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20/05/2021

Le testament poétique de Philippe Jaccottet

   

   Le volume de la Pléiade consacré en 2014 au poète et critique Philippe Jaccottet avait permis une passionnante rétrospective de son œuvre. Je dois dire que c'est à cette occasion que j'ai vraiment découvert cet auteur essentiel, d'origine suisse, mais réfugié depuis toujours à Grignan dans la Drôme, où il goûtait une solitude qui l'inspirait. J'avais été alors très frappé par La Semaison, ses carnets de notes quotidiennes dans lesquels il décrivait son univers de poète. Deux livres brefs avaient également retenu mon attention, dans cette Pléiade : L'Obscurité, récit de 1961, et l'extraordinaire Bol du Pèlerin (Morandi), court texte qui réussissait l'exploit, à travers un motif simple, de nous parler de la plus grande spiritualité. Jaccottet aurait pu être un moine zen japonais du XIIe siècle.

   Il me semble que c'est à cette catégorie d'ouvrage qu'appartient La Clarté Notre-Dame, qui vient de paraître de manière posthume, quelques jours seulement après le décès de Jaccottet, fin février 2021. On pourrait dire, à bon droit, que ces quelques notes, chapitre ultime de sa Semaison, forment un testament poétique d'une magnifique précision. J'ai été littéralement soufflé par ces pages, d'une puissance littéraire intense, au cours desquelles Jaccottet ne se départit jamais de la sobriété de celui qui, après beaucoup de péripéties diverses, est arrivé à la lucidité transparente du grand âge.  

   Jaccottet y raconte comment, se promenant dans la campagne, il entend soudain tinter "la petite cloche des vêpres à la Clarté Notre-Dame" (un couvent de religieuses). À partir de ce tintement cristallin, qu'il reconnaît comme la quintessence de sa poésie, son imagination va vagabonder de sensation en sensation. Il repense à des poèmes qu'il a écrits, étant jeune, mais surtout à ceux des autres, ces grands auteurs avec lesquels il a vécu, trouvant chez certains, par exemple Goethe, "un instant de paix suprême", et peut-être "l'entrevision du plus haut". Jaccottet cite aussi Hölderlin, bien sûr, qu'il a traduit, ou encore un fragment du Tête d'Or de Claudel, "acheté en 1942, longtemps su par cœur".

   Jaccottet ne s'enferme pourtant pas exclusivement dans la sublimité de la poésie. Il est attentif à "ce qui, en moi, cohabite avec la lumière pour, dirait-on, la détruire, la bafouer, la salir, la retourner, non pas en de la nuit, ce serait trop beau, mais en un leurre à vous faire vomir". Une information vue à la télévision, par exemple, le hante durablement, à propos de prisonniers syriens qui subissent la torture. "J'ai pensé aussitôt, écrit Jaccottet, que je ne pourrais jamais chasser cette scène de mon esprit..."

   Est-ce pour lutter contre cette angoisse que Jaccottet, dans ce texte, multiplie les allusions à la spiritualité ? Non seulement le tintement de la cloche à la Clarté Notre-Dame, mais aussi, au hasard, le temple grec de Ségeste, en Sicile, et encore bien d'autres lieux religieux, même "anodins", "avec, à chaque fois, le sentiment vraiment central du sacré", ajoute-t-il. 

   Pour Philippe Jaccottet, il l'a souvent exprimé, la mission du poète est de recueillir les "signes" qui se présentent. C'est presque une entreprise métaphysique. La vieillesse arrivant, la mort se profilant doucement, il se soumet toujours avec détermination à ce processus, qui se transforme en de longues funérailles, dont il ne sait s'il doit complètement les réprouver. Il se rappelle alors un poème de jeunesse, intitulé Requiem, qui préfigure son état actuel, avec ce vers qu'il cite : "chantant la gloire de la terre pour ne plus voir". 

   Jaccottet est sceptique face à la sagesse humaine. Seule la poésie, selon lui, permet de dire quelque vérité, c'est-à-dire toute l'ambiguïté de notre nature, entre bien et mal. Et donc de repartir, à nouveau, écrit-il à la toute fin, en guise de conclusion, "en direction de quelque chose qui indéniablement était la Clarté Notre-Dame". De ce "signe" magistral qui lui fut donné, à ce moment de sa vie, Jaccottet fait une sorte de renaissance spirituelle – une façon de rester fidèle à la poésie jusqu'au bout, et de souligner la cohérence globale d'une vie vouée à quelque chose de mystérieux.

   "Comme, maintenant, si tard dans ma vie, cela me devenait clair et profond !"

 

Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame. Éd. Gallimard, 10 €. Du même auteur, paraissent également : Le Dernier Livre de Madrigaux, éd. Gallimard, 9 €, ainsi que Bonjour Monsieur Courbet. Artistes, amis, en vrac (1956-2008), éd. Le Bruit du Temps, 39 €.

30/05/2014

Bashô et le bol du pèlerin

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   Je lis depuis quelques jours la nouvelle Pléiade des œuvres du poète Philippe Jaccottet. L'agencement de ce volume me semble particulièrement réussi : des poèmes, bien sûr, mais aussi des proses, et des Carnets (La Semaison) dans lesquels on se plongera avec délice. A condition peut-être d'aimer la nature, car il en est beaucoup question chez Jaccottet, disciple de Rousseau et de Bashô notamment. Dans un excellent avant-propos, José-Flore Tappy évoque du reste un texte du Japonais, qui a beaucoup marqué Jaccottet. Il s'agit de La Sente étroite du Bout-du-Monde, récit de voyage publié par la revue L'Ephémère en juin 1968.  "Jaccottet trouve dans ce récit plein d'esprit et de mélancolie, fait de rencontres et de séparations successives, une image de ce que devrait être pour lui la poésie." Il y revient plus tard, dans une note de La Semaison, explorant cette affinité personnelle qui devait le marquer profondément : "L'absolue merveille de cette prose, de cette poésie, écrit Jaccottet, est qu'elle ne cesse de tisser autour de nous des réseaux dont les liens, toujours légers, semblent nous offrir la seule liberté authentique." Je ne m'étonne donc pas, en le relisant vers la fin du volume, de l'éblouissement d'authentique liberté que nous laisse un texte comme Le Bol du pèlerin. C'est à mon sens l'un des plus beaux livres qu'on ait jamais consacré à un peintre, en l'occurrence Giorgio Morandi. Jaccottet y déploie toutes ses ressources de poète et de prosateur pour nous faire pénétrer dans cet univers qui le touche si fort. Un univers minimaliste, intense, qu'il prenait soin, déjà, de mettre en relation avec celui des Japonais, dans une note essentielle de La Semaison. Jaccottet y écrivait par exemple (mais toute la note serait à citer) : "On pense aux moines-poètes du Japon à cause de la pauvreté humble, du bol blanc, ou de ce qui pourrait être un encrier." Il faut avoir tout ceci à l'esprit pour comprendre Jaccottet, sa rigueur, son éloignement géographique (il a choisi de vivre retiré à la campagne), sa méfiance même pour les sinécures professionnelles qui vous volent votre âme. Son travail poétique est constitué de cette exigence, avec les yeux grands ouverts sur cet enjeu (comme disait Soupault) dont trop peu d'écrivains ou de poètes gardent aujourd'hui le souci. Je crois qu'un récit comme L'Obscurité, qui figure aussi dans ce volume de la Pléiade, est emblématique de cette grandiose tradition.

Philippe Jaccottet, Œuvres. Préface de Fabio Pusterla. Edition établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon. Ed. Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade".

Calligraphie : haïku de Bashô.