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02/01/2023

Actualité du philosophe Jacques Derrida

Derrida, l’animal comme prochain

 

La question de l’animal hante la philosophie moderne, en passant par Descartes jusqu’à Heidegger (« l’animal est pauvre en monde », a-t-il écrit). En France, beaucoup de philosophes se sont interrogés récemment sur le statut de l’animal dans la Création. Jacques Derrida est certainement l’un d’eux, attentif comme on sait à l’œuvre de Heidegger, et prônant une déconstruction qui s’attache aussi à montrer que l’animal serait ouvert à l’éthique.

 

C’est ainsi que la philosophe Orietta Ombrosi reprend toute cette thématique dans son nouveau livre, Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida. Cette spécialiste de la pensée d’Emmanuel Levinas a suivi les séminaires de Derrida à l’EHESS, notamment celui intitulé « La bête et le souverain ». Elle a donc eu l’occasion de constater l’intérêt de Derrida pour cette question, riche d’implications essentielles. Elle note de manière significative que, déjà, pour l’être humain, « l’altérité de l’autre […] va de pair avec la question de l’animal ». Orietta Ombrosi se propose de relire certains textes de Derrida, comme le célèbre L’Animal que donc je suis (2006), de les commenter et de les discuter, en particulier en les confrontant à la pensée d’Emmanuel Levinas. Son livre, qui ne recule pas devant les digressions, se veut une méditation patiente plus qu’une synthèse définitive, sur une éventuelle métaphysique de l’animal.

 

Le détour par les concepts de Derrida, comme sa critique du logocentrisme remettant en question la primauté de l’homme occidental, permet d’examiner une valeur spécifique du règne animal. Orietta Ombrosi a alors recours au Levinas de Difficile liberté pour se demander si l’animal peut acquérir la dimension morale qui ferait de lui un « autre », comme si la bête, écrit-elle, « conservait une trace de la transcendance ». Pour Levinas et Derrida, la réponse est positive, même si, pour le premier, l’animal ne devient cependant jamais un « sujet éthique ». On voit que la pensée de Derrida n’hésite pas à aller très loin. Orietta Ombrosi cite un passage tiré de L’Animal que donc je suis, dans lequel Derrida précise : « Il s’agit aussi de se demander si ce qui s’appelle l’homme a le droit d’attribuer en toute rigueur à l’homme, de s’attribuer, donc, ce qu’il refuse à l’animal, et s’il n’en a jamais le concept pur, rigoureux, indivisible, en tant que tel. »

 

L’idée centrale de cet essai d’Orietta Ombrosi est bien là, au-delà du refus catégorique de toute souffrance, dans « la promesse elle-même, écrit la philosophe, celle faite à Abraham, celle d’un universalisme des singularités et des différences certes, mais aussi celle de la fin de l’effusion de sang, y compris le sang de toutes les créatures ». Orietta Ombrosi, forte de son « propos animaliste-judaïsant », s’autorise parfois quelques réserves avec ce que Derrida écrit, mais pas ici. Elle le note de manière très claire : Derrida, écrit-elle, « sacrifie, dans son écriture même, le sacrifice ».

 

Au fil de sa réflexion, Orietta Ombrosi passe en revue les différentes espèces animales dont Derrida a parlé dans ses livres ‒ mais aussi celles dont il n’a pas parlé, comme l’ânesse de Balaam, par exemple. Elle reprend, à partir des textes de Derrida, la méthode herméneutique qui, nous le savons, lui était chère. On sait que Derrida aimait souvent s’appuyer sur des œuvres littéraires, pour les commenter et développer ses théories. C’est l’un des traits du judaïsme, qui aime lire et relire à l’infini les versets des Saintes Écritures, tradition dont Derrida était évidemment proche. Cela nous vaut, à travers le double regard de Derrida et d’Orietta Ombrosi, de très beaux chapitres autour de pages littéraires immortelles, comme le commentaire consacré par Derrida au poème de Paul Valéry, « Ébauche d’un serpent ».

 

Orietta Ombrosi, dans ce copieux et passionnant Bestiaire philosophique de Jacques Derrida, montre que la pensée du philosophe a aujourd’hui conservé sa pertinence, et qu’elle n’était pas un simple effet de mode. L’auteur de L’Écriture et la Différence est parfois critiqué par certains, pour ses livres jugés trop difficiles ou obscurs... Mais s’arrêter là serait oublier que toute bonne philosophie, comme le disait Rousseau, mérite des efforts. Et le livre d’Orietta Ombrosi, dans ses passages les plus convaincants, nous prouve que de tels efforts sont souvent récompensés, avec un Jacques Derrida.

 

 

 

Orietta Ombrosi, Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida. Préface de Corinne Pelluchon. Éd. Puf, 24 €.

À signaler la réédition du livre de Benoît Peeters, Jacques Derrida. Éd. Flammarion, collection « Grandes biographies », 28 €.

À noter également la parution aux éditions du Seuil, dans la collection « Bibliothèque Derrida », d’un nouvel inédit du philosophe, Hospitalité, volume II, Séminaire 1996-1997, 24 €.

 

01/12/2021

Un cinéaste chamane

 

Memoria, Prix du Jury au Festival de Cannes, est le neuvième long métrage du cinéaste thaïlandais de 51 ans, Apichatpong Weerasethakul, surnommé « Joe » par ses proches. En 2010, il avait reçu la Palme d’or à Cannes pour Oncle Boonmee. Je ne rate jamais un film de lui ; c’est un metteur en scène fascinant, avec un univers propre, qui n’hésite pas, à chaque œuvre, à se remettre en question et à briser la non-contingence. AW a l’habitude d’aller jusqu’au bout de lui-même, et même plus loin encore.

 

L’héroïne de Memoria, nommée Jessica, et jouée par la remarquable Tilda Swinton, sosie presque parfait de David Bowie, perçoit un son étrange que personne d’autre n’entend autour d’elle. Il s’agit d’un « Bang ! », qu’elle décrit comme une énorme boule de béton se rétrécissant, quelque chose de « terreux », venant du centre de la Terre. Pour Jessica, cette sensation anormale est comme une écharde permanente et obsédante, qui vient bouleverser sa vie de botaniste, spécialiste des orchidées. J’ai pensé à saint Paul, qui lui aussi avait son « écharde », sa maladie chronique, et qui écrivait dans la deuxième épître aux Corinthiens : « Aussi, pour que je ne sois pas trop orgueilleux, il m’a été donné une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me frapper... »

 

Memoria retrace la délivrance de Jessica, en un cheminement initiatique très riche, plein de significations philosophiques essentielles. Elle s’adresse d’abord à un ingénieur spécialiste du son. Il lui restitue assez facilement, grâce à la technique, le bruit mystérieux qui la mine intérieurement. Mais c’est insuffisant. Rien de significatif n’en ressort pour Jessica. Un mot, du reste, s’accole à cet ingénieur du son, par ailleurs musicien : delusion, en anglais, « tromperie » en français, comme si finalement il ne possédait pas la clef du problème.

 

La vérité, en revanche, va sortir d’une rencontre avec un chamane authentique, homme vivant en solitaire dans une cabane en pleine nature. Lorsque Jessica arrive, le chamane écaille des rougets. Ils commencent à parler, la conversation est ponctuée de silences. Cette séquence du film dure à peu près trois quarts d’heure. Elle est constituée en majorité de plans fixes, comme si une telle économie de mouvements devait garantir l’au-delà du sens, que le cinéaste nous montre. Grâce au chamane et à ses pouvoirs empathiques, Jessica, extrêmement réceptive, comprend d’où vient le « Bang ! » qu’elle subit depuis le début. C’est un bruit qui, en fait, appartient au chamane lui-même, comme si Jessica était parvenue enfin à remonter jusqu’à la source de son trouble, pour l’exorciser définitivement.

 

Le réalisateur offre, dans ce film, une vaste symphonie des éléments, toute orientée vers la religion fondamentale de l’humanité, dont le chamanisme a su être le réceptacle, lui qui recueille les récits des mondes disparus, et des anciennes civilisations. On retrouve, dans Memoria, bien des thèmes chers à « Joe », comme le plaisir de filmer dans un hôpital, et puis, surtout, l’importance du sommeil. Jessica a perdu le sommeil, par exemple. Le chamane lui fait la démonstration d’un sommeil qui est presque une mort, on ne sait pas vraiment. « Je me suis juste arrêté », dit-il en reprenant vie.

 

On a pu comparer Memoria à certains films de Tarkovski. Ce rapprochement est très éclairant : les deux cinéastes se réunissent dans cette recherche approfondie du chamanisme. Souvenons-nous, dans Le Sacrifice, du personnage de la « sorcière », en phase avec une spiritualité païenne profonde.

 

Après la séance, je suis revenu chez moi en tramway, et, durant le trajet, j’ai ouvert ma petite anthologie de la poésie française au poème de Valéry, « Le cimetière marin ». J’y ai retrouvé un même esprit poétique, par exemple dans le passage suivant : « Sais-tu, fausse captive des feuillages, / Golfe mangeur de ces maigres grillages, / Sur mes yeux clos, secrets éblouissants, / Quel corps me traîne à sa fin paresseuse, / Quel front l’attire à cette terre osseuse ? / Une étincelle y pense à mes absents. »