31/07/2022
"Sundown" du réalisateur mexicain Michel Franco
Le bleu du ciel
Pour son septième long métrage, le cinéaste mexicain Michel Franco s’est inspiré de L’Étranger d’Albert Camus. Le livre n’est pas crédité au générique, cependant on sent une influence certaine, non peut-être pas directe, mais bien présente ‒ surtout pour ceux qui, comme moi, nourrissent une fascination absolue pour le roman de l’écrivain français. L’Étranger n’en finit pas d’être lu par les artistes de tout acabit, comme une source inépuisable pour décrire notre modernité, depuis sa parution en 1942.
La première image de Sundown est un gros plan sur des rougets, dans un marché d’Acapulco au Mexique. Le soleil darde ses rayons maléfiques, comme dans un film d’Antonioni. Une famille de Londoniens très riches, jouissant du luxe d’un palace, reçoit un coup de téléphone qui les oblige à interrompre leurs vacances et à rentrer chez eux. Le frère, Neil, incarné par Tim Roth, homme trapu d’une cinquantaine d’années, célibataire, décide de faire croire à sa sœur et à ses neveu et nièce qu’il a égaré son passeport. Il reste seul dans l’incertain Mexique, paradis paradoxal où la violence éclate au quotidien.
On constate rapidement que Neil est pris d’une apathie radicale. Il choisit un hôtel bon marché, et passe ses journées sur la plage, à boire des bières. Il fait la connaissance d’une autochtone, Berenice, avec laquelle il noue une relation amoureuse. Il ne répond plus au téléphone, même quand sa sœur, affolée, essaie de le joindre. C’est lorsque celle-ci reviendra, quelques semaines plus tard, pour tenter de le ramener en Europe, que nous comprendrons les rapports de forces qui lient les uns et les autres au sein de la famille.
La sœur, dont le rôle incombe à une remarquable Charlotte Gainsbourg, est en position dominante. Elle dirige la grosse entreprise familiale. Face à elle, Neil fait figure de faible, de désœuvré. Il n’a pas son mot à dire et doit suivre le mouvement. Il a sans doute l’impression de s’ennuyer mortellement, et de vivre à côté de sa vie. Ne pas être rentré à Londres avec les autres est pour lui un acte de rébellion salvateur. Non qu’il se prenne déjà totalement en main, du moins il se cache, il se terre, se préserve. D’un non-sens global, il est passé à un non-sens individuel. La caméra zoome sur sa solitude, son état de perdition, de refus de tout, dans l’instabilité du monde.
Comme dans L’Étranger, il y aura la prison, qu’il supporte avec fatalité. Neil est en effet brièvement soupçonné par la police mexicaine d’avoir organisé le meurtre de sa sœur (toujours cette violence âpre, qui vous ramène à la réalité des choses, sans que cependant la léthargie de Neil ne décroisse). Devant sa sœur, il se défendait déjà de n’avoir rien à se reprocher. De quoi est-il coupable, en fait ? D’où vient sa honte ? Comme Meursault, peut-être, du simple fait de n’avoir pas envie ? « J’ai dit que oui, écrit Camus dans L’Étranger, mais que dans le fond cela m’était égal. Il m’a demandé alors si je n’étais pas intéressé par un changement de vie. J’ai répondu qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tout cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout. » Neil est, on le voit, dans un état d’esprit comparable à celui de Meursault, tous deux sont d’étranges épicuriens...
Le réalisateur a voulu conclure son film en expliquant l’attitude de Neil par des causes physiologiques. Je n’ai pas aimé cette partie, où les médecins découvrent à Neil un cancer foudroyant du cerveau. On sentait monter en lui une sorte de folie, c’est vrai, avec des hallucinations visuelles traumatisantes, mais pourquoi transformer son attitude de refus en une pathologie irrémédiable et sortant si complètement de l’ordinaire ? Quel besoin, surtout, de faire intervenir, par ce moyen, une perspective moralisatrice dans cette histoire, comme une excuse in fine ? Michel Franco aurait dû s’en tenir, selon moi, à la part d’indécidable et de non-dit, inscrite dans le nécessaire hors champ du cinéma, d’ailleurs déjà parfaite évocation de la mort.
Cependant, je dois admettre que le dernier plan, d’une énième chambre d’hôtel à Mexico, qui préfigure la tombe, est une très belle conclusion. C’est là où sans doute se terminera, entre chien et loup, l’errance maladive du personnage de Neil (et de ses semblables), dans l’imminence de quelque tombée du jour définitive : le mot Sundown signifiant « crépuscule », en anglais.
06:29 Publié dans Film | Tags : michel franco, sundown, acapulco, mexique, tim roth, charlotte gainsbourg, l'étranger, albert camus, hors champ | Lien permanent | Commentaires (0)
11/06/2014
Fin du monde
Dans les décors de ruines du Palais de Tokyo, avenue du Président-Wilson à Paris, le photographe et artiste japonais Hiroshi Sugimoto a installé sa nouvelle et très forte exposition "Aujourd'hui, le monde est mort" [Lost Human Genetic Archive]. En trente-trois variations, il nous fait découvrir les fins du monde qu'il imagine dans un avenir pas si lointain. Chaque installation se voit nantie d'un commentaire assez long, manuscrit, d'inspiration situationniste, m'a-t-il semblé, qui commence toujours par ces mots : "Aujourd'hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Reprise frappante des premières pages de L'Etranger de Camus, ce roman qui a tellement marqué son temps en ouvrant à une nouvelle esthétique. Lorsqu'on sait par ailleurs que Sugimoto s'inspire ici et là des ready-made de Duchamp ou parfois du travail de Warhol, on se dit que la panoplie nihiliste est décidément complète. Il ne vous reste plus alors qu'à déambuler dans les salles austères de cette exposition, en vous laissant porter par ce qu'elle pourra vous inspirer de définitif. Je vous conseille d'en faire le tour au moins deux fois, de prendre bien votre temps, comme si c'était la dernière promenade qu'on vous ait octroyée avant de vous condamner à mort. Profitez-en au maximum, et repensez-y lorsque vous serez ressorti dehors, sous le soleil brûlant de Paris. Vous ne verrez plus les choses de la même façon. Derrière l'illusion de ce monde présent, vous aurez désormais conscience de sa pleine et entière agonie, et du fait aussi que tout ça ne risque probablement pas de durer encore longtemps. "Aujourd'hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Telle est vraiment la seule prière que vous serez en mesure de répéter, une prière négative courte et brève pour déplorer, impuissant, ce suicide annoncé.
Hiroshi Sugimoto : Aujourd'hui, le monde est mort [Lost Human Genetic Archive]. Palais de Tokyo. 13, avenue du Président-Wilson (Paris 16e). Renseignements : 01 81 97 35 88. Jusqu'au 7 septembre.
Illustration : photographie de Hiroshi Sugimoto.
11:58 Publié dans Art | Tags : fin du monde, hiroshi sugimoto, palais de tokyo, aujourd'hui le monde est mort, installation, situationniste, l'étranger, albert camus, duchamp, ready-made, andy warhol, nihilisme, dernière promenade, condamnation à mort, illusion du monde présent, agonie, prière, suicide | Lien permanent | Commentaires (0)
30/11/2013
Albert Cossery (1913-2008)
Ecrivain rare et discret, Albert Cossery habitait depuis la Guerre dans une petite chambre de l'hôtel La Louisiane, rue de Seine, en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés. On l'apercevait parfois, élégante silhouette, en début d'après-midi, au Café de Flore, installé à une table et contemplant de son œil d'aigle les jolies femmes. Né le 3 novembre 1913 au Caire, il aurait eu cent ans ce mois-ci. Ses romans ont un caractère indéfinissable. Au fond, Cossery était avant tout un philosophe, qui aura essentiellement vécu pour vivre et illustrer sa philosophie si singulière : une philosophie du désœuvrement. Il avait coutume, paraît-il, de dire en montrant ses belles mains immobiles : "Tu vois, elles n'ont pas travaillé depuis trois mille ans..." Se plonger dans ses livres est une véritable cure de jouvence, un rafraîchissement de l'esprit. On se réconcilie avec l'existence. On accède à l'essentiel. Dans Mendiants et orgueilleux, il écrivait par exemple ceci : "En fait, c'était sous le couvert de cette prétendue absurdité du monde que se perpétuaient tous les crimes. L'univers n'était pas absurde, il était seulement régi par la plus abominable bande de gredins qui eût jamais souillé le sol de la planète. En vérité, ce monde était d'une cruelle simplicité, mais les grands penseurs à qui avait été dévolue la tâche de l'expliquer aux profanes ne pouvaient se résoudre à l'accepter tel quel, de peur d'être taxés d'esprits primaires." Ce n'est pas pour rien que Cossery avait été l'ami de Jean Genet, et surtout d'Albert Camus. Je me demande d'ailleurs si la postérité, dans sa grande sagesse, ne retiendra finalement pas davantage Cossery que Camus dans son panthéon. J'aime beaucoup Camus, mais le "pharaon" Cossery me semble tellement plus radical et subversif dans sa cohérence naturelle ! Nous avons d'ailleurs de la chance : les romans de Cossery sont parfaitement disponibles, grâce à l'éditrice Joëlle Losfeld, qui veille sur la destinée posthume de son prestigieux auteur et ami. Ainsi, vous n'aurez aucune excuse de passer à côté de cette œuvre indispensable, durant votre courte vie. La révélation est là, qui vous tend les bras...
08:33 Publié dans Livre | Tags : albert cossery, saint-germain-des-prés, désoeuvrement, mendiants et orgueilleux, jean genet, albert camus, subversion | Lien permanent | Commentaires (1)