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13/10/2022

Chronique littéraire

 

Le roman et les grands classiques

 

 

1. Lecture de Patrick Modiano

 

Ces derniers temps, j’ai lu coup sur coup deux romans de Modiano, son dernier en date, paru en 2021, Chevreuse, et un autre, remontant au début des années 2000, Accident nocturne. On y retrouve ce qui fait l’originalité du romancier, la recherche d’identité d’un personnage amnésique, aux origines troubles. Au milieu de circonstances hasardeuses, et à l’occasion de rencontres fortuites, les héros de Modiano reconstruisent patiemment, comme un puzzle, leur mémoire évanouie. Les hommes et les femmes qu’ils rencontrent constituent autant de preuves fragiles, qui malheureusement leur échappent. Ce qui intéresse Modiano, ce sont toutes ces relations humaines enfouies qui resurgissent au présent et tissent un arrière-fond angoissant, discrètement révélateur. La vérité se trouve dans un passé dramatique, difficilement déchiffrable et source de traumatisme.

 

Dans Accident nocturne, le personnage principal, qui parle à la première personne, a peu d’éléments pour faire avancer son enquête sur ses origines. L’accident dont il est victime reste, par ses circonstances étranges, flou, non sans faire remonter à la surface de sa mémoire son enfance meurtrie, dont nous saurons peu de chose. La vie garde un caractère vague, insaisissable, à l’image des êtres rencontrés par je ne sais quel sort aveugle. J’ai beaucoup aimé Accident nocturne, en particulier grâce à son personnage principal, solitaire et déclassé. Modiano, il faut le redire, est un grand peintre de la solitude.

 

Il s’agit aussi d’un mauvais rêve, dans Chevreuse. C’est ainsi que Jean Bosmans voit le reflet de sa vie à une époque antérieure. Modiano écrit par exemple de ce personnage : « lui qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler... ». Modiano parvient à nous faire sentir cette délicate sensation d’immatérialité. Plus le lecteur avance dans sa lecture, et plus il ressent ce malaise (entre rêve et cauchemar) qui met en question la réalité du monde environnant. Le lecteur se laisse alors fasciner par l’art de Modiano, qui, de livre en livre, creuse ce filon.

 

Depuis son magnifique Rue des boutiques obscures, prix Goncourt 1978, le romancier revient chaque fois sur cette reconstruction d’un passé énigmatique. Écrit-il pour autant, comme on le lui a reproché, toujours le même livre ? Pas tout à fait, parce que Modiano est déjà un classique de son vivant, c’est un écrivain qui se relit avec volupté, comme Simenon. Une relecture d’un de ses romans est une nouvelle lecture, pour ainsi dire.

 

On sent dans sa littérature, je crois, l’écho lointain de la Shoah, en ce sens que les romans de Modiano y trouvent leur source, de manière parfois indirecte mais effective. J’ai eu souvent le sentiment, en le lisant, que ses romans s’inscrivaient dans le cadre démesuré de l’Histoire du XXe siècle. Modiano a ainsi abordé de front ce sujet dans Dora Bruder, en 1997, ou encore dans la préface qu’il a donnée au Journal d’Hélène Berr. La Shoah, on le sait, a bouleversé les consciences, et Modiano nous en montre les conséquences jusque dans les recoins les plus secrets de l’âme humaine.

 

 

2. Guy Debord et la morale

 

J’ai assisté récemment à une conférence-signature de la romancière Claire Touzard, auteur de Féminin, aux éditions Flammarion. Il s’agit de l’histoire, sans doute autobiographique, d’une journaliste qui est engagée dans un magazine féminin. Elle y subira l’emprise perverse de son supérieur, qui va abuser d’elle au travail. Ce qui avait attiré mon attention sur ce roman était que Claire Touzard a mis en exergue une phrase de Guy Debord, tirée de La Société du spectacle. Il s’agit du fragment n° 9 : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Je ne voyais au départ pas bien la relation entre la violence sexuelle et le concept de « société du spectacle ». J’ai posé la question à Claire Touzard, et nous avons eu un échange sur ce thème, qui m’a permis de comprendre la chose suivante : lorsque le vrai est un moment du faux, par exemple dans le cas de viols répétés, cela signifie que les frontières de la morale ont été abolies. Dans la société du spectacle, comme la décrit Debord, tout devient permis, y compris les pires attitudes ou exactions. Le capitalisme à outrance a ouvert la porte à tous les excès. On le voit par exemple dans un livre comme La Curée de Zola, où les malversations financières s’accompagnent d’un affranchissement à toute loi. L’héroïne de Claire Touzard est victime de ce phénomène, que la vague « #metoo » allait mettre au premier plan. On peut dire qu’il y a une nécessité de la morale et que malheureusement elle s’est perdue. Ce terme de morale semble vieillot aujourd’hui, surtout bien sûr à ceux qui n’y ont pas suffisamment réfléchi. Car la morale, c’est d’abord la capacité de vivre en société de manière responsable, pour les autres et pour soi-même. En ce sens, un Sartre a proposé une morale dans sa philosophie, et il en est de même de Debord. La citation de Claire Touzard était donc parfaitement opportune, et ma discussion avec elle autour de son roman m’a ouvert des horizons.

 

 

3. Lacan et les classiques

 

Le sympathique Dr Jacques Lacan était un personnage haut en couleur, d’une remarquable intelligence, mêmes si les usages révolutionnaires qu’il a institués dans la psychanalyse n’ont pas toujours été appréciés des patients. La lecture de ses séminaires est difficile, mais comporte ici et là certaines pépites que l’amateur de littérature ne peut s’empêcher d’approuver. Voici ce qu’il écrivait par exemple dans le tome 1er de ses Écrits : « Il est assez à la mode de nos jours de dépasser les philosophes classiques. J’aurais aussi bien pu partir de l’admirable dialogue avec Parménide. Car ni Socrate, ni Descartes, ni Marx, ni Freud, ne peuvent être dépassés en tant qu’ils ont mené leur recherche avec cette passion de dévoiler qui a un objet : la vérité. » Ce faisant, Lacan corrobore le fait que, même lorsqu’on semble à l’aise dans la pensée, il faut néanmoins toujours se référer aux classiques et à leur vérité. Cela s’appelle la culture, même si c’est devenu un mot qui fait peur. À notre époque de crise générale, il ne faudrait pas l’oublier. La culture est ce qui permet à l’homme de conserver un peu de dignité, en dépit des malheurs du temps, comme disait aussi Debord.

 

29/03/2022

Un nouveau livre du romancier français

 

La vérité sur Philippe Sollers

 

 

Il a toujours été difficile d’avoir des idées claires sur Philippe Sollers. L’écrivain a abordé tous les genres de littératures, inspiré par les plus illustres auteurs classiques, de Dante à James Joyce. Surtout, il a eu la faculté, depuis quasiment ses débuts, de côtoyer les avant-gardes du moment, en en devenant souvent la tête pensante, voire l’un des chefs revendiqués. Le surréalisme l’avait beaucoup intéressé, il portait une grande admiration à André Breton. Puis, le jeune mouvement autour de la revue Tel Quel, dont il fut l’un des fondateurs, l’a longuement retenu, et s’adaptait fort bien, en politique, à son maoïsme sans retenue, étiquette lourde à porter par la suite. La concurrence avec le mouvement situationniste se dénoua, à partir des années 80, par une admiration sincère pour Guy Debord, qu’il invita plus tard à se faire publier aux éditions Gallimard. En 1983, le roman Femmes avait permis à Sollers de se recentrer sur une littérature plus « conservatrice », faite, plus que jamais, de références aux grands auteurs, mais aussi de libertinage tous azimuts.

 

Aujourd’hui très âgé, Sollers continue de publier chaque année des sortes de romans-essais, dans lesquels il médite à partir de ses lectures récentes ‒ il a en effet constamment été un grand lecteur et un remarquable critique. Le volume, cette année, ne comporte qu’une soixantaine de pages et s’intitule Graal, comme s’il s’agissait presque d’un chant du cygne. C’est cependant un texte très significatif, indubitablement, qui mélange avec une sincérité désarmante les grands thèmes du Sollers que nous connaissons, mais en donnant des clefs véridiques. La vieillesse n’a fait que conforter le légendaire « libertin » des lettres, semble-t-il, qui a compris que, désormais, s’apprêtant à jouer son dernier coup d’archet, il rentrait dans la phase des aveux et de la confession ultime. Il y a dans cette prose raffinée de Graal un émouvant tremblé ‒ comme dans l’écriture manuelle de certains vieillards épuisés par la vie, mais désirant néanmoins toujours en jouir, du haut de leur siècle incertain. Cette écriture, d’ailleurs, ressemble à la mienne, désormais.

 

On savait Sollers adepte et admirateur d’un certain illuminisme qui traversa notamment le XVIIIe, son siècle de prédilection. Dans Graal, notre auteur, allant plus loin, nous donne le fin mot : « Mon anomalie génétique inexpliquée est connue depuis longtemps des spécialistes. […] je suis un Atlante, ce qui expliquerait la plus grande partie de mes bizarreries. » Eh oui ! Vous avez bien lu. Un « Atlante », c’est-à-dire un de ces humains issus de l’Atlantide, ce continent mystérieux, englouti il y a plusieurs millénaires au moins. Platon l’évoque dans le Timée et le Critias. L’Atlantide a donné lieu, à travers les siècles, à toutes sortes d’interprétations ou de délires pseudo-scientifiques.

 

Sollers, inspiré par un ouvrage rare du XVIIIe siècle, Les Mystères sexuels de l’Atlantide, va insister sur le type d’initiation que lui-même aurait reçu. C’est une initiation incestueuse et très libertine : « les femmes atlantes apprennent très tôt aux jeunes garçons à se caresser pour imiter les femmes en train de se donner du plaisir. […] Ce sont bien les mères et les tantes qui se chargent volontiers de cet événement qui marque à vie les jeunes mâles. » Et Sollers de revenir à l’envi sur sa propre initiation charnelle avec sa tante, qu’il avait déjà racontée à mots couverts dans Femmes, si je me souviens bien.

 

À partir de cette scène inaugurale, l’imagination de Sollers vagabonde, de manière érudite, grâce à toute une série de textes anciens qu’il cite généreusement. Pour lui, la plupart des grands hommes qui ont marqué l’humanité étaient des Atlantes. Le Christ par exemple, sur lequel Sollers ne tarit pas d’éloges (notre libertin est aussi un grand catholique romain). Ou encore, saint Jean, fondateur de « l’Église invisible », auteur mythique d’un Évangile gnostique. « Que fait Jean, écrit Sollers, à la fois mort et vivant, pendant tout ce temps ? Il n’y a qu’une seule réponse : il garde le Graal, mais où et comment ? La réponse est au début de son Évangile, à condition de bien le comprendre et en le traduisant au présent : Au commencement est le Verbe... »

 

Sollers a souvent affirmé qu’il aimait beaucoup l’écrivain ésotérique René Guénon. Je suis moi-même un lecteur de Guénon (en particulier du Roi du Monde, disponible aux éditions Gallimard). J’aime les constructions symboliques, qui nous mettent sur le chemin de la véritable tradition. Bien sûr, Sollers nous parle de tout ceci avec un « moi » très amplifié, le sien, qui déforme sans doute un peu la doctrine originelle. Il se rapproche peut-être, ce faisant, d’un René Daumal et de son fascinant Mont Analogue. Au fond, dans Graal, Sollers nous donne une belle leçon de subjectivité romanesque. Car le « romanesque » est là, dans cet effort de Sollers d’aller au plus profond de soi, pour se connaître enfin. Expérience essentielle et bien connue, mais rarement réalisée de nos jours. Il y faut sans doute toute une vie.

 

 

Philippe Sollers, Graal. Éd. Gallimard, 12 €.

06/09/2021

Quelques réflexions sur le pass sanitaire

La crise sanitaire a accéléré, au sein de notre société, une évolution qui conduit les citoyens à une limitation de leurs libertés essentielles. C’est du moins ce qu’ils ressentent, et au plus profond d’eux-mêmes pour quelques-uns, face à un gouvernement qui se retrouve dans l’obligation de décider de mesures, parfois fortes, pour lutter contre le Covid, et donc (quand même) sauver des vies. Dans Le Figaro du 19 août, Yvan Rioufol résumait la situation par ces mots provocateurs : « Le pass sanitaire porte une logique tyrannique. »

 

Dans ces conditions, que faut-il faire ? Refuser le vaccin, et risquer de tomber malade ou de transmettre le virus à une personne à risques ? Se faire vacciner, et rentrer dans un moule conformiste humiliant, acte décisif qui vaut acceptation d’un système politique qu’une frange très limitée de la population rejette toujours ? Nous rencontrons ici une véritable aporie, où devoir choisir est en train de rendre fous les amoureux de la liberté. Ils ont percé à jour le processus négatif de la société, qui a pour objet le tout-contrôle, notamment des individus. Mais avec une impossibilité évidente d’en sortir sans faire de la casse, pour eux-mêmes ou pour autrui, à cause du Covid.

 

Guy Debord avait analysé ce long mouvement vers la servitude volontaire dans ses Commentaires de 1988. Il parlait du « sentiment vague [éprouvé par les individus] qu’il s’agit d’une sorte d’invasion rapide, qui oblige les gens à mener une vie très différente ». C’est un état de fait désormais accepté par une grande majorité de la population : « beaucoup admettent, continue Debord, que c’est une invasion libératrice, au demeurant inévitable, et ont même envie d’y collaborer. » Quelques réfractaires néanmoins ne lâchent pas le morceau, et ce sont eux les manifestants que nous retrouvons en ce moment dans les rues chaque samedi.

 

J’ai remarqué, en regardant les chaînes d’info, que certains de ces manifestants, quand on les interroge, reprennent à leur compte la formule de « bio-pouvoir », qui avait été forgée par le philosophe Michel Foucault. Je trouve dans un texte de Dits et écrits la définition suivante du bio-pouvoir : « rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population ». Peut-être que cette définition ne rend pas vraiment compte de la violence à l’œuvre dans ce que recouvre le bio-pouvoir mais ceux qui l’emploient lors des manifestations lui donnent un sens radical. Le bio-pouvoir est une « rationalisation » de la société, soumise à un pouvoir diffus qui circule à tous les degrés. Or, pour Foucault, on ne peut pas résister au pouvoir.

 

La question sur le pass sanitaire confronte donc le citoyen à une situation insoluble, l’État se justifiant en mettant en avant le bien commun, la santé publique ‒ dont il est responsable. Quels arguments faire valoir à ce propos ? Il faudrait peut-être revenir ici à un texte de Kant, qui a beaucoup influencé le dernier Foucault, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? Kant écrit : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. » On pourrait donc imaginer que ceux qui, parmi nos concitoyens, se braquent contre les ordres venus d’en haut, font preuve d’émancipation. Cela ne serait pas étonnant, même s’il resterait à se demander ce que deviendrait dans ces conditions la sécurité de la collectivité, et ses chances de durer dans le temps. Kant a perçu le danger de ces velléités « révolutionnaires » (et on pourrait aussi penser aux Gilets jaunes, dépourvus de toute culture historique, malgré un ardent désir de fraternité) : « Par une révolution on peut bien obtenir la chute d’un despotisme personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée. »

 

Debord et Foucault, dans des styles très différents, nous ont fait un tableau apocalyptique de la société qui serait notre lot. Aucun des deux, malgré tout, n’a proposé de solution. À l’époque de son livre La Société du spectacle, en 1967, Debord avait seulement parlé d’instituer des « conseils ouvriers », mais après, plus rien. Rappelons qu’il s’est suicidé en 1994. Quant à Foucault, à part une certaine fascination pour la révolution iranienne, à la fin de sa vie, il n’a dessiné pour l’avenir aucune utopie. Je crois que ces silences sont très caractéristiques, non pas surtout de ces deux penseurs, mais d’un monde indéchiffrable qui apportera toujours des surprises, auxquelles on ne s’attendait pas. Et le Covid en est certainement une, et une belle, qui n’a pas fini de nous angoisser et d’agir sur notre environnement direct.

 

En conclusion, j’aimerais citer le grand Voltaire, et ses Lettres philosophiques, ouvrage qui fit un grand scandale lors de sa parution en 1734. La onzième Lettre s’intitule « Sur l’insertion de la petite vérole ». Il faut vraiment la lire aujourd’hui, elle a été écrite pour ceux qui, à nouveau, sont paniqués devant le fait d’être vaccinés, comme si cette peur ancestrale était vouée à réapparaître à chaque épidémie. Voltaire note simplement que les Anglais « donnent la petite vérole à leurs enfants, pour les empêcher de l’avoir ». Le texte de Voltaire est un plaidoyer universel, qui se réfère même à la Chine : « J’apprends que depuis cent ans les Chinois sont dans cet usage... » Dans sa lutte contre les préjugés, et pour l’avènement d’une civilisation sophistiquée, Voltaire a donc émis un jugement plus que positif sur la vaccination. Qu’aurait-il pensé du pass sanitaire ? Serait-il allé, chaque samedi, vitupérer contre cette atteinte cruciale à sa liberté ? Je vous laisse répondre à ma place...

 

07/04/2021

Le point indivisible

   Lorsque l'on veut juger un auteur, il faut se demander si ce qu'il écrit est plausible. Cela passe tout d'abord par le style. Personnellement, je suis attiré par les styles simples, vivants, universels, ceux des grands auteurs. Je laisse de côté les affèteries trop savantes, considérant qu'il y a un terme à l'obscurité. Pascal parlait d'un point indivisible. Il faut trouver ce point, c'est-à-dire la bonne distance, pour voir un tableau comme pour retranscrire la réalité. Le style est ce qui fournit en premier ce point indivisible, il en est constitutif. 

   Pascal aborde cette question dans son fragment 381 des Pensées. C'est au voisinage de considérations sur le "pyrrhonisme", c'est-à-dire, pour parler un langage actuel, le relativisme. Écoutons Pascal : "Si on est trop jeune, on ne juge pas bien ; trop vieil, de même. Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et on s'en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu ; si trop longtemps après, on n'y entre plus." Pascal recourt alors à une métaphore magnifique, celle de la peinture. Il écrit : "Ainsi les tableaux, vus de trop loin et de trop près..." Il en tire immédiatement la conclusion très forte : "il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu". Que permet ce point indivisible ? Pascal répond : "La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ?"

   Pascal nous incite à poursuivre son raisonnement. Le point indivisible ne serait-il pas celui de la sagesse, du logos grec ou johannique, de la "prudence" aristotélicienne ? Lorsqu'on veut porter un jugement de vérité, on cherche le point indivisible, qui est souvent celui du juste milieu. Une exacte représentation des choses est alors possible : on saisit chaque trait du tableau, pour continuer la métaphore de Pascal.

   Le recours à la métaphore picturale me paraît du reste extrêmement fertile, en particulier dans l'époque présente où les images ont acquis un pouvoir extrême, du fait de leur omniprésence dans nos existences. Dans son livre La Société du Spectacle, Guy Debord insistait sur cette prégnance de l'image à tout-va, dont l'homme ne contrôle plus le cours. C'est un peu comme si désormais le point indivisible s'était évanoui dans la nuée, nous laissant désemparés. Debord écrivait par exemple dans sa thèse n° 2 : "La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image autonomisée, où le mensonger s'est menti à lui-même." Et plus loin, dans la célèbre thèse n° 4 : "Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images."

   Pour revenir à Pascal, je serais tenté, d'une certaine manière, de mettre son point indivisible en relation avec ce qu'il appelle l'idée de derrière. Dans la pensée n° 336, il écrit en effet : "Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple." C'est toujours le même problème, qui touche la vie de la communauté, et donc la morale. La vérité peut naître des interrelations humaines, comme nous l'apprennent les philosophes d'aujourd'hui, mais à quel prix ! En tout cas, Pascal demeurait sceptique face à cette nécessité. Il voyait en l'homme trop d'imperfections. Et pouvait conclure son fragment n° 337 par ces mots légers et fatalistes : "Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière."

05/10/2020

La fin du "Débat"

   

   Je lisais chaque numéro du Débat, la revue mythique de Pierre Nora éditée chez Gallimard. Je passais de longues heures à la bibliothèque à prendre connaissance de ses articles toujours bien étayés et à la pointe de la pensée actuelle. Je ne m'étais jamais abonné. Lorsqu'un thème m'intéressait particulièrement, j'achetais la revue. L'annonce de l'arrêt du Débat par Pierre Nora m'a fait un choc, incontestablement. Cet arrêt revêtait des significations multiples, comme si la revue, à force de critiquer les travers de notre société, s'en était finalement prise à elle-même et en avait tiré les conclusions. Pierre Nora a accompagné avec moult paroles cet enterrement de première classe, dont toute la presse a parlé. En lisant son éditorial dans ce dernier numéro du Débat, ainsi que les diverses interviews qu'il a données, notamment au Figaro et à Charlie Hebdo, quelque chose cependant me titillait et me laissait insatisfait.

 

Une succession possible ?

   Je me demandais d'abord si l'équipe dirigeante du Débat n'aurait pas pu organiser, depuis quelques années, sa succession. Pourquoi n'avoir pas choisi de passer le flambeau à une équipe plus jeune, que Nora, Gauchet et Pomian auraient formée à l'art délicat de confectionner une revue ? Nora donne des arguments, comme quoi la situation actuelle du Débat ne s'y prêtait pas. Il va jusqu'à écrire : "Le moment n'est-il pas venu, pour continuer ce type de travail, de trouver d'autres formes d'expression ?" Il ne dit pas lesquelles. D'autre part, il ne s'appesantit pas sur les éventuels repreneurs du Débat, comme si rien que le seul fait d'y penser lui faisait mal au cœur. Il déclare pourtant dans Charlie : "J'ai l'impression d'un retour à une volonté d'ouverture chez les jeunes historiens, à un désir de ne pas s'enfermer dans le discours universitaire." C'était à mon avis une idée à creuser, au lieu de dire : "Après moi, le déluge !" Il existe en France, parmi les jeunes chercheurs notamment, tout un potentiel de compétences qui ne demande qu'à s'exercer. Gallimard, mécène du Débat, n'aurait certainement pas refusé de continuer, avec une nouvelle génération d'agitateurs d'idées adoubés par Nora et Gauchet.

 

L'éloignement de l'idéal révolutionnaire

   Durant ces quarante années d'activité, Le Débat a mis au jour son intuition d'un changement de monde. De grands articles ont jalonné cette épopée, comme celui de Milan Kundera, au début des années 80, qui me semble très emblématique, "Un Occident kidnappé" (qu'on peut lire sur Internet librement). Pour les plumes du Débat, on se dirigeait vers une société complexe, dans laquelle l'idée de révolution avait perdu sa consistance. On arrive à la période de l'après Mai-68 et de ses désillusions, les avant-gardes se sont dissoutes dans l'air du temps, ces hédonistes années 70 empreintes de légèreté plus ou moins blâmable. Seul, ou presque, un Guy Debord restera fidèle à sa dénonciation de la "société spectaculaire-marchande". Quelques années plus tard, après avoir écrit un dernier livre, il constatera la sclérose idéologique des temps, et en tirera les conséquences de la manière que l'on sait.

   Dans ce dernier numéro du Débat, il y a un article de Marcel Gauchet sur l'individualisme, qui a spécialement retenu mon attention. Il y évoque, en conclusion, ce qu'il reste aujourd'hui de la révolution, après notamment l'épisode contemporain des Gilets jaunes, qui s'en sont réclamés sans d'ailleurs grande conviction, me semble-t-il. Gauchet tente une explication, sans y aller, pour ainsi dire, avec le dos de la cuiller : "La perspective révolutionnaire, commence-t-il, s'est évanouie avec le projet dûment élaboré d'une transformation totale de la société existante." Puis, Gauchet commente ainsi la présence résiduelle de la "posture critique" alternative, présente aux marges de la société : "Cette intransigeance impérieuse est le style commun de divers néo-gauchismes que l'on a vu fleurir au cours de la dernière période en renouvelant de vieilles causes [...]. Ces activismes allant jusqu'au fanatisme sont certes minoritaires [...]. Hors de toute militance, cette intolérance vindicative trouve son répondant quotidien dans l'ambiance de haine généralisée qu'exhalent les réseaux sociaux. [...] cet underground du ressentiment, de la proscription et du lynchage est là pour rappeler le dangereux cousinage des bons et des mauvais sentiments."

 

L'heure de la relève

   Plus loin, Marcel Gauchet pointe directement les Gilets jaunes, en leur associant l'expression terrible de "fondamentalisme démocratique sans compromis". C'est probablement bien trouvé, mais la charge est-elle juste ? Ne manquerait-t-elle pas de nuance ? Pour ma part, je n'ai participé à aucune manifestation des Gilets jaunes. En revanche, j'ai suivi chaque samedi, sur les chaînes d'info continue, leurs journées de manifestation, aux débordements incontrôlés. Le mouvement des Gilets jaunes, sans arrière-fond historique, sans références politiques compliquées, sans organisation cohérente, donnait lieu à des commentaires globalement neutres de la part des journalistes et des spécialistes invités. Ces derniers, formés à Sciences Po ou dans des universités de sociologie, bien au fait des stratégies révolutionnaires, avaient évidemment lu Debord (ils sont payés pour ça), mais aussi ce qui s'est écrit depuis. Comprendre les Gilets jaunes est possible, sans peut-être recourir à une prose polémique comme celle que Gauchet utilise, et dont j'ai donné un exemple.

   Ce que j'attends d'une revue, mélangeant "le goût de la tradition littéraire et des humanités, le sens des Lumières", comme le dit Pierre Nora dans Charlie, c'est qu'elle m'expose avec talent une situation plus ou moins complexe. Le Débat aurait pu poursuivre ce travail théorique, dans d'autres mains. Car si Le Débat arrête après ce dernier numéro, le débat, avec un d minuscule, lui, ne cessera jamais. Pour demeurer au chapitre des Gilets jaunes, évoquons simplement le film récent de David Dufresne, Un pays qui se tient sage. C'est au cinéma (peut-être la "nouvelle forme" dont parle Pierre Nora), une enquête documentaire axée sur les violences policières. Les images sont bien connues, mais soulèvent toujours l'émotion, trop facilement sans doute. Il appartiendra dans l'avenir à d'autres cinéastes, d'autres écrivains, historiens ou sociologues, etc., de proposer avec davantage d'objectivité des réflexions sur ce genre de phénomènes saillants que traversent nos sociétés. Le débat, donc, n'est pas mort, et la relève est prête. Vive le débat !

 

Le Débat, "40 ans". Numéro 210, mai-août 2020. Éd. Gallimard, 24 €.  

23/06/2020

Thomas Piketty, un clip gros comme le Ritz

   L'essai de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, a été un best-seller de l'année 2013, en France et ensuite dans le monde entier. Jamais livre ne fut plus âprement discuté dans les médias, porté aux nues par certains, ou bien combattu par d'autres. Il touchait un point sensible de la vie des gens, riches ou pauvres, et tous se sont sentis concernés. La référence au Marx du Capital, livre grandiose, a attisé le débat parmi les économistes et les historiens. 

   Devant un tel succès, l'idée d'en tirer un film a germé dans les esprits, et est devenue une réalité, grâce à Justin Pemberton, cinéaste spécialisé dans les documentaires. Thomas Piketty est lui-même crédité pour la réalisation, mais j'ignore dans quelle mesure il a été actif dans ce travail d'adaptation. Voilà un projet, en tout cas, qui rappelle de loin celui de Guy Debord, autrefois, qui mit en images son livre de 1967, La Société du Spectacle

   J'allais donc voir ce nouveau film de Piketty et Pemberton avec une certaine curiosité. J'étais vierge de toute idée préconçue, car je compte parmi les rares, sans doute, à n'avoir pas lu l'essai de Piketty à sa parution. Je m'attendais à un exposé rigoureux et didactique de la situation, dans ses composantes historico-économiques. Au lieu de cela, je me suis retrouvé face à un discours incompréhensible, illustré par un flot d'images qui partaient dans tous les sens. Les séquences défilent à toute vitesse, s'interrompant brutalement, reprenant de manière saccadée et rendant impossible toute suite logique dans les idées. Lorsque Thomas Piketty s'exprime, son propos est noyé dans une soupe postmoderne littéralement insignifiante. Il en va de même, hélas, pour les autres intervenants, y compris quand il s'agit de pointures comme Francis Fukuyama ou Joseph E. Stiglitz. Quel dommage de ne pas leur avoir permis de développer convenablement leurs idées, sur un sujet aussi brûlant !

   En sortant du cinéma, c'est encore à Debord que je pensais. Dans ses Commentaires de 1988, il fustigeait la destruction de l'histoire, dont ce film de Piketty & Pemberton restera sans doute un néfaste modèle. Plus que jamais, nous avons besoin, dans la période que nous traversons, d'une réflexion historique vaillante, parce que, de fait, l'économie a failli. Il nous faut analyser le pourquoi de cette immense catastrophe, qui a atteint l'homme dans son essence même. À la veille d'un scrutin électoral, en France, notre pensée doit être dirigée vers les responsables politiques que nous allons élire démocratiquement, parmi un choix de possibilités où le renouveau de l'écologie a, me semble-t-il, un rôle majeur à jouer, comme une note d'espoir dans le marasme.

   Et puis, restons avec Debord encore un moment, puisque son nom revient sous ma plume de manière si naturelle, et relisons certaines thèses de La Société du Spectacle, qui n'ont rien perdu de leur bien-fondé, en particulier lorsqu'un film sans intérêt essaie de créer une diversion et nous éloigner du principal. Écoutons par exemple, et je conclurai par là aujourd'hui, ce que nous dit la thèse 52 : "Au moment où la société découvre qu'elle dépend de l'économie, l'économie, en fait, dépend d'elle. Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu'à paraître souverainement, a aussi perdu sa puissance. Là où était le ça économique doit venir le je. Le sujet ne peut émerger que de la société, c'est-à-dire de la lutte qui est en elle-même. Son existence possible est suspendue aux résultats de la lutte des classes qui se révèle comme le produit et le producteur de la fondation économique de l'histoire."

   Ce retour du sujet, dans le malheur des temps, m'inspire beaucoup.

 

Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle. Éd. du Seuil, 2013. Disponible en poche chez "Points Histoire", 14,50 €. — Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967. Disponible dans la collection "Folio".  

30/01/2015

L'Etat, le terrorisme et la démocratie

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   Dans des réflexions que j'ai pu lire dans les journaux ou sur des blogs, à propos des événements terroristes de ce mois de janvier en France, il m' a semblé voir apparaître un sentiment de grande ambiguïté et de trouble vis-à-vis du rôle même de l'État. D'une part, les citoyens ont ressenti assez justement l'atteinte portée symboliquement à l'unité nationale, mais d'autre part ils ont accueilli le rôle que se sont octroyé leurs représentants politiques avec la plus grande réserve, en les voyant se jeter sur ce prétexte tragique pour renforcer tout un arsenal de lois répressives. A tel point, dans ce contexte, que la fameuse loi Macron, discutée au Parlement, a dû être amputée de dispositions particulièrement liberticides, qui faisaient scandale dans les gazettes et les écoles de journalisme.

   Je me demandais ces jours-ci ce qu'un penseur comme Guy Debord aurait dit du terrorisme islamiste contemporain. Relisant certains passages de ses livres, je vérifiais qu'il n'aurait pas eu à ajouter grand-chose à ce qu'il avait écrit, par exemple en 1988 dans ses Commentaires sur la Société du Spectacle. Je vais vous citer le passage, mais en précisant tout de suite qu'il ne faut pas interpréter le propos de Debord comme une énième répétition de la théorie du complot. Il n'aurait évidemment jamais prétendu que c'est l'État qui a organisé le massacre parisien du début janvier. Sa pensée est beaucoup plus fine, et trouve d'ailleurs un écho insolite parmi beaucoup de commentateurs actuels (par exemple sur le site Mediapart). Voici le passage en question :

   "Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son incroyable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats [souligné par Debord]. L'histoire du terrorisme est écrite par l' État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique." (Chapitre IX)

   Dans un même mouvement, c'était la question centrale de la démocratie qui se trouvait ainsi posée, et je crois que c'est encore ainsi qu'elle se pose aujourd'hui, comme une éternelle quadrature du cercle, si souvent pour le malheur des populations. Debord devait constater à ce sujet, dans un livre de 1993, sans du reste beaucoup s'étendre sur une question qui lui semblait désormais assez vaine : "Tocqueville ne garantissait pas, de son vivant, que la liberté aurait réellement sa place dans les futures sociétés libérales." L'assertion était hélas sans réplique ; avait-il tort en cela ?

   Quand il m'arrive parfois — à vrai dire assez rarement — de parler à des jeunes de la pensée de Debord, et même de celle de Baudrillard (qui lui doit tant), je rencontre chez mes interlocuteurs une sorte d'indifférence latente. Le seul résultat que j'en retire, est qu'ils me prennent pour un vieux réactionnaire de droite, nostalgique d'un passé révolu. Telle est donc la postérité de cette pensée situationniste, jadis fleuron de l'avant-garde et de la pensée d'extrême gauche. Elle a changé de lieu.

Illustration : image du film de Debord, In girum imus nocte et consumimur igni (1978)

12/07/2014

La sagesse ne viendra jamais

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   Quand j'entreprends la lecture d'un livre, c'est dans l'idée qu'il va répondre à toutes les questions que je me pose, qu'il va m'apprendre la Vérité, avec un grand V. Or, à chaque fois je suis déçu. Mon aspiration n'est évidemment jamais réalisée, et il me faut recommencer l'opération à nouveau. Je suis d'ailleurs très conscient désormais, mon expérience de lecteur étant relativement longue, que le savoir absolu — et même relatif — ne me traversera jamais. Je ne peux disposer seulement que de quelques indications, certes utiles, mais au fond très insuffisantes. Ceux qui ont écrit tous ces livres, y compris les plus grands, ne connaissaient d'ailleurs pas plus que moi la Vérité, et quelquefois ils l'ont admis très naturellement : c'est sans doute cela aussi, la leçon. Guy Debord, moderne Ecclésiaste, avait par exemple conclu son scénario intitulé In girum sur cette constatation lapidaire : "La sagesse ne viendra jamais", tout de suite suivie par la suggestion : "A reprendre depuis le début". Telle est, je crois, la vanité de notre recherche à travers les livres : une quête inlassable, souvent trompeuse et décevante. J'ajoute bien sûr que le plaisir de la pensée, en ce qui me concerne, demeure néanmoins très vif, mais sans jamais apporter d'élément supplémentaire au lecteur quasi "professionnel" que je suis devenu, qui a passé toutes ces années allongé sur un lit, ou affalé dans un fauteuil, un volume entre les mains, — et pour quel résultat ? Je ne regrette pas vraiment tout ce temps consumé pour rien, mais, parfois, l'objet de la lecture me semble obscur.

Illustration : dernière image du film In girum imus nocte et consumimur igni (1978) de Guy Debord. Scénario repris dans Guy Debord, Œuvres cinématographiques complètes, 1952-1978. Ed. Gallimard, 1994.

17/11/2013

Guy Debord

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   Lorsque j'ai commencé à le lire, en 1988, Debord n'était prisé que par certains connaisseurs. Depuis, les choses ont bien changé. Tout le monde a un avis sur lui, maintenant. L'Etat français lui-même a tenu à racheter ses archives personnelles, au lieu de les laisser partir aux Etats-Unis, où à mon avis elles auraient été exploitées plus sérieusement qu'ici. Cette récupération a culminé récemment avec l'organisation d'une exposition consacrée à ce fonds, histoire de rentabiliser un peu l'opération. Beaucoup sont restés sceptiques, moi le premier, devant cette velléité de noyer le poisson. La pensée de Debord s'est imposée avec trop d'évidence pour être désormais effacée. Elle continuera à nous hanter longtemps, jusqu'au terme de notre course effrénée vers le chaos.

   Quand on parlait avec lui de questions théoriques, Debord était souvent très susceptible. Sa Correspondance fourmille de ces psychodrames, sources multiples de rancœurs tenaces et même de haine. Avec Gérard Lebovici, à la fois son ami et son généreux mécène, les relations demeurèrent somme toute mystérieuses; la "phynance" est un sujet certes délicat, qu'il faut se garder d'ébruiter. Mais même dans ses Considérations de 1985, livre dans lequel Debord commente longuement la manière dont fut rapporté par la presse l'assassinat du producteur, on ne sent jamais, je crois, de véritable chaleur dans ce que Debord écrit de son ami. Tout reste assez protocolaire, certes tout à fait élogieux, mais plutôt en surface, bref très officiel. J'imagine que c'est de cette manière qu'à la Renaissance les grands peintres témoignaient de leur reconnaissance envers leurs bienfaiteurs. L'exigence du mécène, qui reste par définition en retrait, est induite par la nature même du mécénat, et acceptée tacitement par l'artiste. Debord a manifesté plus d'émotion publique avec quelques-uns de ses égaux, comme le peintre Asger Jorn, ou encore Ivan Chtcheglov. Ce dernier, fait notable, fut l'un des rares compagnons de l'aventure situationniste à qui Debord rendra hommage plus tard, dans un passage du film In Girum, en 1978, en le désignant comme "celui qui, en ces jours incertains, ouvrit une route nouvelle et y avança si vite". Chtcheglov est aussi le seul, à ma connaissance, à avoir sombré si définitivement dans "les forêts de la folie" — et donc, Debord semble le sous-entendre, le seul aussi à avoir été jusqu'au bout du projet situationniste; le suicide restant cependant l'autre alternative.