05/10/2025
Un livre sur les livres
La bibliothèque qui venait de l’Est
Le très original essai de Vanessa de Senarclens, La Bibliothèque retrouvée, nous plonge dans un monde qui n’existe plus, et dont nous sommes quelques-uns à avoir la nostalgie. C’est une histoire vraie, qui s’est déroulée à partir du XVIIIe siècle en Poméranie orientale, devenue progressivement partie intégrante de la Prusse après les traités de Westphalie (1648) et de Stettin (1653) et qui s’étendait sur la côte sud de la mer Baltique jusqu’à la Pologne. J’ai retrouvé dans ce livre une atmosphère que je connaissais bien, pour avoir, dans ma vie, fait de multiples voyages en terre polonaise. J’ai ressenti à nouveau le froid qui baigne le quotidien, et le goût de l’ordre, côtoyant les dérèglements soudains de l’histoire, qui se transforment en tragédie. Cette zone du monde est comme programmée pour accueillir la civilisation, dans une ambiance que Vanessa de Senarclens a excellemment rendue en faisant de sa « bibliothèque retrouvée » le sujet principal de son « enquête » historique, voire de sa quête spirituelle intime : « j’essaie de renouer, écrit-elle en préambule, le fil d’une conversation interrompue autour de livres et de leurs lecteurs depuis la fondation de la bibliothèque, au milieu du dix-huitième siècle ».
Une des plus belles bibliothèques d’Europe
Vanessa de Senarclens a donc choisi de nous parler d’un gentilhomme nommé Friedrich Wilhelm von der Osten, chambellan du roi Frédéric II en 1745. Il décida de créer chez lui, dans son château de Plathe, non loin de Stettin, une bibliothèque qui pourrait rivaliser avec les plus belles d’Europe. Vanessa de Senarclens souligne « l’importance des bibliothèques à cette époque », en particulier en Prusse, où dominait l’esprit des Lumières. Frédéric II était ce souverain éclairé, qui a protégé Voltaire, et qui avait fondé « à la fin de son règne, la première bibliothèque publique de Berlin ». Le contexte était donc très inspirant, et Friedrich Wilhelm von der Osten commença à rassembler des centaines d’ouvrages, avec discernement et érudition. Vanessa de Senarclens note que « le premier catalogue de la collection date de 1757 ». Hélas, ce document essentiel « a disparu en mars 1945 », dans l’effondrement de l’Allemagne.
Les soubresauts de la guerre
Vanessa de Senarclens, à vrai dire, insiste sur le XXe siècle et, plus précisément, sur cette période de la guerre. En 1945, avec l’arrivée de l’Armée rouge, les descendants de F. W. von der Osten durent s’enfuir de leur château dans la précipitation, et ne purent sauver tous leurs précieux livres. Une grande partie de la bibliothèque fut pillée. Dans ses recherches pour connaître ce qu’il en advint, Vanessa de Senarclens fut amenée à se rendre dans la ville polonaise de Łódź, appelée la « Manchester de l’Est », à cause de son industrie textile. C’est là, dans les bâtiments de la bibliothèque universitaire, qu’« ont atterri, après 1945, la plus grande partie de ces livres » : pas moins de 13.000 ouvrages, en provenance de Poméranie, y ont été recensés. Soit la presque totalité de la collection.
La civilisation des Lumières
En bibliophile avertie, Vanessa de Senarclens nous décrit les merveilleux volumes qui sont arrivés à Łódź. La liste est longue et parfois pittoresque. Les amoureux du XVIIIe siècle trouveront, dans les descriptions qu’elle en fait, bien des indications passionnantes, qui font revivre l’Europe d’alors. Elle note ainsi un grand nombre de livres sur la franc-maçonnerie. F. W. von der Osten en était un membre éminent, à une époque où « les loges obtiennent à Berlin une forme de légalité avec l’avènement de Frédéric II au trône ». Vanessa de Senarclens, peu versée dans cette connaissance occulte, essaie de comprendre en quoi tout cela consiste, derrière les formulations ésotérique : « un univers étrange qui met à mal nos repères », commente-t-elle, avec « ses personnages insolites, ses rites de passage » ; bref, ajoute-elle : un « mouvement cosmopolite, tolérant et, surtout, pacifiste ». Ces archives ont été « saisies par les nazis puis emportées par l’Armée rouge à Moscou après 1945 ». Elles ont été restituées de manière récente au Grand Orient de France, car elles étaient rédigées en français : parmi les frères « trois points », comme on les a appelés par la suite, il y avait, écrit Vanessa de Senarclens, des Français « issus du milieu protestant réfugié à Berlin à la fin du dix-septième siècle », détail historique pris sur le vif.
Vanessa de Senarclens recherche dans cette franc-maçonnerie prussienne une facette typique de l’Europe intellectuelle du XVIIIe siècle, qui s’est développée alors sous le nom de Lumières (Aufklärung en allemand). Elle fait alors une référence inattendue, dans un long paragraphe, à la nouvelle de Borges « Le congrès », tiré du Livre de sable, paru en 1975. J’ai eu la curiosité de relire la nouvelle, et cela a été comme une révélation. Borges écrit ainsi que « le Congès du Monde a commencé avec le premier instant du monde et continuera quand nous ne serons plus que poussière. Il n’y a pas un endroit où il ne siège. Le Congrès, c’est les livres que nous avons brûlés... » Voilà qui éclaire à mes yeux le très beau livre de Vanessa de Senarclens et nous fait comprendre, à travers le destin fragile d’une bibliothèque « européenne », qu’une civilisation comme la nôtre est vulnérable. Le destin chaotique de la bibliothèque de Plathe en Poméranie nous conduit à y réfléchir plus que jamais, alors que non loin de là, aux portes de l’Europe, fait rage la guerre.
Vanessa de Senarclens, La Biliothèque retrouvée. Une enquête. Éd. Zoé, 255 pages.
02:17 Publié dans Livre | Tags : bibliothèque, prusse, stettin, pologne, civilisation européenne, voltaire, franc-maçonnerie, borges | Lien permanent | Commentaires (0)
06/09/2021
Quelques réflexions sur le pass sanitaire
La crise sanitaire a accéléré, au sein de notre société, une évolution qui conduit les citoyens à une limitation de leurs libertés essentielles. C’est du moins ce qu’ils ressentent, et au plus profond d’eux-mêmes pour quelques-uns, face à un gouvernement qui se retrouve dans l’obligation de décider de mesures, parfois fortes, pour lutter contre le Covid, et donc (quand même) sauver des vies. Dans Le Figaro du 19 août, Yvan Rioufol résumait la situation par ces mots provocateurs : « Le pass sanitaire porte une logique tyrannique. »
Dans ces conditions, que faut-il faire ? Refuser le vaccin, et risquer de tomber malade ou de transmettre le virus à une personne à risques ? Se faire vacciner, et rentrer dans un moule conformiste humiliant, acte décisif qui vaut acceptation d’un système politique qu’une frange très limitée de la population rejette toujours ? Nous rencontrons ici une véritable aporie, où devoir choisir est en train de rendre fous les amoureux de la liberté. Ils ont percé à jour le processus négatif de la société, qui a pour objet le tout-contrôle, notamment des individus. Mais avec une impossibilité évidente d’en sortir sans faire de la casse, pour eux-mêmes ou pour autrui, à cause du Covid.
Guy Debord avait analysé ce long mouvement vers la servitude volontaire dans ses Commentaires de 1988. Il parlait du « sentiment vague [éprouvé par les individus] qu’il s’agit d’une sorte d’invasion rapide, qui oblige les gens à mener une vie très différente ». C’est un état de fait désormais accepté par une grande majorité de la population : « beaucoup admettent, continue Debord, que c’est une invasion libératrice, au demeurant inévitable, et ont même envie d’y collaborer. » Quelques réfractaires néanmoins ne lâchent pas le morceau, et ce sont eux les manifestants que nous retrouvons en ce moment dans les rues chaque samedi.
J’ai remarqué, en regardant les chaînes d’info, que certains de ces manifestants, quand on les interroge, reprennent à leur compte la formule de « bio-pouvoir », qui avait été forgée par le philosophe Michel Foucault. Je trouve dans un texte de Dits et écrits la définition suivante du bio-pouvoir : « rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population ». Peut-être que cette définition ne rend pas vraiment compte de la violence à l’œuvre dans ce que recouvre le bio-pouvoir ‒ mais ceux qui l’emploient lors des manifestations lui donnent un sens radical. Le bio-pouvoir est une « rationalisation » de la société, soumise à un pouvoir diffus qui circule à tous les degrés. Or, pour Foucault, on ne peut pas résister au pouvoir.
La question sur le pass sanitaire confronte donc le citoyen à une situation insoluble, l’État se justifiant en mettant en avant le bien commun, la santé publique ‒ dont il est responsable. Quels arguments faire valoir à ce propos ? Il faudrait peut-être revenir ici à un texte de Kant, qui a beaucoup influencé le dernier Foucault, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? Kant écrit : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. » On pourrait donc imaginer que ceux qui, parmi nos concitoyens, se braquent contre les ordres venus d’en haut, font preuve d’émancipation. Cela ne serait pas étonnant, même s’il resterait à se demander ce que deviendrait dans ces conditions la sécurité de la collectivité, et ses chances de durer dans le temps. Kant a perçu le danger de ces velléités « révolutionnaires » (et on pourrait aussi penser aux Gilets jaunes, dépourvus de toute culture historique, malgré un ardent désir de fraternité) : « Par une révolution on peut bien obtenir la chute d’un despotisme personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée. »
Debord et Foucault, dans des styles très différents, nous ont fait un tableau apocalyptique de la société qui serait notre lot. Aucun des deux, malgré tout, n’a proposé de solution. À l’époque de son livre La Société du spectacle, en 1967, Debord avait seulement parlé d’instituer des « conseils ouvriers », mais après, plus rien. Rappelons qu’il s’est suicidé en 1994. Quant à Foucault, à part une certaine fascination pour la révolution iranienne, à la fin de sa vie, il n’a dessiné pour l’avenir aucune utopie. Je crois que ces silences sont très caractéristiques, non pas surtout de ces deux penseurs, mais d’un monde indéchiffrable qui apportera toujours des surprises, auxquelles on ne s’attendait pas. Et le Covid en est certainement une, et une belle, qui n’a pas fini de nous angoisser ‒ et d’agir sur notre environnement direct.
En conclusion, j’aimerais citer le grand Voltaire, et ses Lettres philosophiques, ouvrage qui fit un grand scandale lors de sa parution en 1734. La onzième Lettre s’intitule « Sur l’insertion de la petite vérole ». Il faut vraiment la lire aujourd’hui, elle a été écrite pour ceux qui, à nouveau, sont paniqués devant le fait d’être vaccinés, comme si cette peur ancestrale était vouée à réapparaître à chaque épidémie. Voltaire note simplement que les Anglais « donnent la petite vérole à leurs enfants, pour les empêcher de l’avoir ». Le texte de Voltaire est un plaidoyer universel, qui se réfère même à la Chine : « J’apprends que depuis cent ans les Chinois sont dans cet usage... » Dans sa lutte contre les préjugés, et pour l’avènement d’une civilisation sophistiquée, Voltaire a donc émis un jugement plus que positif sur la vaccination. Qu’aurait-il pensé du pass sanitaire ? Serait-il allé, chaque samedi, vitupérer contre cette atteinte cruciale à sa liberté ? Je vous laisse répondre à ma place...
07:30 Publié dans Actualité | Tags : pass sanitaire, vaccin, covid, liberté, guy debord, michel foucault, kant, qu'est-ce que les lumières ?, voltaire, lettres anglaises | Lien permanent | Commentaires (0)