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28/08/2018

Pierre Guyotat l'insoumis

   On attend toujours avec une extrême curiosité littéraire un nouvel ouvrage de Pierre Guyotat. Depuis son Tombeau pour cinq cent mille soldats, en 1967, l'écrivain trace une route singulière, baroque, que même la censure de Éden, éden, éden en 1970 ne viendra aucunement interrompre, comme si, chez ce prophète des temps nouveaux, la nécessité guidait l'inspiration intransigeante. Idiotie, qui paraît en cette rentrée, appartient à son travail plus proprement autobiographique, et fait suite à des volumes comme Formation, ou encore ComaComa qui, rappelons-le, avait été présenté en une lecture publique inoubliable par le metteur en scène Patrice Chéreau. Idiotie, qui arrive aujourd'hui, couvre une période capitale de la vie de Guyotat, avec notamment son incorporation en tant que simple soldat pendant la guerre d'Algérie. Dans un style extraordinaire, comme venu de la nuit des temps, qui s'invente au fur et à mesure, comme pour recréer au présent la violence originelle, Guyotat nous décrit l'agonie de cette jeunesse, la sienne, qui le marquera pour le reste de ses jours, et qui, point tout spécialement intéressant pour nous, lecteurs, marquera aussi son œuvre à venir. Dans Idiotie, Guyotat fait en effet éclater le cadre de l'autobiographie ; par l'intermédiaire de la scène militaire algérienne, il a déjà un pied dans ce qui sera le théâtre de sa "fiction". L'écriture de Guyotat, c'est ce qui apparaît ici, serait donc née en Algérie, creuset de ses thématiques les plus obsessionnelles et les plus intimes. C'est dans ce désert, où il reviendra souvent après les événements, qu'il sera confronté à ce monde à la fois sordide et burlesque qui n'en finira pas de peupler sa littérature (voir par exemple, récemment, Joyeux animaux de la misère). Dans toute autobiographie, selon moi, doit se tenir l'homme qui se raconte, craignant de se noyer, frêle sujet face au déchaînement des éléments. Guyotat, héritier de Bataille et d'Artaud, a l'art de nous communiquer cette faiblesse impondérable qui, du coup, pourrait être une explication de tout son travail d'écrivain : "pour moi, écrit Guyotat, se remémorant cette longue noyade, il y a un compte à régler, je suis vu comme un complice intérieur, mental, de la Rébellion, de la subversion, de ses massacres, de sa victoire, du déshonneur de l'Armée, de la perte de l'Empire. Rester tendu en prévision du pire, ainsi vivé-je depuis l'enfance." 

Pierre Guyotat, Idiotie. Éd. Grasset, coll. "Figures".     

04/07/2014

Mélange des genres

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   Gustav Mahler racontait que, tout jeune, il avait assisté à une violente scène de ménage entre ses parents. Quittant précipitamment la maison, il se retrouva dans la rue où un orgue de Barbarie égrenait la chanson O, du lieber Augustin. C'était là pour le compositeur l'origine de cet entrelacs entre tragique et légèreté, frivolité et gravité, assez typique de sa musique. Explication très freudienne, trop peut-être, d'un trait de caractère qu'on retrouve chez maints artistes viennois de cette époque. Cet alliage sophistiqué entre les contraires a peut-être pris son plus vif essor alors, dans cette phase de décadence d'une civilisation excessivement raffinée, qui contemplait son déclin au milieu des dernières fêtes. Comment ne pas être admiratif de cet amalgame, jusqu'à traquer l'ironie parfois où elle n'est pas ? D'où nous vient, aujourd'hui même, ce goût, cette attirance paradoxale ? J'ai pour ce qui me concerne beau chercher, aucune anecdote ne remonte à la surface de ma mémoire pour dévoiler un aléatoire pourquoi. Ce fut plutôt une caractéristique globale de la société que nous avons traversée : l'indolence de plusieurs générations gavées de chansonnettes sans intérêt, et, le temps s'écoulant, le pessimisme noir, fruit des désillusions. Une certaine dérision n'est pas sans rapport, je pense, avec une situation de naufrage — d'agonie...

11/06/2014

Fin du monde

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   Dans les décors de ruines du Palais de Tokyo, avenue du Président-Wilson à Paris, le photographe et artiste japonais Hiroshi Sugimoto a installé sa nouvelle et très forte exposition "Aujourd'hui, le monde est mort" [Lost Human Genetic Archive]. En trente-trois variations, il nous fait découvrir les fins du monde qu'il imagine dans un avenir pas si lointain. Chaque installation se voit nantie d'un commentaire assez long, manuscrit, d'inspiration situationniste, m'a-t-il semblé, qui commence toujours par ces mots : "Aujourd'hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Reprise frappante des premières pages de L'Etranger de Camus, ce roman qui a tellement marqué son temps en ouvrant à une nouvelle esthétique. Lorsqu'on sait par ailleurs que Sugimoto s'inspire ici et là des ready-made de Duchamp ou parfois du travail de Warhol, on se dit que la panoplie nihiliste est décidément complète. Il ne vous reste plus alors qu'à déambuler dans les salles austères de cette exposition, en vous laissant porter par ce qu'elle pourra vous inspirer de définitif. Je vous conseille d'en faire le tour au moins deux fois, de prendre bien votre temps, comme si c'était la dernière promenade qu'on vous ait octroyée avant de vous condamner à mort. Profitez-en au maximum, et repensez-y lorsque vous serez ressorti dehors, sous le soleil brûlant de Paris. Vous ne verrez plus les choses de la même façon. Derrière l'illusion de ce monde présent, vous aurez désormais conscience de sa pleine et entière agonie, et du fait aussi que tout ça ne risque probablement pas de durer encore longtemps. "Aujourd'hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Telle est vraiment la seule prière que vous serez en mesure de répéter, une prière négative courte et brève pour déplorer, impuissant, ce suicide annoncé.

Hiroshi Sugimoto : Aujourd'hui, le monde est mort [Lost Human Genetic Archive]. Palais de Tokyo. 13, avenue du Président-Wilson (Paris 16e). Renseignements : 01 81 97 35 88. Jusqu'au 7 septembre.

Illustration : photographie de Hiroshi Sugimoto.