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13/04/2021

Euthanasie : la transgression d'un tabou

   La semaine dernière, une nouvelle proposition de loi sur la fin de vie arrivait en débat devant l'Assemblée nationale. Portée par le député Olivier Falorni, elle visait à améliorer la loi Leonetti-Claeys de 2016, et en réalité à instaurer de manière complète l'euthanasie active en France, sur le modèle de ce qui se passe déjà en Suisse ou en Belgique, et dans certains autres pays. La discussion parlementaire autour de ce projet de loi a été paralysée par la floppée d'amendements déposés par des députés opposés à l'euthanasie, et le texte n'a finalement pas été voté. Peut-être reviendra-t-il devant la représentation nationale sous forme d'un projet de loi – mais plus tard.

   Même si une majorité de Français y est favorable, l'euthanasie demeure un tabou moral, avec une triste réputation. Songeons à la période nazie, où elle était instituée pour faire triompher l'eugénisme. La proposition de loi Falorni n'a évidemment rien à voir avec de tels excès, du moins dans son esprit, car des débordements sont dans les faits toujours possibles. Le sujet est délicat et concerne l'ensemble de la communauté. Donner la mort n'est jamais innocent. La vie est le bien le plus précieux que nous ayons. Se rend-on compte de la responsabilité éthique qui incombe à celui, médecin ou infirmier, à qui on demande la mort ? Sans parler de la fragilité des plus faibles, que rien ne viendrait plus protéger.

   À juste titre, l'être humain peut par exemple redouter la souffrance. L'euthanasie apparaît ici comme une solution. Néanmoins, un médecin précisait la chose suivante, dans Le Figaro : "Les douleurs qui ne peuvent pas être soulagées par des sédations, cela arrive, mais c'est exceptionnel." Et puis, l'euthanasie n'est pas un soin parmi d'autres. Bien sûr, je n'aurais pas envie de devenir un légume, et de vivoter des années durant dans une chambre d'hôpital, alimenté par des tuyaux, en attente du moment libérateur qui viendrait confirmer comme un pléonasme sinistre que j'étais, en réalité, déjà mort. Perspective funeste.

   Le rôle des médecins, jusqu'ici, n'était-il pas déjà de décider comment accompagner l'agonie d'un malade ? Qu'apporterait de plus une nouvelle loi ? Ce qu'on appelle les "soins palliatifs" existent depuis un certain temps. Ils permettent de recentrer la mission du corps médical, qui est de soigner ceux qui se trouvent en fin de vie, et non d'accélérer leur décès. Beaucoup de malades ne veulent pas mourir dans les plus brefs délais. Ils refusent qu'on touche à leur être, terrorisés par la perspective de la mort. Ionesco avait admirablement décrit cette hantise dans son livre La Quête intermittente. Je sais que c'était aussi le cas de l'écrivain américain Susan Sontag, atteinte d'un cancer.

   Il ne faut pas précipiter l'issue. Ce qui ne signifie pas qu'on laisse le patient sans aide. Un document très intéressant en provenance du Vatican, que l'on doit à la Congrégation pour la doctrine de la foi, intitulé Lettre Samaritanus Bonus sur le soin des personnes en phases critiques ou terminales de la vie, et datant de juillet 2020, faisait le tour de la question, et admettait, concernant les états végétatifs : "l'alimentation et l'hydratation artificielles sont en principe des mesures ordinaires ; dans certains cas, ces mesures peuvent devenir disproportionnées..." Ainsi, condamnant l'euthanasie et le suicide assisté, la Congrégation admettait néanmoins la possibilité de laisser la vie arriver à son terme, lorsque les circonstances le commandent.

   Il y a évidemment la question de la dignité humaine. Dans un article du Figaro, publié la veille du jour où le projet de loi Falorni s'apprêtait à être discuté, l'écrivain Michel Houellebecq s'arrêtait longuement sur cette notion, évidemment centrale, et qui vient à l'esprit de tous de manière presque automatique. Or, paradoxalement, Houellebecq avoue être "dépourvu de toute dignité". Voici comment il exprime son point de vue : "Nous nous sommes sérieusement écartés de la définition kantienne de la dignité en substituant peu à peu l'être physique à l'être moral (en niant la notion même d'être moral ?), en substituant à la capacité proprement humaine d'agir par obéissance à l'impératif catégorique la conception, plus animale et plus plate, d'état de santé, devenu une sorte de condition de possibilité de la dignité humaine, jusqu'à représenter finalement son seul sens véritable." Bref, ici Houellebecq voit très bien le déficit de spiritualité dont notre époque porte la marque. Il perçoit ce manque propre à l'homme contemporain dans la morale et l'éthique. À travers l'éloge actuel de l'euthanasie, Houellebecq décèle notre décadence. Je trouve que c'est un jugement courageux.

   L'euthanasie m'a toujours paru être une question essentielle, que je distingue du suicide individuel. Ce dernier n'engage que le particulier. En revanche, l'euthanasie concerne toujours une communauté, sinon une civilisation, comme le dit d'ailleurs Houellebecq, dans cet article. J'espère que, si la proposition de loi Falorni revient en discussion devant les députés, les débats pourront se dérouler plus attentivement et plus consciencieusement ; et que le fondement même du problème se révèlera davantage au grand jour, dans la sérénité et la paix.    

07/04/2021

Le point indivisible

   Lorsque l'on veut juger un auteur, il faut se demander si ce qu'il écrit est plausible. Cela passe tout d'abord par le style. Personnellement, je suis attiré par les styles simples, vivants, universels, ceux des grands auteurs. Je laisse de côté les affèteries trop savantes, considérant qu'il y a un terme à l'obscurité. Pascal parlait d'un point indivisible. Il faut trouver ce point, c'est-à-dire la bonne distance, pour voir un tableau comme pour retranscrire la réalité. Le style est ce qui fournit en premier ce point indivisible, il en est constitutif. 

   Pascal aborde cette question dans son fragment 381 des Pensées. C'est au voisinage de considérations sur le "pyrrhonisme", c'est-à-dire, pour parler un langage actuel, le relativisme. Écoutons Pascal : "Si on est trop jeune, on ne juge pas bien ; trop vieil, de même. Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et on s'en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu ; si trop longtemps après, on n'y entre plus." Pascal recourt alors à une métaphore magnifique, celle de la peinture. Il écrit : "Ainsi les tableaux, vus de trop loin et de trop près..." Il en tire immédiatement la conclusion très forte : "il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu". Que permet ce point indivisible ? Pascal répond : "La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ?"

   Pascal nous incite à poursuivre son raisonnement. Le point indivisible ne serait-il pas celui de la sagesse, du logos grec ou johannique, de la "prudence" aristotélicienne ? Lorsqu'on veut porter un jugement de vérité, on cherche le point indivisible, qui est souvent celui du juste milieu. Une exacte représentation des choses est alors possible : on saisit chaque trait du tableau, pour continuer la métaphore de Pascal.

   Le recours à la métaphore picturale me paraît du reste extrêmement fertile, en particulier dans l'époque présente où les images ont acquis un pouvoir extrême, du fait de leur omniprésence dans nos existences. Dans son livre La Société du Spectacle, Guy Debord insistait sur cette prégnance de l'image à tout-va, dont l'homme ne contrôle plus le cours. C'est un peu comme si désormais le point indivisible s'était évanoui dans la nuée, nous laissant désemparés. Debord écrivait par exemple dans sa thèse n° 2 : "La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image autonomisée, où le mensonger s'est menti à lui-même." Et plus loin, dans la célèbre thèse n° 4 : "Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images."

   Pour revenir à Pascal, je serais tenté, d'une certaine manière, de mettre son point indivisible en relation avec ce qu'il appelle l'idée de derrière. Dans la pensée n° 336, il écrit en effet : "Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple." C'est toujours le même problème, qui touche la vie de la communauté, et donc la morale. La vérité peut naître des interrelations humaines, comme nous l'apprennent les philosophes d'aujourd'hui, mais à quel prix ! En tout cas, Pascal demeurait sceptique face à cette nécessité. Il voyait en l'homme trop d'imperfections. Et pouvait conclure son fragment n° 337 par ces mots légers et fatalistes : "Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière."