il avait tout compris avant les autres. "Car il s'agit bien de ça, écrit Gary dans Les Racines du ciel, il faut lutter contre cette dégradation de la dernière authenticité de la terre et de l'idée que l'homme se fait des lieux où il vit. Est-ce que nous ne sommes vraiment pas capables de respecter la nature, la liberté vivante, sans aucun rendement, sans utilité, sans autre objet que de se laisser entrevoir de temps en temps ? La liberté elle-même serait alors anachronique."

   Romain Gary fut un esprit en quête d'idéal, bien à l'écart des modes de son temps (il était le seul écrivain gaulliste à Saint-Germain-des-Prés). C'est pourquoi il me semble que c'est un auteur pour notre temps présent. Son humanisme n'était pourtant pas béat. Hanté par la Shoah, il savait que le métier de vivre allait être très difficile, très sombre. Dans ses romans, il en illustre toutes les facettes. La "fin de l'impossible" est une expression qu'on rencontre sous la plume d'Ajar, dans Gros-Câlin. Je crois que, plus généralement, et malgré tout, elle résume bien la grandeur de ce personnage baroque que fut Gary, haut en couleur, entier, et qui a su, avec génie, toucher le cœur de ses lecteurs.

Romain Gary, Romans et récits. Deux volumes. Publié sous la direction de Mireille Sacotte. Éd. Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade". Les deux volumes sous coffret, 129 €. À signaler dans la même collection, Album Romain Gary par Maxime Decout (offert pour l'achat de trois volumes de la Pléiade).