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23/11/2019

"J'accuse" : Polanski derrière Dreyfus

   Dans les années 90, je crois, j'étais allé voir une adaptation de La Métamorphose de Kafka dans un théâtre parisien. Polanski mettait en scène et jouait le rôle principal. Je me souviens d'un beau spectacle, et de l'affinité de l'acteur-cinéaste avec l'univers kafkaïen. En sortant de son dernier film sur l'affaire Dreyfus, J'accuse, comment ne pas penser à cela ? Une atmosphère oppressante, des décors sombres et étouffants, des personnages qui sont autant de caricatures, d'un côté ; et de l'autre, dans la vie réelle, cette malédiction qui poursuit Polanski depuis quarante ans, ce juge américain qui veut toujours que son procès ait lieu, cette affaire de viol sur mineure pour laquelle Polanski risque la prison à perpétuité, et à cause de laquelle il ne peut pratiquement plus voyager dans d'autres pays que la France, sous peine de se voir arrêté par les autorités et d'être extradé. Avec le temps, Polanski est devenu cet autre héros de Kafka, Joseph K., du Procès, sauf que lui n'est pas aussi innocent. 

   En filmant l'affaire Dreyfus, et plutôt bien, quoique sans génie particulier, Polanski a en quelque sorte voulu montrer qu'il essayait de se racheter. D'ailleurs, il apparaît sur l'écran, à un moment donné, en tenue d'académicien, comme pour faire comprendre au public quelle est, selon lui, sa place véritable. C'est peut-être un peu pathétique, mais comment ne pas le suivre quelques instants, du moins ? J'accuse est un film-événement, qui nous raconte Dreyfus sous un angle particulièrement efficace, celui du lieutenant-colonel Picquart, dont on se rappelle le rôle crucial. Cette affaire célébrissime, et si complexe, nous est donnée pour une fois à voir de manière claire et limpide. Nous en comprenons les rouages les plus mystérieux. Je crois que, si j'étais professeur, j'emmènerais mes étudiants à cette séance, pour les sensibiliser à un tournant essentiel de notre histoire intellectuelle. L'affaire Dreyfus demeure une pierre de touche pour comprendre et saisir le monde, la société, aujourd'hui encore. Le film de Polanski fait ici un étonnant travail, qui mérite d'être vu par tous, malgré la réputation sulfureuse du réalisateur. 

   Tout est parti d'un livre que je vous conseille, écrit par l'écrivain anglais Robert Harris. "L'idée de raconter une nouvelle fois l'histoire de l'affaire Dreyfus m'est venue lors d'un déjeuner à Paris avec Roman Polanski, au début de l'année 2012..." Les deux hommes avaient déjà travaillé ensemble. En lisant le roman de Harris, on peut s'amuser à voir ce que Polanski y a ajouté, ou, plutôt, retranché : l'auteur de Chinatown n'insiste pas autant que l'écrivain sur le côté "roman d'espionnage" de l'intrigue. Il essaie plutôt de faire apparaître un homme seul (en l'occurrence Picquart, Dreyfus se plaçant ici au second plan) face à la machine étatique qui va le broyer – encore cet aspect kafkaïen que nous retrouvons. J'ai pour ma part aimé aussi comment il représente cet aréopage de généraux corrompus jusqu'à la moelle, faisant de son J'accuse un brulôt antimilitariste. 

   Bien sûr, il y a d'autres voies pour aborder l'affaire Dreyfus. Je mentionnerais simplement le grand essai de Jean-Denis Bredin (L'Affaire, éditions Fayard, 1993), qui reste un classique. Mais le J'accuse de Polanski et Harris est voué à demeurer dans les annales comme une étape incontournable vers la vérité, méritant de nourrir le débat.

Robert Harris, J'accuse. Traduit de l'anglais par Natalie Zimmermann. Éd. Pocket,