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22/06/2016

Montaigne anthropologue

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  Claude Lévi-Strauss se reconnaissait deux références littéraires majeures, sur lesquelles il revint à plusieurs reprises au cours de son œuvre : Montaigne et Rousseau. L'anthropologie structurale doit beaucoup à ces deux grands auteurs et à la manière dont Lévi-Strauss a su les lire. Tristes tropiques, déjà, était un livre marqué par l'influence de Rousseau, véritablement fondatrice. Quant à Montaigne, il n'est que de citer les quelques pages décisives d'Histoire de lynx qui lui sont consacrées par Lévi-Strauss au chapitre XVIII, sous le titre de "En relisant Montaigne". Cette relecture d'un Montaigne anthropologue montrait avec acuité toute la modernité considérable de l'auteur des Essais. Une récente publication des éditions EHESS vient apporter de nouveau la preuve de cette importance de Montaigne pour Lévi-Strauss. Il s'agit de deux conférences inédites, l'une de 1937 et l'autre de 1992, qui tournent autour des Essais. À vrai dire, c'est surtout dans la deuxième que Lévi-Strauss étudie minutieusement le texte de Montaigne, et compare ce dernier à d'autres auteurs de l'époque qui ont relaté la découverte du Nouveau Monde, notamment Jean de Lery. La conférence aborde essentiellement le chapitre des Essais "Des cannibales" (I, XXXI), qui est également mis en relation avec d'autres passages significatifs. Retenons surtout la conclusion de cette belle démonstration qu'effectue ici Lévi-Strauss : "Et alors, si la première orientation de sa pensée [la pensée de Montaigne] conduit à la théorie du bon sauvage, si la deuxième orientation qui serait celle de construire à partir de zéro une société rationnelle, conduit au Contrat social, alors la troisième conduit au relativisme culturel intégral, et nous retrouvons, évidemment, les trois cultures, les trois manières d'envisager les problèmes dans les doctrines de l'ethnologie contemporaine." Il s'agit donc de bien discerner combien l'œuvre de Montaigne nous parle aujourd'hui. Lévi-Strauss a indiscutablement éclairé ce lien que nous pouvons entretenir avec un classique, et ceci parce que, sans doute, l'auteur de La Pensée sauvage est lui-même devenu un classique, au fil d'une anthropologie structurale édifiée patiemment pour rendre compte de notre univers complexe et infini.

Claude Lévi-Strauss, De Montaigne à Montaigne. Édition établie et présentée par Emmanuel Désveaux. Éd. EHESS, 8 €.

21/11/2015

Une biographie de Lévi-Strauss

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   Si, à l'inverse de Claude Lévi-Strauss, vous aimez les voyages, celui que vous propose Emmanuelle Loyer, dans cette biographie du grand ethnologue français, vous passionnera. Il ne lui faut pas moins de quelque huit cents pages pour retracer la vie de l'auteur de Tristes Tropiques, ses propres voyages, au Brésil dans les années trente, ou au Japon plus récemment, ses livres d'anthropologie structurale publiés avec la régularité d'une horloge suisse. Cela vous prendra plusieurs jours de lecture, pour faire le tour complet d'une aventure intellectuelle parmi les plus prodigieuses que le XXe siècle nous ait offertes.

   Sur Lévi-Strauss, quelques interrogations persistent, qui en font un esprit souvent énigmatique : pourquoi, alors qu'il était élève en hypokhâgne, renonce-t-il à présenter le concours ? Pourquoi, après l'agrégation de philosophie, décide-t-il de se tourner vers l'ethnologie, qu'il apprendra sur le terrain ? Ou encore, pourquoi est-il candidat à l'Académie française en 1973 ? Emmanuelle Loyer a le bon ton de ne pas asséner des réponses trop carrées, mais de laisser au personnage une certaine dose d'ambiguïté qui fait tout son charme.

   La position de Lévi-Strauss sur la philosophie est plutôt intéressante. On se souvient peut-être de la polémique avec l'existentialisme de Sartre. En fait, c'est le champ entier de la pensée que Lévi-Strauss entend annexer avec l'anthropologie structurale : "L'opération Lévi-Strauss, écrit Emmanuelle Loyer, consacrée par sa Leçon inaugurale au Collège de France en janvier 1960, consiste donc à rapatrier cet étage de la synthèse généraliste dans la maison mère de l'anthropologie et à ne pas laisser aux autres (disciplines) le soin de conclure en termes universels." Des critiques avaient également noté un fait qui me paraît important, en reprenant une parole même de Lévi-Strauss au sujet des relations entre anthropologie et art : "L'ethnologie, déclarait-il tout de go, me paraît tenir de la création artistique."

   Pour s'en assurer véritablement, il n'est que de lire le volume de la Pléiade qui a été consacré en 2008 à Lévi-Strauss, et dont le sens, selon les préfaciers, est tout orienté vers la chose littéraire. Comme si la science ethnologique, pour donner sa pleine puissance, avait besoin d'être considérée avant tout comme un art. C'est sans doute ce qui donne aux œuvres de Lévi-Strauss cette universalité, qui nous semble depuis toujours si manifeste et si belle.

Lévi-Strauss, d'Emmanuelle Loyer. Éditions Flammarion, coll. "Grandes biographies", 32 €.