06/01/2014
L'ennui
Le philosophe Martin Heidegger est en ce moment au centre de l'actualité intellectuelle. La publication en France d'une traduction des Beiträge est un événement considérable. Cette traduction française a créé la polémique. Il lui est reproché de rendre illisible un texte pourtant plus accessible en langue originale. L'éditeur de Heidegger en France, Gallimard, jouit de fait d'un monopole éditorial sur l'œuvre du penseur allemand. Ce n'est certes pas une bonne chose. Je reviendrai sans doute sur ces Beiträge, une fois que j'en aurai pris connaissance. On annonce par ailleurs la publication de Cahiers noirs, qui démontreraient notamment l'antisémitisme de Heidegger. Je crois qu'il faut attendre d'avoir ce texte sous les yeux, qui sortira seulement au mois d'avril en Allemagne, pour émettre un jugement censé. Tout ceci aura le mérite de faire évoluer l'image d'un philosophe essentiel, mais souvent au cœur de polémiques complexes. Son importance, néanmoins, ne saurait être remise en question. Ainsi pour l'analyse de l'ennui.
Heidegger nous dit que l'ennui intervient lorsque le monde se refuse à l'homme. C'est le stade de l'ennui où "l'état d'être laissé vide est l'état, pour le Dasein, d'être livré à l'étant qui se refuse en entier." (Les Concepts fondamentaux de la métaphysique) Notre relation au monde et à nous-même est alors anéantie; nous n'avons plus prise sur rien. Nous tournons en rond. Le jeune homme falot et terne, antihéros désœuvré, tel que Flaubert l'a peint dans L'Education sentimentale, est la meilleure illustration, selon moi, de cette impression très contemporaine "d'être traîné en longueur... d'être laissé vide". Comme pour l'angoisse, Heidegger voit cependant dans l'ennui "l'émergence de possibilités que le Dasein pourrait avoir mais qui restent en friche". Mais alors, quand donc ces fameuses "possibilités" auront-elles lieu ? Notre temps n'est-il pas marqué plutôt par un accroissement continu de l'ennui ? Bien loin de nous permettre d'accomplir des réalisations satisfaisantes, ce temps n'est-il pas surtout destiné à nous faire sombrer dans une détresse de plus en plus irréversible ? Néanmoins, Heidegger, dans cette analyse à mes yeux évidemment cruciale, discerne et décrit très bien ce moment de paralysie occasionné par l'ennui. A nous peut-être, désormais, de le prendre comme un état définitif propre au désœuvrement, et d'en tirer les conséquences qui s'imposent...
10:43 Publié dans Philosophie | Tags : heidegger, beiträge, carnets noirs, l'ennui, les concepts fondamentaux de la métaphysique, flaubert, l'éducation sentimentale, angoisse, détresse, désoeuvrement | Lien permanent | Commentaires (0)
04/12/2013
Hors de l'être, hors du faire
Si jamais je venais à bout de ma lecture de Heidegger, je dirais sans doute, encore une fois, qu'en parlant de l'être de manière centrale, le philosophe a malgré tout soupçonné l'intérêt de se situer "hors de l'être". C'est une intuition que je ressens confusément chez lui, et qui irait d'abord de pair, me semble-t-il, avec "l'oubli de l'être" dont il est si souvent question dans ses textes, et qui ouvre d'ailleurs Etre et Temps. Dans Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger se tourne vers Nietzsche, pour concevoir avec lui un instant "l'être comme dernière fumée d'une réalité en train de s'évaporer". Cette approche paradoxale de l'être comme "comble du néant" ne sera à vrai dire jamais explicite dans l'œuvre de Heidegger, évidemment. A lire avec attention certains passages, j'ai cependant la conviction que cette idée demeure sous-jacente, sans doute jamais développée jusqu'à son terme, mais bien là, comme une perspective hors champ : "Nous séjournons dans le domaine de l'être sans être pour autant directement admis en lui, tels des apatrides dans leur patrie la plus propre, si toutefois nous sommes en droit d'appeler ainsi notre propre essence. Nous séjournons dans un domaine sans cesse sillonné par la lancée et le rejet de l'être." Reste à savoir, après cela, si ce "rejet de l'être", à peine esquissé par Heidegger, pourrait être ou non rapproché du désœuvrement intime qui conduirait le Dasein non seulement hors de l'être, mais aussi hors du "faire". Je serais tenté, on le sent, d'entrer dans cette pensée, quitte à poser encore et toujours la question du nihilisme.
10:44 Publié dans Philosophie | Tags : heidegger, oubli de l'être, les concepts fondamentaux de la métaphysique, néant, désoeuvrement, nihilisme, nietzsche | Lien permanent | Commentaires (0)