01/11/2020
Un "Cahier de l'Herne" consacré à Paul Celan
Ce nouveau Cahier de l'Herne consacré à Paul Celan est un très beau recueil de commentaires et de documents divers, à la fois sur l'homme et sur l'œuvre, ces deux dimensions finissant par se confondre, par la volonté même du poète. Maurice Blanchot et Jacques Derrida, parmi quelques autres, furent les grands intercesseurs de Celan en France au XXe siècle. Une nouvelle génération d'universitaires, depuis, au fil des décennies, est venue continuer l'entreprise herméneutique, alors que la publication de la correspondance de l'auteur de La Rose de personne s'effectuait de manière presque exhaustive. C'est désormais tout un corpus considérable qui se trouve à la disposition du lecteur curieux de cette poésie si singulière, souvent imitée, jamais égalée.
Ce Cahier de l'Herne propose un cheminement passionnant autour de la poésie de Paul Celan. Des lettres de Celan ont été choisies, pour leur importance cruciale ou leur splendeur littéraire – par exemple celle adressée en avril 1962 à Nina Cassian. Je ne me lasse pas de relire ces quelques pages, qui concentrent en elles tout l'art mystérieux et profondément sincère que possédait le poète pour s'exprimer dans cette intimité des sentiments. Nous avons aussi, par ailleurs, des poèmes, parfois retraduits, sur lesquels un coup de projecteur est donné. Ces "analyses de textes" sont bien sûr extrêmement précieuses, car Celan n'est pas un poète qui se donne d'emblée. Chaque vers, pratiquement, est un schibboleth qu'il faut décrypter, grâce à des éléments souvent épars. Celan, dans une lettre à un jeune lycéen allemand, s'en expliquait ainsi : "Est-ce se montrer exigeant que de souhaiter – en tant qu'auteur – que le lecteur fasse l'effort de suivre la pensée du poème ?"
Il faut une grande humilité, au pied du mur, pour lire Celan. Un arrière-fond philosophique et religieux (le judaïsme) baigne son œuvre dans sa concision même. Denis Thouard note comment la "poésie de Celan pénétrée de mort et remémorant les morts s'exposerait constamment à la question de sa propre disparition". Ce chercheur, dans sa contribution, souligne également, avec Alain Badiou, un "retard global de la philosophie sur la poésie". Cette remarque me semble très importante, et exprime la primauté de l'art pour accéder, sinon à l'Être, du moins peut-être à la résurrection, si l'on veut rester dans le domaine religieux, même si celui-ci est pris à revers. Dans de nombreux poèmes, Celan évoque ce cul-de-sac théologique : aucun désœuvrement n'est plus possible, sauf à se tourner, là encore, vers une contemplation instable, non fixe.
La partie VII de ce Cahier de l'Herne est tout entière consacrée au séjour que Paul Celan, en compagnie de sa famille, passa en Bretagne, au château de Kermorvan, près du Conquet, pendant l'été 1961. Celan y a composé plusieurs poèmes, dont "Kermorvan", ainsi que "Après-midi avec cirque et citadelle", deux pièces magnifiques disséquées ici par Werner Wögerbauer. Cette inspiration littéraire pour le Finistère a interrogé, par la suite, bien des spécialistes de Celan qui, longtemps après, ont tenu à refaire le voyage dans cette contrée lointaine, de manière à en prendre la mesure. Un membre de la famille des Kergariou, les propriétaires du château, m'a appris qu'il avait même reçu un jour la visite d'un éminent professeur japonais, venu spécialement de son pays pour apprécier le paysage de Kermorvan, afin de pouvoir écrire quelque article sur Celan. Pour ma part, j'aime tout particulièrement le deuxième poème que je citais, sur Brest, "Après-midi avec cirque et citadelle", qui invoque Mandelstam de manière inoubliable : "À Brest, devant les cerceaux de flammes, / dans la tente où le tigre bondissait, / là, je t'ai entendu chanter, Finitude, / là, je t'ai vu, Mandelstamm, souche d'amande." Ce qui en allemand donnait : "da hört ich dich, Endlichkeit, singen, / da sah ich dich Mandelstamm."
Cet excellent et très riche Cahier de l'Herne nous montre donc combien il est étonnant et recommandable d'habiter cette "Finitude", cette "souche d'amande", et que les efforts pour y parvenir ne seront jamais vains.
Cahier de l'Herne Paul Celan. Dirigé par Clément Fradin, Bertrand Badiou et Werner Wögerbauer. Éd. de l'Herne, 33 €.
08:49 Publié dans Poésie | Tags : paul celan, cahiers de l'herne, maurice blanchot, derrida, alain badiou, kermorvan, famille de kergariou, brest, mandelstam | Lien permanent | Commentaires (0)