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23/02/2016

La planète cathodique

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   C'est à l'occasion d'un colloque tenu à Paris en 1997, et consacré très précisément à "Religion et média", que Jacques Derrida fit la communication qui est reprise dans ce bref volume sous le titre Surtout, pas de journalistes ! Le propos, improvisé, de Derrida consiste ici en une introduction générale, suivie de ses réponses à quelques questions de la salle. Le thème était vaste, et le philosophe n'en a pas esquivé la problématique, renvoyant en divers endroits à son ouvrage Foi et Savoir (le Seuil, 1996). Ce qui a retenu mon attention en premier lieu, dans ces quelques pages, c'est la manière dont Derrida aborde la religion, à travers l'exemple biblique bien connu d'Abraham à qui Dieu demande de sacrifier son fils unique. "Qu'est-ce que Dieu, s'interroge Derrida, a dû dire à Abraham ?"  Or, cela, nous ne le savons pas, car l'événement n'a pas été médiatisé. Tout est resté secret. Et c'est ce secret, selon Derrida, qui fait l'essence même des religions juive et musulmane, par opposition au christianisme (le Christ, rappelle Derrida, "aura été le premier journaliste ou nouvelliste, comme les évangélistes qui rapportent la bonne nouvelle"). Ainsi, la comparaison entre la propagation actuelle de l'information à l'échelle de la planète et le surgissement d'une religion médiatisée comme le christianisme apparaît à Derrida comme un point crucial : "Au cours d'une messe chrétienne, écrit-il, la chose même, l'événement se passe devant la caméra..." La "venue de la présence réelle" se produit en direct. La retransmission par les caméras de télévision vient d'ailleurs renforcer cet effet de réel religieux si spécifique. Médias et religion décuplent ici leurs forces spectaculaires. Derrida est bien sûr trop intelligent pour s'arrêter là. Néanmoins, il use d'un tel dispositif sans vraiment mettre en question, me semble-t-il, une vision plus complexe de la religion chrétienne. Sauf à un moment, où il est amené à parler de la foi, et à se demander quelle importance elle acquiert en philosophie (en philosophie plutôt que dans la religion). Derrida écrit en effet : "Que veut dire croire à la foi ?"  Nous arrivons ici au cœur du problème. Derrida va conserver une "équivoque" certaine face à cette formulation cruciale de la foi : "C'est parce que je crois que l'équivoque est indéniablement là. Nous sommes, je suis [Derrida emploie la première personne du singulier, pour bien montrer qu'il s'agit avant tout de son cas personnel à lui] dans l'équivoque." La religion, pour Derrida, possède un "rapport équivoque à la foi", et on sent donc très bien, à ce stade, ce qui empêche le philosophe d'avancer plus avant dans la comparaison religion/média. Ce n'est pas le moindre intérêt de cette petite conférence de nous faire toucher du doigt une aporie discursive, qui nous fait sortir de la philosophie et accéder au cas propre du penseur qui se met en jeu ici et maintenant.

Jacques Derrida, Surtout, pas de journalistes ! Éd. Galilée, 17 €.

Illustration : Eugenio Carmi