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20/05/2024

Histoire de la philosophie

L’Éthique de Spinoza en son temps : un passionnant périple européen

 

La philosophie du XVIIe siècle en Europe reste cette initiative majeure dans la pensée, en direction de la connaissance. C’est le moment où des savants d’exception se sont donné les moyens d’une révolution dans l’esprit, faisant vaciller la métaphysique sur ses bases, pour tenter d’octroyer à l’homme une place souveraine dans un monde nouveau. Il est certain que le Discours de la Méthode de Descartes, publié en 1637, fut fondateur, et ouvrit, dans la foulée, la possibilité à tant de grands noms de s’illustrer dans cette recherche. Citons seulement Pascal, à la génération suivante, lecteur assidu de Descartes (et de Montaigne) et bien sûr Spinoza, que l’histoire de la philosophie n’a pas bien traité jusqu’à il y a peu, mais qui est en passe de revenir au premier plan, notamment en France.

 

 

Les découvreurs de vérité

 

C’est dans ce climat de redécouverte de Spinoza que Mériam Korichi, philosophe et écrivain polygraphe, publie un passionnant ouvrage, Spinoza Code. Elle centre son propos sur l’Éthique, que Spinoza écrivit à la fin de sa vie, et qu’il n’osa pas publier de son vivant, du fait du règne de la superstition religieuse qui sévissait alors et qui pouvait vous faire jeter en prison en un rien de temps. Mériam Korichi décrit ce petit monde européen des savants et des philosophes qui, d’Amsterdam à Londres, et de Paris à Rome, s’envoyait force lettres avec la fébrilité des découvreurs de vérités. Pour ce qui est de Spinoza, sa correspondance illustre sa prodigieuse activité intellectuelle. La plupart de ses correspondants appartenaient à des aréopages distingués, comme la Royal Society à Londres ou encore l’Académie royale des sciences à Paris.

 

 

Tschirnhaus

 

Évoluaient dans cet univers très fermé des individus certes fascinants, mais parfois un peu troubles, comme Nicolas Sténon, né au Danemark, fixé d’abord à Florence, et qui, lui, étudiait la structure de la matière. Il se convertira plus tard au catholicisme romain et préférera poursuivre une carrière dans l’Église. Il y a surtout, pour ce qui nous intéresse, Tschirnhaus, jeune baron natif de Haute-Lusace, « un fief germanique en terres slaves ». Il a fait ses études à Leyde, lit Descartes avec passion et se présente comme mathématicien. Il a décidé de consacrer sa vie à la recherche. « Il ne veut pas prendre en charge, écrit Mériam Korichi, les affaires du domaine familial, et ne veut pas se marier, contrairement aux souhaits de sa famille. » Et d’ailleurs : « Il vient tout juste de faire parvenir à Spinoza une lettre sur le libre arbitre. » Un échange s’établit entre les deux hommes, dans lequel Spinoza entreprend de réfuter le cartésianisme de Tschirnhaus. Il cherche à lui faire admettre « la puissances des principes de sa philosophie nouvelle ».

 

Spinoza a fait lire à Tschirnhaus le manuscrit de l’Éthique, « un texte vivant, comme le décrit Mériam Korichi, dans un état à la fois fini et transitoire, à la structure stable, solide, et cependant toujours susceptible d’être raturé ou reformulé ici ou là ». Cela tombe bien, car Tschirnhaus a réussi à persuader son père de lui laisser assez d’argent pour entreprendre le Grand Tour en Europe. Tschirnhaus compte visiter les principales capitales et y rencontrer les plus fameux philosophes et savants. En même temps, il pourra tâter le terrain, à propos de Spinoza, et voir s’il peut soumettre le manuscrit explosif de l’Éthique à tel ou tel de ses interlocuteurs.

 

 

Un mal sans remède ?

 

Tschirnhaus arrive à Rome en mars 1677 et s’installe Piazza Navona. Il y apprend la mort de Spinoza, survenue en février, ce qui change considérablement la donne. Les amis du philosophe, en Hollande, vont procéder à la publication anonyme de toutes ses œuvres, y compris de l’Éthique. Ce qui ne veut pas dire que le manuscrit que porte encore sur lui Tschirnhaus n’est plus dangereux, surtout à Rome. Tschirnhaus décide donc de s’en débarrasser, et le confie au récemment converti Nicolas Sténon, en août 1677. La réaction de celui-ci est immédiate, nous dit Mériam Korichi, « il va prévenir sans délai toute diffusion épidémique de ce mal, qui serait sans remède s’il venait à se répandre. Tout juste chargé de sa nouvelle mission apostolique, il semble à la fois avoir reçu un coup très rude et paradoxalement se ressource à l’idée de cette mission providentielle et impossible. »

 

L’ouvrage de Mériam Korichi nous plonge avec beaucoup de talent dans cette période privilégiée de l’histoire européenne. Y revenir procure à chaque fois une même sensation de fraîcheur, une même « joie », pour parler comme Spinoza. Car nous sommes issus de ce monde classique cartésien, y compris dans sa variante spinoziste. Face au choc d’une modernité faite de ténèbres, ils sont désormais nombreux ceux qui l’affirment : l’Éthique de Spinoza restera notre salut !

 

Mériam Korichi, Spinoza Code. Éd. Grasset, 2024, 19,50 €.

02/01/2023

Actualité du philosophe Jacques Derrida

Derrida, l’animal comme prochain

 

La question de l’animal hante la philosophie moderne, en passant par Descartes jusqu’à Heidegger (« l’animal est pauvre en monde », a-t-il écrit). En France, beaucoup de philosophes se sont interrogés récemment sur le statut de l’animal dans la Création. Jacques Derrida est certainement l’un d’eux, attentif comme on sait à l’œuvre de Heidegger, et prônant une déconstruction qui s’attache aussi à montrer que l’animal serait ouvert à l’éthique.

 

C’est ainsi que la philosophe Orietta Ombrosi reprend toute cette thématique dans son nouveau livre, Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida. Cette spécialiste de la pensée d’Emmanuel Levinas a suivi les séminaires de Derrida à l’EHESS, notamment celui intitulé « La bête et le souverain ». Elle a donc eu l’occasion de constater l’intérêt de Derrida pour cette question, riche d’implications essentielles. Elle note de manière significative que, déjà, pour l’être humain, « l’altérité de l’autre […] va de pair avec la question de l’animal ». Orietta Ombrosi se propose de relire certains textes de Derrida, comme le célèbre L’Animal que donc je suis (2006), de les commenter et de les discuter, en particulier en les confrontant à la pensée d’Emmanuel Levinas. Son livre, qui ne recule pas devant les digressions, se veut une méditation patiente plus qu’une synthèse définitive, sur une éventuelle métaphysique de l’animal.

 

Le détour par les concepts de Derrida, comme sa critique du logocentrisme remettant en question la primauté de l’homme occidental, permet d’examiner une valeur spécifique du règne animal. Orietta Ombrosi a alors recours au Levinas de Difficile liberté pour se demander si l’animal peut acquérir la dimension morale qui ferait de lui un « autre », comme si la bête, écrit-elle, « conservait une trace de la transcendance ». Pour Levinas et Derrida, la réponse est positive, même si, pour le premier, l’animal ne devient cependant jamais un « sujet éthique ». On voit que la pensée de Derrida n’hésite pas à aller très loin. Orietta Ombrosi cite un passage tiré de L’Animal que donc je suis, dans lequel Derrida précise : « Il s’agit aussi de se demander si ce qui s’appelle l’homme a le droit d’attribuer en toute rigueur à l’homme, de s’attribuer, donc, ce qu’il refuse à l’animal, et s’il n’en a jamais le concept pur, rigoureux, indivisible, en tant que tel. »

 

L’idée centrale de cet essai d’Orietta Ombrosi est bien là, au-delà du refus catégorique de toute souffrance, dans « la promesse elle-même, écrit la philosophe, celle faite à Abraham, celle d’un universalisme des singularités et des différences certes, mais aussi celle de la fin de l’effusion de sang, y compris le sang de toutes les créatures ». Orietta Ombrosi, forte de son « propos animaliste-judaïsant », s’autorise parfois quelques réserves avec ce que Derrida écrit, mais pas ici. Elle le note de manière très claire : Derrida, écrit-elle, « sacrifie, dans son écriture même, le sacrifice ».

 

Au fil de sa réflexion, Orietta Ombrosi passe en revue les différentes espèces animales dont Derrida a parlé dans ses livres ‒ mais aussi celles dont il n’a pas parlé, comme l’ânesse de Balaam, par exemple. Elle reprend, à partir des textes de Derrida, la méthode herméneutique qui, nous le savons, lui était chère. On sait que Derrida aimait souvent s’appuyer sur des œuvres littéraires, pour les commenter et développer ses théories. C’est l’un des traits du judaïsme, qui aime lire et relire à l’infini les versets des Saintes Écritures, tradition dont Derrida était évidemment proche. Cela nous vaut, à travers le double regard de Derrida et d’Orietta Ombrosi, de très beaux chapitres autour de pages littéraires immortelles, comme le commentaire consacré par Derrida au poème de Paul Valéry, « Ébauche d’un serpent ».

 

Orietta Ombrosi, dans ce copieux et passionnant Bestiaire philosophique de Jacques Derrida, montre que la pensée du philosophe a aujourd’hui conservé sa pertinence, et qu’elle n’était pas un simple effet de mode. L’auteur de L’Écriture et la Différence est parfois critiqué par certains, pour ses livres jugés trop difficiles ou obscurs... Mais s’arrêter là serait oublier que toute bonne philosophie, comme le disait Rousseau, mérite des efforts. Et le livre d’Orietta Ombrosi, dans ses passages les plus convaincants, nous prouve que de tels efforts sont souvent récompensés, avec un Jacques Derrida.

 

 

 

Orietta Ombrosi, Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida. Préface de Corinne Pelluchon. Éd. Puf, 24 €.

À signaler la réédition du livre de Benoît Peeters, Jacques Derrida. Éd. Flammarion, collection « Grandes biographies », 28 €.

À noter également la parution aux éditions du Seuil, dans la collection « Bibliothèque Derrida », d’un nouvel inédit du philosophe, Hospitalité, volume II, Séminaire 1996-1997, 24 €.