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26/09/2019

Description d'un blanc

   En ce mois de septembre, pour l'amoureux des livres, la période est faste. Une pluie de nouveautés vient abreuver sa passion de la littérature. Impossible de tout lire, dans le temps qui nous est imparti. Il faut se laisser diriger par ses inclinations, et par le hasard que rien n'abolira. Également par les suppléments littéraires des journaux qui, tant bien que mal, tentent de proposer un vaste panorama. Les critiques ont beaucoup parlé par exemple de Soif (Albin Michel), d'Amélie Nothomb, roman plutôt "gonflé" dans lequel l'auteur fait parler le Christ lors de sa Passion. Le danger était de sombrer dans l'hérésie, ce qui n'a pas fait peur à Mlle Nothomb. Cela m'a rappelé que j'avais lu avant les vacances l'excellent livre d'un vrai théologien sur le même thème : Vie et destin de Jésus de Nazareth de Daniel Marguerat (au Seuil). Ce travail tout à fait passionnant, qui prend en compte les dernières découvertes sur la question, rétablira, je pense, un peu d'objectivité au milieu de tant de controverses millénaires. Je me suis senti attiré par ailleurs, toujours chez Albin Michel, par Le Guérisseur des Lumières, de Frédéric Gros, histoire romancée du magnétiseur du XVIIIe siècle Mesmer. Étonnant personnage dans une étonnante époque, héros singulier d'un monde étincelant, Mesmer mérite cet intérêt renouvelé pour avoir su réenchanter la vie, comme d'autres en ce siècle auquel le nôtre doit tant (à mon avis). Je voudrais signaler, pour conclure ce bref survol, le remarquable essai sur le Japon de Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, dans la collection Folio à deux euros. C'est un ouvrage particulièrement exquis, qui ravira les lecteurs, dans lequel celle qui fut une excellente traductrice de Murakami en français se remémore sa propre histoire parmi les livres de sa vie et les brumes de ses paysages intimes. Cette manière de magnifier, à travers l'humidité, la littérature mondiale et, surtout, japonaise, m'a transporté. 

   Je voudrais m'arrêter un peu plus longuement sur le roman de Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, paru aux éditions de Minuit. Après une suite de romans, ces dernières années, autour d'une figure féminine obsédante, nommée Marie, Toussaint repart, pour ainsi dire, à zéro. Il nous avait habitués, ce faisant, à des fictions romanesques confortables, écrites dans une belle langue presque "flaubertienne". Le voilà qui aujourd'hui se remet à prendre des risques, et renoue avec son inspiration originelle, faite de souffrance non dite et de nihilisme sans réponse. Nous n'avons certes plus affaire au jeune homme désœuvré de La Salle de bain. Les temps ont changé, sans doute. Désormais, le personnage principal, Jean Detrez, est un expert européen travaillant à Bruxelles. Spécialiste de prospective (discipline que nous décrit en détail Toussaint), il va être confronté à une cybercriminalité endémique, qui le mènera jusqu'en Chine, puis au Japon – deux lieux géographiques que Toussaint affectionne particulièrement. Dans cette quête de la vérité, il y a certes du suspens, mais, au final, ce qui importe au romancier, c'est de nous décrire le malaise existentiel de son personnage, quasiment son "effondrement" (pour reprendre un terme de Thomas Bernhard). Il suffit qu'on lui vole, devant ses yeux, son ordinateur (superbe scène, soit dit en passant), pour qu'une sorte de "blanc" s'instaure durablement dans son esprit, comme si en même temps on lui avait dérobé son âme, son disque dur biologique. Toussaint décrit ainsi un Jean Detrez incapable de prendre la parole devant une petite assemblée : "Il y eut un moment d'hésitation, puis un blanc, je ne parvenais pas à enchaîner. Je sombrais, je me noyais. J'étais debout en face du micro, et, le regard égaré, je ne parvenais pas à penser à autre chose qu'à l'ordinateur qu'on m'avait volé." C'est cette longue agonie d'un "cycle de désastres" personnels que nous narre dès lors Toussaint. Métaphore d'une Europe en perdition ? La figure du père, qui occupe cette partie du roman, semble le suggérer, lorsque Toussaint évoque par exemple de la manière suivante le vieil homme à l'article de la mort : "comme si l'Europe humaniste dont il avait porté haut l'idéal toute sa vie était en train de sombrer sous ses yeux". Revenu à Bruxelles, après son périple calamiteux, il ne restera plus à Jean Detrez qu'à aller se recueillir sur la dépouille paternelle ; il ressent de l'émotion, mais comme si ce n'était pas de lui-même qu'il s'agissait. Un sentiment étrange de schizophrénie l'atteint désormais. Quand l'heure des comptes arrive, l'ambiance n'est plus à la fête. C'est, me semble-t-il, une des leçons de ce très beau roman, qui laisse le lecteur sur une interrogation essentielle.

Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB. Éd. de Minuit, 17 €.  

27/08/2019

Mexique/Roman

   L'Amérique du Sud est un vivier artistique assez remarquable et très créatif, que ce soit pour le cinéma ou la littérature, et sans doute pour beaucoup d'autres disciplines également. Cet été, je suis par exemple allé au cinéma voir le magnifique film de l'Argentin Benjamin Naishtat, Rojo. Cela faisait longtemps que je n'avais été autant fasciné. Pour cette rentrée littéraire, j'ai décidé de m'intéresser à une œuvre de ces pays-là. Je savais que les éditions Métailié en publient beaucoup ; depuis 1979, date de leur création, c'est un peu leur spécialité, même si elles proposent par ailleurs des romans d'autres pays ou des ouvrages de sciences humaines. En regardant sur leur site ce qu'elles sortent pour cette rentrée, j'ai eu mon attention attirée par une notice de présentation assez intrigante à propos du livre d'un certain Daniel Saldaña Paris (né à Mexico en 1984), intitulé Parmi d'étranges victimes.

   Je dois dire que ce fut une bien belle lecture. Le personnage principal, le jeune Rodrigo, travaille dans un musée où il s'occupe de la communication. Il mène une vie parfaitement "pré-bureaucratique", comme il le dit, sans définir réellement ce qu'il entend par là. Mais nous le suivons avec une grande précision dans les événements très restreints de son quotidien, principalement l'observation d'une poule dans le terrain vague qui jouxte son immeuble. Cette poule prend une immense importance pour Rodrigo, jusqu'à la folie. Puis, à la suite d'une plaisanterie dont il est la victime, il est contraint de se marier à une femme "postmoderne" sans intérêt. Cette union ne troublera presque pas sa léthargie, et sera l'occasion pour lui de réfléchir sur ses rapports avec autrui : "Communiquer, admet-il, consiste précisément à éluder la sincérité pour parvenir à des accords." Son lien avec la communauté reste improbable. Une sorte d'attente métaphysique l'envahit complètement, et il pourrait tout doucement sombrer dans la schizophrénie, peut-être le suicide, s'il ne décidait finalement de partir pour une bourgade lointaine, où vit sa mère. Il y rencontrera l'amant de celle-ci, un universitaire en année sabbatique, ainsi qu'un gourou californien qui se révélera avoir une grande importance à la fois directe et indirecte dans la suite des événements. La deuxième partie du roman, après quelques développements sur un auteur fictif qui ressemble beaucoup à Arthur Cravan, fait preuve d'une grande inventivité et ne déçoit pas le lecteur. Daniel Saldaña Paris n'a pas son pareil pour nous décrire le monde sauvage du Mexique profond, et ses rituels plus ou moins traditionnels à base d'alcool et d'hypnose. Sera-ce là-bas la rédemption pour Rodrigo, voire la rencontre de l'amour ?

   Le roman de Daniel Saldaña Paris présente la logique d'un axiome mathématique. Nous connaissons déjà, dans la littérature, ce type de personnage qui, proche du nihilisme, sombre dans l'ennui et l'apathie. L'auteur sait évoquer cette précarité humaine, cette solitude individuelle avec componction, et beaucoup d'humour. Il est même quelquefois sur le point de se perdre volontairement dans l'abjection. Mais il ne s'arrête pas là, quelque chose le retient, comme une forme d'espoir qu'il faut aller chercher au fond de soi-même, pour se réconcilier peut-être avec le monde. Cette expérience a souvent été tentée en vain. Elle débouchait systématiquement sur l'échec. Ici, c'est un peu comme si, enfin, elle aboutissait. Le titre du roman est emprunté à un poème d'Arthur Cravan. Sans doute est-ce plus qu'un signe. La référence à un poète de cette génération est décisive, comme si l'avant-garde continuait, aujourd'hui, et offrait une réponse claire. Parmi d'étranges victimes est un roman superbement dirigé vers ce genre de solution radicale, comme si l'homme, de fait, n'avait qu'un seul choix : celui d'accéder véritablement à lui-même pour essayer tout simplement de vivre. 

Daniel Saldaña Paris, Parmi d'étranges victimes. Traduit de l'espagnol (Mexique) par Anne Proenza. Éd. Métailié, 20 €.