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19/03/2021

La maison Grasset et moi

"Un peu profond ruisseau calomnié la mort." (Mallarmé)   

 

   Le 13 mars dernier, Jean-Claude Fasquelle nous a quittés. Petit-fils de l'éditeur de Zola, il avait repris les éditions Grasset et leur avait insufflé un esprit d'ouverture qui reflétait magnifiquement cette époque si mouvementée. Sa femme, Nicky Fasquelle, également décédée du Covid peu avant lui, avait dirigé pendant de longues années Le Magazine littéraire, revue de référence de la vie intellectuelle française. Bien qu'ayant collaboré près de deux décennies au Magazine littéraire, je n'ai jamais eu l'occasion de rencontrer Jean-Claude Fasquelle ou sa femme. Mon seul lien avec le "patron" fut le chèque, toujours signé par ses soins, que je recevais chaque fois que je publiais un article. Au Magazine littéraire, dont les bureaux se trouvaient rue des Saints-Pères, tout près de chez Grasset, j'ai surtout eu des relations avec l'excellent Jean-Louis Hue, et aussi, parfois, avec Jean-Jacques Brochier, grand chasseur devant l'Éternel et, derrière son bureau, toujours dissimulé par le nuage de fumée de son éternelle cigarette. À eux deux (je ne me souviens pas de leurs titres respectifs), ils dirigeaient la publication en parvenant, à chaque numéro, à lui conserver ce charme particulier et germanopratin qui faisait toute sa saveur. Dans les années 2000, malheureusement, Jean-Claude Fasquelle commença à liquider ses affaires, et Le Magazine littéraire finit par passer dans l'escarcelle de François Pinault. Le siège déménagea, et l'ancienne équipe de collaborateurs fut remplacée par une bande de jeunes pleins de nouvelles idées. La revue périclita ; aujourd'hui, Le Magazine littéraire n'existe plus. Pour revenir à Grasset, je dois ajouter que, si je n'ai pas connu Fasquelle lui-même, en revanche j'ai eu l'occasion de rencontrer à de multiples reprises le directeur littéraire de la maison, Yves Berger, et de nouer des liens de grande amitié avec lui. Pour rendre hommage à ce temps qui ne reviendra pas, et à ses illustres disparus à qui je dois tant, je vous propose le petit témoignage inédit suivant, que j'avais écrit sur Yves Berger peu après sa mort, en 2004. 

 

Rencontre au Lutetia

   La première fois, Yves Berger m'avait donné rendez-vous au bar du Lutetia. Face à moi, j'avais un méridional expansif, à l'affût, véritable sosie, me sembla-t-il, de Fellini. Berger a toujours été cordial et même amical avec moi, peut-être parce que je n'ai jamais eu à travailler pour lui. La notice de vingt-cinq lignes que j'avais écrite à son sujet lui avait plu. Je n'avais eu de place que pour faire son éloge, et gardais pour moi les réserves que ses romans m'inspiraient, et que j'ai toujours essayé de lui dissimuler. Je suis arrivé un jour au bar de l'Hôtel des Saints-Pères avec sa dernière œuvre. Il n'avait pas beaucoup de temps à me consacrer, mais je lui ai demandé une dédicace : il a sorti son énorme stylo Mont-Blanc, et a théâtralement rempli la page de mots très touchants pour moi, parmi lesquels le mot "amitié" figurait en bonne place, je m'en souviens (1). Était-il sincère ? Plus tard, pour me remercier du temps que j'avais passé à le lire, il m'a invité à déjeuner dans un restaurant italien, Le Perron, QG de l'édition parisienne. Il pouvait se montrer très attentif aux autres, et aimait, je crois, les conversations qui le sortaient un peu de ses magouilles quotidiennes d'éditeur – nous n'avons bien sûr à aucun moment parlé des prix littéraires. Il m'a quand même dit, à un moment : "Ah, vous, vous n'écrivez pas de romans !", sous-entendant sans doute : "Mon pauvre ami, vous n'avez aucun avenir, ou alors cela va être très difficile..." Il n'avait d'ailleurs pas tout à fait tort. Au dessert, une jeune et accorte serveuse est venue nous présenter les pâtisseries. Il a interrompu notre conversation pour l'écouter attentivement et lui demander toutes sortes d'explications. Cela dura au moins dix minutes. Le repas terminé, le patron a voulu nous offrir un dernier alcool maison, mais Berger a préféré commander un second expresso et je l'ai suivi. Je n'ai donc jamais beaucoup apprécié ses livres (sauf son Dictionnaire amoureux de l'Amérique) (2). Je trouvais qu'il s'écoutait trop écrire, cette emphase me gênait. Par contre, c'était un convive remarquable, intelligent et attachant. Je regrette de ne plus lui avoir fait signe par la suite, sinon par quelques lettres, auxquelles il répondait toujours avec la surcharge naturelle et baroque propre à son très beau tempérament.

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(1) La dédicace donnait : "Pour Jacques-Émile Miriel, que je suis heureux de connaître et pour le remercier d'une attention et d'une amitié qui me touchent Le Monde après la pluie, que je le remercie d'aimer... Yves Berger. Paris le 16 avril 1998." (Note de 2021)

(2) Je suis un peu injuste. Je me souviens par exemple que Santa Fé (2000) est un beau roman où Yves Berger imagine qu'il passe le relais de sa passion pour l'Amérique à une jeune fille rencontrée par hasard dans un aéroport. (Note de 2021)

01/03/2021

Yasmina Reza, ma préférée

   

   Toute la presse a déjà parlé en bien du nouveau roman de Yasmina Reza. Elle est même venue à la radio répondre aux questions, elle qui se méfie des médias et est une "grande silencieuse". Cette unanimité autour d'elle est une habitude, chez cette romancière-auteure dramatique. Un souvenir me revient. Au moment où elle commençait à être connue, avec sa pièce "Art", au milieu des années 90, un coiffeur parisien, à qui je disais par hasard que je m'intéressais à la littérature, m'avait parlé d'elle avec éloge : son salon était voisin du théâtre où les représentations avaient lieu. Le "merlan" lettré (j'aime ce vieux mot d'argot pour dire coiffeur) m'avait assuré que Yasmina Reza était quelqu'un avec qui il allait falloir compter ! Il ne s'était pas trompé, à vrai dire.

 

Une langue pleine d'émotions

   Depuis, Yasmina Reza a alterné pièces de théâtre et romans, et même un "reportage" très personnel consacré à Nicolas Sarkozy (sous le très beau titre de L'aube le soir ou la nuit). Elle a obtenu le prix Renaudot en 2016 pour son roman Babylone. Celui que nous pouvons lire à présent, depuis cette rentrée de janvier, s'intitule Serge. L'histoire se passe à Paris et tient en un résumé très bref : deux frères, Serge et Jean (le narrateur), et leur sœur Nana, issus d'une famille juive originaire d'Europe centrale, perdent leur mère emportée par un cancer. Quelque temps après, ils décident, à l'instigation de la fille de Serge, Joséphine, d'aller visiter Auschwitz. Cette trame suffit à Yasmina Reza pour emporter le lecteur sur quelque deux cents pages frénétiques. Car tout tient dans la langue, extrêmement vive, pleine d'émotions, d'une belle efficacité avec une grande économie de moyens et des raccourcis vertigineux. Le style de Yasmina Reza me semble en parfaite adéquation avec notre époque, tout en gardant une légèreté surnaturelle grâce à un sens de l'humour irrésistible (le fameux humour juif).

 

Loin du politiquement correct

   Au cœur du roman, il y a donc cette journée passée à Auschwitz. C'est là peut-être qu'on pouvait attendre Yasmina Reza, pour voir si elle serait à la hauteur. Elle s'en sort haut la main, à mon humble avis, avec une intelligence et une liberté stupéfiantes. Elle met ses personnages – concernés au premier plan en tant que juifs – en situation, leur fait vivre ce moment rempli de contradictions. Vision critique ? Certes, et peut-être même subversive ; mais tant mieux si nous échappons pour une fois au "politiquement correct" ! Petit exemple, parmi beaucoup d'autres : le personnage de Serge a revêtu pour l'occasion un costume noir, afin de ne pas ressembler aux touristes se croyant à Disneyland. Ce qui donne le dialogue suivant entre Serge et sa fille Joséphine : "Tu n'as pas chaud mon papounet avec ce costume ? – Si. Mais je ne me plains pas à Auschwitz." Et tout est comme ça, dans ce livre.

 

Une indécision encouragée par cette lecture

   J'ai moi-même failli visiter Auschwitz, en 1990. En vacances à Varsovie, je m'étais rendu à Cracovie une journée, dans l'idée de découvrir cette belle cité polonaise. Lorsque je suis descendu du train, le taxi, voyant que j'étais désœuvré, m'a proposé de me conduire au camp d'Auschwitz, qui était à environ une heure de route. J'ai hésité, mais ai décliné sa proposition, ne sentant pas en moi la concentration morale requise pour affronter à l'improviste cet événement "sans réponse" de l'histoire humaine. Je me suis dit que je reviendrais plus tard, tout spécialement pour cette visite. Jusqu'à présent, l'occasion ne s'est plus présentée. Au fond, je pense qu'à moins d'y être forcé par quelque obligation extérieure honorable, je ne serai sans doute jamais "prêt" pour voir Auschwitz. Et ce très beau livre de Yasmina Reza, dont le propos est hanté par l'enfer du camp, me confirme presque dans cette indécision fondamentale. 

 

Yasmina Reza, Serge. Éd. Flammarion, 20 €.