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23/12/2019

Terrence Malick : le poème audiovisuel

   Un film de Terrence Malick sur les écrans de cinéma est, somme toute, une chose suffisamment rare. J'attendais avec impatience ce nouvel opus, Une vie cachée, histoire vraie d'un paysan autrichien qui, après l'invasion de son pays par les nazis, devient objecteur de conscience et authentique résistant. Dès le premier jour d'exclusivité, je suis allé voir ce film, qui dure près de trois heures. Bien qu'admirateur jusque là de ce que Malick faisait, j'ai eu du mal à entrer tout de suite dans Une vie cachée. Je sentais que quelque chose m'échappait. J'y suis alors retourné, une semaine après, et je puis dire que, là, tout s'est ouvert à moi, tout m'était enfin rendu accessible. Au bout d'un véritable "marathon" de deux fois trois heures, j'ai apprécié et même admiré cette œuvre, de manière irréfragable. Je vous conseille cette expérience insolite : voir plusieurs fois de suite, et au moins deux, ce long film. Cet art de la contemplation qu'est le cinéma de Malick demande ce désœuvrement essentiel venant du spectateur.

   Terrence Malick est un artiste profondément inspiré par le courant intellectuel du XIXe siècle des transcendantalistes américains, ces romanciers et poètes d'élite inspirés par la religion unitarienne. Celle-ci reposait sur un mysticisme en accord avec la nature, et donnait par ce moyen à l'homme la capacité directe de connaître Dieu. Dans la manière du réalisateur de filmer les paysages, on reconnaît cette inspiration majeure. Mais il ne faudrait pas s'arrêter seulement à cette dimension formelle. Le cinéma de Malick est un tout complexe. La mise en scène virtuose, les images somptueuses sur grand écran, vont de pair avec une voix off permanente et obsédante, qui devient centrale. La parole (le logos) est au cœur du processus, faisant naître un long poème, aux ramifications prégnantes jusque dans la représentation visuelle.

   Pour mieux connaître le triste héros d'Une vie cachée, je vous conseille, en français, le livre publié aux éditions Bayard, Être catholique ou nazi. Y sont reproduites deux lettres, dans lesquelles Franz Jägerstätter s'explique sur son refus de porter l'uniforme nazi et sur la nécessité du martyre, propos certes à replacer dans un contexte historique qui n'était pas pour rendre optimiste : "Si Dieu supprimait les persécuteurs, écrivait ce farouche catholique, il n'y aurait plus de martyrs, et, s'il nous dispensait du combat, nous ne recevrions plus les couronnes de la victoire." Franz Jägerstätter a été épaulé, durant toute cette descente aux enfers, par sa femme Franziska Schwaninger, à qui ses lettres sont adressées. Elle a donc partagé son combat. L'actrice Valerie Pachner, qui joue (remarquablement) son personnage dans le film, a eu des mots assez évocateurs pour parler d'elle, lors de la conférence de presse du Festival de Cannes (disponible sur Internet), insistant notamment sur le fait que la relation si puissante entre cette femme et son mari fut un idéal humain qui s'est accompli au nom du véritable amour.

   Terrence Malick a voulu conclure son film, très littéraire (au meilleur sens du terme), par une citation de George Eliot, qui dit ceci : "Le fait que les choses n'aillent pas aussi mal pour vous et moi qu'il eût été possible est à moitié dû à ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et reposent dans des tombes que l'on ne visite plus." 

Franz Jägerstätter, Être catholique ou nazi. Lettres d'un objecteur de conscience. Traduit de l'allemand par Claire de Oliveira et Dieter Gosewinkel. Éd. Bayard, 13,90 €.  

22/06/2019

Romain Gary, la fin de l'impossible

   De son vivant, Romain Gary n'était pas très apprécié de la critique littéraire. Depuis, elle a plus ou moins fait son mea culpa. Le succès auprès des lecteurs ne s'est jamais démenti. Aujourd'hui, c'est dans la prestigieuse collection de la Pléiade qu'on réédite une sélection de ses romans et récits, en deux forts volumes. L'occasion de lire ou relire des œuvres qui, à mon sens, n'ont pas pris une ride, et de se poser certaines questions sur Romain Gary et ses doubles secrets, tel Émile Ajar (ici très bien représenté avec trois titres). Les notices et les nombreuses notes de cette édition apportent beaucoup d'éléments probants. Romain Gary était un mystère aussi pour lui-même, et il sera toujours difficile de comprendre pourquoi il s'est suicidé le 2 décembre 1980 à son domicile parisien de la rue du Bac. Il a laissé une dernière lettre qui n'expliquait pas vraiment son geste, indiquant seulement que "la nuit sera calme" (titre d'un de ses livres).

   L'œuvre de Gary, quatre décennies après sa disparition, reprend des couleurs comme jamais. Par exemple, je me suis plongé à nouveau dans les romans signés Ajar. Cette relecture m'a fait prendre conscience définitivement de leur dimension littéraire et humaine. Il est difficile d'achever les dernières pages de La Vie devant soi sans verser quelques larmes. La dextérité du style d'Ajar est extraordinaire. C'est une prose admirable, qui se déguste avec délectation. Romain Gary a sans aucun doute marqué la langue française et le roman contemporain de manière déterminante. La création, non seulement des œuvres d'Ajar, mais aussi celle du personnage même de cet auteur fictif (interprété dans la vie réelle par Paul Pavlowitch), furent de grands prodiges dans l'art du roman et son histoire.

   Quant aux livres sous son vrai nom, ils nous passionnent également par les thèmes universels qu'ils traitent. La fraternité, l'amour, bien sûr, sont au premier plan, mais aussi, par exemple, et on ne s'y attendrait pas, la féminité. J'apprécie tout aussi bien dans sa pensée la prédominance du concept de "faiblesse", revendiquée comme une constante de la nature humaine. C'est selon moi le petit côté "taoïste" de Gary, qui ne méconnaît pas, par ailleurs, sans être pour autant croyant, une certaine fascination pour le Christ. Dans Les Racines du ciel (prix Goncourt 1956), il est le premier à parler de l'écologie. Je n'avais pas lu ce long roman africain, sur la préservation des éléphants. Là encore, Gary est un précurseur, il avait tout compris avant les autres. "Car il s'agit bien de ça, écrit Gary dans Les Racines du ciel, il faut lutter contre cette dégradation de la dernière authenticité de la terre et de l'idée que l'homme se fait des lieux où il vit. Est-ce que nous ne sommes vraiment pas capables de respecter la nature, la liberté vivante, sans aucun rendement, sans utilité, sans autre objet que de se laisser entrevoir de temps en temps ? La liberté elle-même serait alors anachronique."

   Romain Gary fut un esprit en quête d'idéal, bien à l'écart des modes de son temps (il était le seul écrivain gaulliste à Saint-Germain-des-Prés). C'est pourquoi il me semble que c'est un auteur pour notre temps présent. Son humanisme n'était pourtant pas béat. Hanté par la Shoah, il savait que le métier de vivre allait être très difficile, très sombre. Dans ses romans, il en illustre toutes les facettes. La "fin de l'impossible" est une expression qu'on rencontre sous la plume d'Ajar, dans Gros-Câlin. Je crois que, plus généralement, et malgré tout, elle résume bien la grandeur de ce personnage baroque que fut Gary, haut en couleur, entier, et qui a su, avec génie, toucher le cœur de ses lecteurs.

Romain Gary, Romans et récits. Deux volumes. Publié sous la direction de Mireille Sacotte. Éd. Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade". Les deux volumes sous coffret, 129 €. À signaler dans la même collection, Album Romain Gary par Maxime Decout (offert pour l'achat de trois volumes de la Pléiade).  

28/02/2019

L'affectivité au risque de la sincérité

   Dans son essai sur Yukio Mishima (Mishima ou La vision du vide, éd. Gallimard, 1981), Marguerite Yourcenar avait beaucoup insisté sur la cérémonie du seppuku traditionnel, par lequel l'écrivain s'était suicidé de manière si spectaculaire. Elle relativisait un peu trop, par ailleurs, la valeur de l'œuvre romanesque, comme mise sous le boisseau. Depuis lors, il a fallu réévaluer ce jugement critique. Les livres de Mishima étaient ceux d'un très grand auteur japonais : ils avaient au début pâti de l'impact médiatique de son suicide, mais trouvaient avec le temps leur véritable place dans la littérature universelle. 

   Les romans de Mishima ont été traduits assez tôt, par les éditions Gallimard, non du reste directement du japonais, mais de leur version anglaise. L'éditeur semble aujourd'hui vouloir réparer cette anomalie, en proposant une "nouvelle traduction" de Confessions d'un masque, c'est-à-dire une traduction du texte japonais. Là aussi, une réévaluation était nécessaire, et on peut se féliciter du geste, qui marque un besoin profond d'authenticité littéraire.

   Confessions d'un masque est le premier roman autobiographique de Mishima. Il y ausculte, avec une rigueur qui n'en efface pas la poésie, sa jeunesse et son adolescence. Mishima s'y décrit très tôt pris dans les affres d'une homosexualité naissante, qu'il ne s'avoue pas vraiment. Il tombe amoureux d'un camarade de classe, puis, plus tard, d'une jeune fille, qu'il n'épousera pas. Ces deux histoires forment la trame romanesque du livre. Mishima n'hésite pas, dans cet effort de sincérité absolue, à tracer un portait ambigu et maladif de lui-même, un malaise permanent qui découle de son obsession sexuelle. Il va plus loin que Stendhal dans Armance en se livrant à "une étude du sadisme et de la perversion". Confessions d'un masque a pour vertu essentielle de froisser le cœur humain (comme disait Nietzsche du même Stendhal), mais en contrepartie de permettre, par ce suprême mouvement, la rédemption de celui qui écrit.

   António Lobo Antunes, dans le roman qui vient de paraître et qui s'intitule Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus douces que l'eau, semble pour sa part voué à la malédiction de la guerre que son pays, le Portugal, livra en Angola, et à laquelle lui-même participa. Ce qui frappe ici, c'est la forme éclatée de la narration. On songe à Faulkner, à Claude Simon. Les différentes voix des protagonistes se succèdent en des monologues implacables, jusqu'au dénouement tragique annoncé dès les premières pages. Ce livre difficile est un choc littéraire, dont l'écriture immédiate happe le lecteur avec une grande violence expressive. Lobo Antunes va bientôt entrer dans la Pléiade. Ce sera l'occasion peut-être de le relire, lui qui a su si bien exprimer le gouffre intrinsèque de notre monde contemporain.

Yukio Mishima, Confessions d'un masque. Traduit du japonais par Dominique Palmé. Éd. Gallimard, 20 €. António Lobo Antunes, Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus douces que l'eau. Traduit du portugais par Dominique Nédellec. Éd. Christian Bourgois, 23 €.