Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/03/2022

Un livre de souvenirs de l'académicien français

Jean-Marie Rouart par Jean-Marie Rouart

 

 

Je me souviens du premier livre de Jean-Marie Rouart que j’ai lu. C’était un essai sur le suicide, intitulé Ils ont choisi la nuit. Nous étions en 1985, et je suivais, sans y croire, des études de droit assommantes et sans avenir pour moi. La question de ma propre disparition se posait alors à mes yeux, comme une idée à cultiver, sans forcément passer à l’acte (du moins pas dans l’immédiat). La malheureuse perspective qui était la mienne, de devenir un juriste austère, enfermé dans un bureau poussiéreux à lire des articles de loi, ne m’égayait nullement. La seule matière qui soulevait quelque intérêt en moi était les sciences politiques. Hélas, elle était reléguée en option. Le reste me faisait périr d’ennui.

 

Il était donc logique, dans ce contexte très dépressif, que je me rabatte sur la lecture des livres, ma vraie passion depuis l’enfance. La presse spécialisée faisait mes délices. À cette époque, Jean-Marie Rouart jouait un rôle de tout premier plan dans la vie littéraire. Romancier, il était aussi un brillant critique et dirigeait avec succès le supplément des livres du Quotidien de Paris. Il devait d’ailleurs revenir ensuite au Figaro de Robert Hersant, accomplir la même tâche. On n’imagine plus aujourd’hui l’intensité de cette vie littéraire et intellectuelle qui, chaque semaine, battait au rythme des articles et des chroniques régulières. La presse de gauche faisait encore un travail admirable, la culture ayant toujours été son pré carré traditionnel. Dans ces années-là, le grand Bernard Frank confectionnait son interminable chronique dans l’éphémère quotidien socialiste Le Matin. Il devait la poursuivre par la suite au Monde, puis au Nouvel Obs jusqu’à sa mort.

 

Je dois dire que c’est en devenant un lecteur assidu de cette presse que j’ai appris, délaissant le droit, ce qu’était la littérature. C’est donc avec beaucoup de curiosité, ainsi que de nostalgie, que j’ai lu le livre de souvenirs de Jean-Marie Rouart, paru ces jours-ci, Mes révoltes. Il y traite de ces années d’effervescence, vécues pour ainsi dire de l’intérieur. Certes, il ne fait parfois que survoler les grandes périodes charnières, mais en laissant entrevoir comment il sut les accompagner de sa remarquable énergie créative. Il relate les rencontres extraordinaires ou, parfois, décevantes, qu’il put faire dans ce milieu du journalisme parisien. Il rend par exemple un hommage appuyé à Paul Guilbert, personnage hors du commun, qui lui fit connaître Philippe Tesson, patron du Quotidien de Paris. Ce journal fut l’une des plus belles aventures de sa vie, avec la réunion de jeunes et remarquables journalistes, voués plus tard à une inoubliable carrière (de Dominique Bona à Éric Neuhoff).

 

Au Figaro, les choses n’avaient pas été aussi agréables, du moins dans un premier temps. C’est là que Rouart avait fait ses débuts, en enquêtant sur des affaires sensibles. On y perçoit déjà le Rouart épris de justice, qui culminera bien plus tard avec sa défense du jardinier marocain Omar Raddad, accusé à tort de meurtre. Puis, Jean d’Ormesson fut nommé, de manière très arbitraire, directeur du Figaro. Cela nous vaut un portrait authentique, sans complaisance aucune, il faut le souligner, de celui qui deviendra son meilleur ami. Jean d’O n’était pas fait pour cette fonction accaparante, qui lui gâchait littéralement la vie. Il « n’avait aucune expérience de ce qu’était le journalisme », estime Rouart. Pour ainsi dire mis à la porte du journal, après une brouille avec Jean d’Ormesson, Rouart en profita pour régler ses comptes dans un roman à clefs, Les Feux du pouvoir, futur prix Interallié. Quelques années plus tard, Jean-Marie Rouart revenait au Figaro par la grande porte.

 

À travers toutes ces péripéties, ce « roman » d’une vie, Jean-Marie Rouart tire, dans Mes révoltes, le bilan de son existence. On s’aperçoit que tout n’a pas été toujours facile pour lui, notamment le procès en diffamation qui suivit la publication de son livre Omar, la construction d’un coupable, au début des années 2000. Il s’arrête longuement sur cette affaire. Rouart n’est pas ce privilégié insouciant, qu’on nous présente souvent, réfugié à l’Académie française. C’est au contraire un homme de conviction, qui a besoin de combattre pour se sentir exister. L’adversité l’a fait souvent réfléchir à la condition humaine, et aux injustices d’une société qu’il trouve tellement imparfaite. Il fait l’aveu très simple de cette découverte dans les dernières pages de son livre : « La clé qui me manquait m’apparaissait : la société elle-même. Sous ses dehors si policés, ses raffinements plaisants, ses délicieux accommodements avec ceux qui se plient à ses exigences, elle pouvait se muer en impitoyable machine à broyer les faibles, les marginaux, les indomptés. » On reconnaît bien ici le style de Rouart, lorsqu’on est familier de ses romans, depuis La Fuite en Pologne (1974), cette sorte d’élan qui le porte à la rébellion, et donc vers la littérature. Car, ajoute-t-il, quels sont ceux dont la mission, face à cet état de fait désespérant, est de rétablir la vérité et la justice ? Eh bien, les artistes, nous dit Rouart, et en particulier les écrivains.

 

Il me semble que, dans Mes révoltes, Jean-Marie Rouart a cherché à atteindre la plus grande sincérité possible. C’est un retour sur lui-même, pour tâcher de clarifier le portrait qu’il veut laisser à la postérité ‒ assez loin de celui que ses détracteurs colportent souvent, notamment à gauche. Et pourtant, l’homme est d’une ouverture d’esprit très avérée : à propos du Quotidien de Paris, par exemple, il pouvait résumer d’un mot son projet essentiel : « On avait choisi d’abolir les oppositions politiques au bénéfice de deux dieux : le talent et la liberté d’esprit. » Voilà une jolie formule, qui me paraît s’appliquer parfaitement à Jean-Marie Rouart, réformateur toujours insatisfait du monde qui l’entoure. En ces temps difficiles que nous traversons, elle garde toute sa valeur, plus que jamais.

 

Jean-Marie Rouart, Mes révoltes. Éd. Gallimard, 20 €.

Les commentaires sont fermés.