28/04/2016
Robespierre, par-delà le mythe
L'historiographie de la Révolution française a connu, au XXe siècle, une évolution idéologique variée. Réservée longtemps aux historiens communistes, il a fallu l'ample travail de François Furet pour lui faire prendre un tour nouveau. On ne sortait néanmoins pas encore de toute idéologie, Furet s'inscrivant dans le courant libéral ; mais on commençait avec lui à respirer un peu. Pour une histoire vraiment débarrassée de tout a priori, il fallait peut-être se tourner vers les Américains qui, observant de loin nos débats passionnés, étaient en mesure de porter sur nous un regard plus froid. Sur la fuite à Varennes, par exemple, l'ouvrage de Timothy Tackett, Le Roi s'enfuit (La Découverte, 2004), nous offrait une nouvelle perspective vraiment intéressante, sur une question bien trop complexe pour demeurer sous l'empire des partis pris.
L'historien français Jean-Clément Martin se situe d'emblée dans ce dernier courant qui, somme toute, fait plus ou moins table rase du passé. Après un gros volume sur la Révolution elle-même, il publie aujourd'hui une biographie de Robespierre, dans laquelle il veut remettre les pendules à l'heure. Depuis deux siècles, que n'a-t-on raconté sur l'Incorruptible, jusqu'à en faire proprement un mythe qui n'a plus rien à voir avec la réalité ! Jean-Clément Martin reprend patiemment tous les faits connus de la vie de Robespierre, et essaie de voir comment ils s'agencent au-delà de la légende. Patient travail qui va jusque dans le détail, et qui se met en position de présenter la vie de Robespierre selon les circonstances mêmes où il l'a vécue, et non en raisonnant a priori, comme si l'on savait déjà ce qui allait advenir.
Ainsi, il n'est pas certain que ce qu'on a appelé la "Terreur" ait été sciemment inventé par Robespierre comme mode de gouvernement. Le déroulé des événements montre que les choses se sont passées de manière plus incertaine. Robespierre est souvent indécis, il reste silencieux alors même que tout s'agite autour de lui. Il perd la maîtrise de la situation. Il y a bien des paramètres qu'il ne contrôle pas. Après sa chute et son exécution, les Thermidoriens feront tout pour lui mettre sur le dos les exactions commises alors qu'il "gouvernait". Il sera le bouc émissaire idéal. Jean-Clément Martin insiste sur cette idée : "L'image iconique que Robespierre a fini par incarner est devenue véritablement fantasmatique."
Le risque, me dira-t-on, serait alors de blanchir un monstre. Robespierre avait du sang sur les mains, nul ne le contestera, et certainement pas Jean-Clément Martin. Au contraire, telle est du moins ma lecture, le mérite de sa méthode historique est d'accéder à un plus grand réalisme, en remettant à plat les principales articulations de la période révolutionnaire, et en montrant que tout ce qui fut ainsi sculpté dans un si parfait bloc de marbre pour la postérité tenait en fait à peu de chose, et aurait pu être autrement. L'histoire, c'est aussi cela.
Jean-Clément Martin, Robespierre. La fabrication d'un monstre. Éd. Perrin. 22,50 €.
15:03 Publié dans Histoire | Tags : révolution française, historiens, françois furet, timothy tackett, varennes, jean-clément martin, robespierre, la terreur, mythe, thermidoriens | Lien permanent | Commentaires (3)
14/05/2014
Un personnage annexe
Il y a dans Madame Bovary l'évocation très rapide d'un personnage historique fait pour retenir notre attention, comme il avait retenu celle de Flaubert, par son suicide littéralement extraordinaire. Il apparaît, sous la plume de Flaubert, au détour d'une comparaison, dans un passage du roman qui analyse ce que deviennent les relations amoureuses entre Emma et Rodolphe (deuxième partie, chapitre XII) : "son âme, écrit Flaubert en parlant d'Emma, s'enfonçait dans cette ivresse et s'y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de Malvoisie". Il convient certes d'expliquer l'allusion. Ce fameux duc, George de Clarence, était le frère du roi d'Angleterre Edouard IV. Voulant s'affranchir de l'autorité de ce dernier, il se rebella sans doute un peu trop vivement, et, nous dit le dictionnaire, "fut condamné à mort. Laissé libre sur le genre du supplice, il se noya d'après une tradition plus que suspecte, dans un tonneau de vin de Malvoisie (1478)". (Bouillet, Dictionnaire d'Histoire et de Géographie, 1880) On ne prête qu'aux riches, et le duc de Clarence devait apprécier ce breuvage sans modération, jusqu'à désirer y passer les derniers instants de sa courte vie. Emouvant tableau, hélas sujet à caution. Il ne s'agirait que d'un mythe, nous précisent les historiens. Mais quelle belle image cependant, qui inspire donc au romancier un trait particulièrement réussi, surtout lorsqu'on a en tête la suite du roman, cette lente descente aux enfers d'une triste héroïne qui finit elle-même par se suicider. Flaubert, je le pense, ne laissait rien au hasard. Le moindre détail avait sa signification, et je m'étonne qu'aucun universitaire n'ait, à ma connaissance du moins, consacré à cette comparaison historico-littéraire une thèse, pour nous expliquer d'ailleurs ce que nous comprenons en trois mots. Dors en paix, duc de Clarence, dans ton tonneau de Malvoisie : Flaubert t'a offert l'immortalité !
Illustration : George, duc de Clarence
17:47 Publié dans Livre | Tags : madame bovary, gustave flaubert, suicide, george duc de clarence, tonneau de malvoisie, édouard iv roi d'angleterre, mythe, descente aux enfers, thèse universitaire, immortalité | Lien permanent | Commentaires (0)