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01/03/2021

Yasmina Reza, ma préférée

   

   Toute la presse a déjà parlé en bien du nouveau roman de Yasmina Reza. Elle est même venue à la radio répondre aux questions, elle qui se méfie des médias et est une "grande silencieuse". Cette unanimité autour d'elle est une habitude, chez cette romancière-auteure dramatique. Un souvenir me revient. Au moment où elle commençait à être connue, avec sa pièce "Art", au milieu des années 90, un coiffeur parisien, à qui je disais par hasard que je m'intéressais à la littérature, m'avait parlé d'elle avec éloge : son salon était voisin du théâtre où les représentations avaient lieu. Le "merlan" lettré (j'aime ce vieux mot d'argot pour dire coiffeur) m'avait assuré que Yasmina Reza était quelqu'un avec qui il allait falloir compter ! Il ne s'était pas trompé, à vrai dire.

 

Une langue pleine d'émotions

   Depuis, Yasmina Reza a alterné pièces de théâtre et romans, et même un "reportage" très personnel consacré à Nicolas Sarkozy (sous le très beau titre de L'aube le soir ou la nuit). Elle a obtenu le prix Renaudot en 2016 pour son roman Babylone. Celui que nous pouvons lire à présent, depuis cette rentrée de janvier, s'intitule Serge. L'histoire se passe à Paris et tient en un résumé très bref : deux frères, Serge et Jean (le narrateur), et leur sœur Nana, issus d'une famille juive originaire d'Europe centrale, perdent leur mère emportée par un cancer. Quelque temps après, ils décident, à l'instigation de la fille de Serge, Joséphine, d'aller visiter Auschwitz. Cette trame suffit à Yasmina Reza pour emporter le lecteur sur quelque deux cents pages frénétiques. Car tout tient dans la langue, extrêmement vive, pleine d'émotions, d'une belle efficacité avec une grande économie de moyens et des raccourcis vertigineux. Le style de Yasmina Reza me semble en parfaite adéquation avec notre époque, tout en gardant une légèreté surnaturelle grâce à un sens de l'humour irrésistible (le fameux humour juif).

 

Loin du politiquement correct

   Au cœur du roman, il y a donc cette journée passée à Auschwitz. C'est là peut-être qu'on pouvait attendre Yasmina Reza, pour voir si elle serait à la hauteur. Elle s'en sort haut la main, à mon humble avis, avec une intelligence et une liberté stupéfiantes. Elle met ses personnages – concernés au premier plan en tant que juifs – en situation, leur fait vivre ce moment rempli de contradictions. Vision critique ? Certes, et peut-être même subversive ; mais tant mieux si nous échappons pour une fois au "politiquement correct" ! Petit exemple, parmi beaucoup d'autres : le personnage de Serge a revêtu pour l'occasion un costume noir, afin de ne pas ressembler aux touristes se croyant à Disneyland. Ce qui donne le dialogue suivant entre Serge et sa fille Joséphine : "Tu n'as pas chaud mon papounet avec ce costume ? – Si. Mais je ne me plains pas à Auschwitz." Et tout est comme ça, dans ce livre.

 

Une indécision encouragée par cette lecture

   J'ai moi-même failli visiter Auschwitz, en 1990. En vacances à Varsovie, je m'étais rendu à Cracovie une journée, dans l'idée de découvrir cette belle cité polonaise. Lorsque je suis descendu du train, le taxi, voyant que j'étais désœuvré, m'a proposé de me conduire au camp d'Auschwitz, qui était à environ une heure de route. J'ai hésité, mais ai décliné sa proposition, ne sentant pas en moi la concentration morale requise pour affronter à l'improviste cet événement "sans réponse" de l'histoire humaine. Je me suis dit que je reviendrais plus tard, tout spécialement pour cette visite. Jusqu'à présent, l'occasion ne s'est plus présentée. Au fond, je pense qu'à moins d'y être forcé par quelque obligation extérieure honorable, je ne serai sans doute jamais "prêt" pour voir Auschwitz. Et ce très beau livre de Yasmina Reza, dont le propos est hanté par l'enfer du camp, me confirme presque dans cette indécision fondamentale. 

 

Yasmina Reza, Serge. Éd. Flammarion, 20 €.

24/07/2014

Lettre de Varsovie

gilles renard.jpg

   C'est du milieu des années 80 que date ma rencontre avec Gilles Renard (photo), dans cette ville de province où je passais alors souvent. Notre amitié allait durer de manière très forte, malgré une séparation géographique quasi constante : Gilles choisit en effet de partir en Pologne, début 1990, afin de suivre les cours de cinéma de la fameuse Ecole de Lodz. Il y étudia, pour son film de fin d'études, sous la direction pédagogique du très grand réalisateur Krzysztof Kieslowski. Gilles devait décider de rester dans ce pays qui l'avait accueilli si chaleureusement — qui était aussi celui de ses ancêtres, les Renard venus d'Allemagne, anoblis par le roi de Pologne au XVIIIe siècle, et qui essaimèrent ensuite dans toute l'Europe, à commencer par la France. Professionnellement, il réalisa divers courts et moyens métrages, et monta quelques pièces de théâtre (Minetti de Thomas Bernhard, au Teatr Polski, ou encore Fin de partie de Beckett). J'ai suivi son parcours avec beaucoup de précision et d'intérêt, car toutes ces années nous n'avons pas cessé de nous écrire, quand je ne venais pas le voir à Varsovie. A parcourir aujourd'hui certaines de ses lettres, je suis épaté par l'exigence artistique qui était la sienne, et dont il ne dérogea jamais, dans ce monde du cinéma qui, même en Pologne, a dégringolé sous l'emprise fatale des marchands de pacotille. Un Français résiste encore à Varsovie, c'est lui, Gilles Renard, et j'en veux pour preuve l'extrait d'un courrier qu'il m'écrivait le 15 février 1997. Comme nous étions encore jeunes alors ; mais ce temps ne reviendra pas !

   "Quand le scénario est accepté, j'écris alors ma vision du film — image par image — que je chronomètre. Généralement, cela fait le double de pages du scénario initial. Pour un autre que moi et mon opérateur, c'est illisible, et ça ne doit surtout pas être montré car ça ferait peur au producteur qui n'y comprendrait rien. Sur ma page : il y a alors la colonne image, la colonne dialogue, la colonne musique et enfin la colonne bruitage. Ensuite, sur le plateau, en ayant reparlé la veille des scènes qu'on allait tourner le lendemain avec l'opérateur, j'arrive avec la version initiale du scénario et bien que j'aie tous les plans que je dois tourner dans la tête et leur durée exacte, là je me laisse aller à saisir l'humeur qu'il y a sur le plateau, je laisse aller l'inspiration.

   "[...] Pour le scénographe (1), il lit la version initiale et un petit rapport sur chaque scène avec tout ce qu'il doit y avoir. Et ensuite, j'attends ses propositions. S'il n'en fait aucune, je le vire, car j'ai remarqué que tout va par paliers dans ce domaine, et que la première conception n'est jamais la bonne : on a trop de clichés dans la tête !"

(1) C'est-à-dire le décorateur.

 Voir un film de Gilles Renard : la chaîne de télévision polonaise TVP Kultura doit diffuser au mois d'août prochain son court métrage de fiction Everything (titre original en polonais : Wszystko, 2007). Vous pouvez regarder également ce film dès à présent sur YouTube en version anglaise. De même, toujours sur YouTube, est également visible, et en version française, le documentaire Malgré tout (Roszada, 2005).