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14/04/2019

Jean d'Ormesson, homme des Lumières

   Jean d'Ormesson est mort le 5 décembre 2017, laissant derrière lui une aura de légèreté et de bonheur dont ses admirateurs et ses amis faisaient leur miel. Il n'y a pas à proprement parler de mystère autour de la personne et de l'œuvre de Jean d'Ormesson, personnage hypercélèbre. Mais le connaissait-on vraiment ? Dans le Dictionnaire amoureux qu'il lui consacre aujourd'hui, son ami Jean-Marie Rouart trace de lui un portrait passionnant, mettant en avant la longue familiarité qu'il a entretenue avec l'auteur du Juif errant. La figure complexe de Jean d'Ormesson apparaît sous la plume de Rouart avec une assez grande précision. Et Rouart de poser la question, en tentant d'y répondre : pourquoi avait-il tant de succès ?

   La lecture de ce Dictionnaire amoureux nous convainc bien d'une chose : Jean d'Ormesson mettait la littérature plus haut que tout. C'est ce qu'il voulait réussir avant toute chose. Jean-Marie Rouart l'exprimait de la manière suivante, dans le texte, reproduit ici, qu'il écrivit pour Paris Match à la mort de son ami : "La littérature était son pays ; elle était sa religion ; elle était sa passion. Il n'a jamais vécu que pour elle, par elle. Il la vivait, la respirait en tout." La vie de Jean d'Ormesson s'est déroulée dans cette proximité avec les livres, et Rouart nous dit d'ailleurs que c'est ce qui avait noué son amitié avec lui. Les amitiés littéraires jouent un grand rôle, dans ce Dictionnaire amoureux, que traversent aussi bien Paul Morand que Kléber Haedens, et tant d'autres.

   C'est l'occasion aussi pour Jean-Marie Rouart de s'intéresser aux goûts littéraires de Jean d'Ormesson, et à sa conception de la littérature en tant qu'écrivain. Cette question est, me semble-t-il, particulièrement intéressante, et traverse en tout cas de nombreux articles de ce Dictionnaire. Jean-Marie Rouart le note : "Jean d'O s'est toujours plus intéressé aux tentatives novatrices en matière romanesque qu'à ceux qui continuaient à écrire dans une veine relativement classique." Il n'aimait pas du tout Zola, par exemple, et lui préférait des auteurs comme Perec ou Borges. On sait qu'il appréciait beaucoup Aragon. Dans le style qu'il utilise lui-même, Jean d'Ormesson "évite la solennité romantique", pourtant typique de son cher Chateaubriand. 

   Au fil de son œuvre, Jean d'Ormesson a fait preuve d'un élan postmoderne indiscutable. Cette "déconstruction" du roman peut aussi faire penser à celle d'un Philippe Sollers. Leur pensée s'incarne dans une référence au XVIIIe siècle, comme le voit bien Jean-Marie Rouart : "littérairement, Jean restait marqué par le rationalisme des Lumières, alors que je baignais dans le romantisme du XIXe siècle". Les romans de Jean d'Ormesson expriment une profonde nostalgie du "je" littéraire, devenu difficile à saisir dans un monde toujours plus trouble et confus. Ils manifestent, face à la destruction du sujet, face à la mort de l'homme, une résistance joyeuse, mais peut-être vouée à l'échec. Jean d'Ormesson, adepte de la douceur de vivre, fut cet habitant paradoxal de notre époque, qu'il a aimée, sans cependant vouloir en éprouver les malheurs. Jean-Marie Rouart a bien perçu cette singularité, qu'il résume ainsi, et qui fait peut-être de Jean d'Ormesson un "écrivain pour écrivains" : "À la manière des philosophes du XVIIIe siècle illustrant dans leurs essais ou leurs romans les arguments de Locke, de Leibniz ou de Newton, il tricote ses romans sur des thèmes qui appartiennent à la philosophie."

   Cette réhabilitation des Lumières est aussi celle d'un temps où la littérature régnait avec le concours de la langue française. Jean d'Ormesson a su nous en faire goûter le lointain éclat, redevenu vivant et peut-être source d'inspiration pour nous qui, dans l'usure du siècle, nous en sommes trop éloignés.

Jean-Marie Rouart, Dictionnaire amoureux de Jean d'Ormesson. Éd. Plon, 25 €.  

26/05/2016

En feuilletant Jacques Roubaud

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   Je ne suis pas particulièrement spécialiste de l'Oulipo, même si j'ai une grande admiration pour Queneau ou Georges Perec. Je crois que leur grandeur réside entre autres dans le fait qu'on peut les lire sans être trop conscient de la contrainte oulipienne qui est à la source de leur inspiration. Je viens d'en faire l'expérience, à nouveau, avec un autre grand représentant de l'Oulipo, le poète Jacques Roubaud. Il a publié voici quelque temps, dans la collection "Poésie/Gallimard", une "Anthologie personnelle", sous le titre de Je suis un crabe ponctuel. On y retrouve, choisis par lui, des extraits de son œuvre poétique depuis 1967 jusqu'à 2014. Cela donne un petit livre extrêmement agréable à feuilleter, qui reflète une grande diversité de thèmes. La poésie un peu obscure, ésotérique, du tout début, évolue ensuite vers la clarté, et le jeu avec les mots et les formes (Jacques Roubaud est un passionné du sonnet). J'ai eu beau sans doute ne pas repérer d'éventuelles règles internes, propres à l'Oulipo, je me suis malgré cela laissé porter par ces poèmes très vivants, souvent drôles, qui se lisent et se relisent avec une vraie délectation ; qui sont le contraire de la tristesse, même si parfois, au détour d'une page, la gravité apparaît comme dans un haïku japonais : "Or, comme la lune qui, s'inclinant vers l'ouest, se rapproche de l'arête des collines qui vont la cacher, mes jours sont en déclin. A la veille d'entrer dans les ténèbres de la mort, pourquoi me préoccuper des choses ?" (Autobiographie, chapitre dix)

Jacques Roubaud, Je suis un crabe ponctuel. Anthologie personnelle 1967-2014. Gallimard, coll. "Poésie/Gallimard"