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03/11/2018

Réévaluer Robespierre

   Robespierre est le personnage central de la Révolution française, et aussi le plus controversé. Sa réputation, pour diverses raisons, et pas seulement historiographiques, est exécrable. Sur lui-même, une partie du mystère continue à peser. Avant de le juger définitivement, l'historien et philosophe Marcel Gauchet a tenté une énième mise en perspective du destin de celui qu'on nommait l'Incorruptible. Ce nouveau livre, sur un sujet explosif, s'appuie à proprement parler sur l'œuvre politique de Robespierre, les discours qu'il a prononcés entre 1789 et 1794, et qui sont réunis dans les Œuvres complètes de Maximilien Robespierre, publiées par la Société des études robespierristes entre 1912 et 1967. Marcel Gauchet suit pas à pas cette trajectoire, en essayant d'en donner un commentaire si possible mesuré et plausible. Premier élément majeur, à mes yeux, l'importance cruciale pour Robespierre de la Déclaration des droits de l'homme. Il écrit dans son Adresse aux Français de juillet 1791 : "J'avoue que je n'ai jamais regardé cette Déclaration des droits comme une vaine théorie, mais bien comme des maximes de justice universelles, inaltérables, imprescriptibles, faites pour être appliquées à tous les peuples." Pour toute cette période qui précède la Terreur, Gauchet juge la pensée et l'action de Robespierre empreintes de "modération dans la radicalité". Cependant, note encore Gauchet, Robespierre sera comme pris peu à peu à son propre piège : "l'ambition de donner toute leur extension aux droits de l'homme allait pouvoir basculer vers un système inédit d'oppression". Gauchet ne dédouane pas l'Incorruptible d'une "sorte de narcissisme sacrificiel qui le meut", mais il tâche d'en relativiser la responsabilité au milieu d'une Révolution qui bat son plein. Ainsi, une date essentielle est celle de la proscription des Girondins. Robespierre prend alors entièrement le pouvoir, afin de "fonder la République du peuple", qui repose selon lui sur le principe de la Vertu. Désormais, "la Terreur est à l'ordre du jour". Robespierre la justifie dans ses discours. Gauchet essaie alors d'analyser la position dans laquelle se trouve Robespierre, un Robespierre qui "s'enfonce, dit-il, dans une obscurité indéchiffrable". La paranoïa du complot, la violence systématique d'une "épuration sans terme", forment une impasse irréductible. Gauchet, par le recours au texte robespierriste, humanise quelque peu l'homme, mais non sans souligner une ambiguïté fatale dans ses dernières paroles, à la veille du 9 Thermidor, et l'échec du projet révolutionnaire de fonder la République du peuple. Marcel Gauchet note qu'à ce moment quelque chose s'est éteint dans le processus historique de la Révolution : "Robespierre, souligne-t-il, est bien le personnage en lequel l'unité de la Révolution se donne à saisir." Après sa mort, la Révolution est-elle terminée ? Marcel Gauchet, pour sa part, le croit, même si, en ce qui me concerne, je pense que la Révolution n'a pu, jusqu'à aujourd'hui, appliquer pleinement dans la réalité son programme si ambitieux. Qui sait ? Il appartiendra peut-être aux générations futures de reprendre le problème à zéro, et de procurer enfin à l'humanité le régime politique révolutionnaire auquel elle aspire depuis 1789 ?

Marcel Gauchet, Robespierre, "L'homme qui nous divise le plus". Éd. Gallimard, coll. Des hommes qui ont fait la France. 21 €.  

11/09/2014

Thomas Pynchon

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   Un nouveau roman de Thomas Pynchon est toujours un événement. Romancier invisible des médias, citoyen à la biographie secrète, sa voix nous parvient d'une zone que nous avons du mal à déterminer. Dans le passé, de grands livres nous ont étonnés : en particulier Vente à la criée du Lot 49 (1966) et, surtout, L'Arc-en-ciel de la gravité (1973). Décryptage historique patient des signes d'un monde qui éclate en fragments, odyssée paranoïaque du postmoderne, le travail romanesque de Pynchon remet en cause le jeu des frontières acquises. Là est sa pertinente lucidité, qui le rend souvent insurpassable. Dans son dernier roman, Fonds perdus, qui paraît en cette rentrée, Pynchon aborde le temps présent, le début des années 2000, à travers d'une part le monde du Web (la bulle Internet), et d'autre part l'attentat du 11-septembre, deux séismes lourds de symptômes. Sa narration se fait pourtant légère, à l'image de sa sympathique héroïne, mère de famille new-yorkaise qui n'a pas froid aux yeux. Les personnages, souvent étranges, se multiplient, ainsi que les dialogues très enlevés, et il faut lire attentivement ce que nous raconte Pynchon pour comprendre ce qui se passe réellement dans cet univers que nous croyions nôtre, et qui nous échappe toujours, aliénés que nous sommes dans nos propres vies de consommateurs effrénés sous hypnose. Pynchon ne veut pour ainsi dire rien démontrer, là est sa grande force de moraliste. Il décrit les choses apparemment de façon tout à fait neutre, mais avec une logique particulière qui les rend susceptibles d'une interprétation, évidemment. Et comme dans la plupart de ses romans, la fin nous laisse ainsi sur une sorte d'indécision latente, un vague répit grâce auquel nous espérons peut-être reprendre souffle. Mais en vain ; nous savons qu'en dépit de cet "arrêt", la vie au dehors continue. Le roman aura été la possibilité salvatrice, vite disparue, d'une rémission, au milieu de la sauvagerie du monde.

PS. Voir l'article de Marc Weitzmann sur ce roman de Pynchon dans la revue Le Magazine littéraire de ce mois de septembre 2014 pour un éclairage qui m'a paru intéressant, au milieu du silence quasi complet de la critique.

Thomas Pynchon, Fonds perdus (Bleeding Edge). Traduit par Nicolas Richard. Editions du Seuil, "Fiction & Cie", 2014.