Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

13/07/2023

En hommage à Milan Kundera

L'écrivain Milan Kundera est mort mardi 11 juillet, laissant derrière lui une œuvre considérable, recueillie dans deux volumes de la Pléiade. Pour lui rendre un petit hommage parmi d'autres, je republie ici un article paru sur le site Causeur le 24 juillet 2021. Je m'y intéressais à l'un de ses plus beaux romans, L'Identité. 

 

L’Identité de Milan Kundera

 

 

Il y a des écrivains qui se donnent rarement à la première lecture. Il faut les relire, jusqu’à ce que le charme opère. Bien sûr, la première fois, on peut être ébahi, et même époustouflé, mais, pour les comprendre, il faut de la patience. C’est le cas, me semble-t-il, de Borges, de Claude Simon, et sans doute de Milan Kundera. Ce qui brouille un peu les cartes est que l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être a connu, depuis ce roman, un succès foudroyant auprès de la critique et des lecteurs. Sa discrétion dans les médias a fait le reste. Milan Kundera est un « grand silencieux », qui n’accepte pas de se montrer, de répondre aux interviews. Pourtant, quel autre romancier autant que lui aura essayé d’expliquer si soigneusement dans des essais l’essence même de son projet littéraire ? L’Art du roman ou Les Testaments trahis, entre autres, accompagnent la découverte de ses romans, et apportent certaines clefs nécessaires à leur compréhension, lorsque, pour le lecteur du XXIe siècle, la culture, ou tout simplement le recul, font défaut.

 

 

Le thème de l’identité du moi

 

Le roman est ainsi, pour Kundera, un moyen de comprendre ce qui vous arrive, « dans le piège qu’est devenu le monde », comme il l’écrit quelque part. L’être humain lutte pour survivre, mais, avant tout, il doit comprendre le sens de son combat. Et, pour cela, se connaître soi-même, découvrir quelle est sa véritable identité. Tous les romans de Kundera tournent autour de l’identité, comme thème majeur de ce genre littéraire, à une époque où le « moi » se liquéfie et tend à disparaître dans l’indifférenciation. N’oublions pas que Kundera a eu à lutter contre un régime politique des plus effrayants, le totalitarisme soviétique. Il sait de quoi il parle lorsqu’il présente l’homme en perte de soi-même, dans un environnement hostile, et, donc, effectivement, dans un véritable « piège ».

 

En 1997, Kundera publie un roman intitulé de manière significative et très belle L’Identité. Nous sommes dans la période française de l’auteur. Désormais, il écrit directement dans notre langue, et l’action se passe à Paris, dans un milieu relativement aisé. Kundera observe au microscope la vie d’un couple, Chantal et Jean-Marie, dont la relation paisible va connaître des perturbations imprévues. Kundera essaie de parler de l’un et de l’autre à égalité, mais c’est néanmoins la femme, Chantal, qui est le déclencheur de ce qui arrive. Elle constate, un jour, que les hommes ne se retournent plus sur elle dans la rue. Elle se sent vieillir d’un coup, en cette période de ménopause, et c’est le moment pour elle de se remettre en question.

 

Kundera repère avec la minutie d’un entomologiste les variations d’identité de son personnage féminin. Il parle même d’identité perdue, à un moment. Et c’est toujours à travers le regard de l’autre, ici celui de Jean-Marc, que cette identité de Chantal se dissout, se fragmente. Ainsi, Jean-Marc retrouve sa femme, après une journée de travail, à son bureau : « elle n’était plus la même que le matin », croit-il capter en la voyant. Kundera développe ici des remarques qu’on pourrait très bien qualifier de phénoménologiques : « Le matin, dans la salle de bains, il avait retrouvé l’être qu’il venait de perdre pendant la nuit et qui, en cette fin d’après-midi, s’altérait de nouveau sous ses yeux. » Il y a donc un « grossissement », dans la manière dont Chantal est décrite par Kundera, à travers la perception très sensible qu’en a Jean-Marc. Ce procédé, utilisé par Kundera durant tout le roman, rend de manière très forte l’intimité même de ce que cet homme et cette femme vivent dans leurs relations de couple.

 

 

Le viol comme fantasme

 

Kundera, narrateur omniscient, va même encore plus loin en dévoilant les pensées secrètes de ses deux protagonistes, et notamment celles de Chantal, ses « désirs inavoués ». Kundera excelle à mettre en scène l’impudeur fantasmatique de certaines situations, comme la rencontre non aboutie entre Chantal et l’homme qu’elle soupçonne de lui écrire des lettres d’amour anonymes : « Troublée, comme si elle marchait nue sous un manteau rouge, elle s’approche de lui, de l’espion de ses intimités... » Le lecteur a l’impression qu’un viol est sur le point d’être commis.

 

Cette scène m’en rappelle étrangement une autre, autobiographique celle-là, que Kundera rapporte, avec un certain courage dans l’aveu, dans un texte sur le peintre Francis Bacon, qu’il avait rédigé en 1977, et repris plus tard in extenso dans un autre article, toujours sur Bacon, intitulé « Le geste brutal du peintre » (ce dernier est publié au début du volume Une rencontre). Kundera y confie avoir éprouvé une véritable pulsion de viol, devant une jeune fille choquée et en pleurs, qui venait d’être interrogée par la police. Kundera attache une importance particulière à cette confidence intime, délibérément provocante, pour évoquer l’univers trouble et torturé du peintre Francis Bacon, dont l’œuvre a incontestablement à voir avec la dépersonnalisation et même la schizophrénie. Dans le passage de L’Identité, que j’ai cité à l’instant, l’idée d’une agression physique possible affleure comme une menace imminente, me semble-t-il. Elle ne se réalisera pourtant pas ‒ sauf, peut-être, à la toute fin du roman.

 

 

Le romanesque rêvé

 

Dans L’Identité, on ne sait précisément pas à quel moment on entre dans le rêve. Sans nul doute, le viol reste virtuel, il n’a lieu que dans l’imagination de Chantal ‒ de même que Kundera n’est pas passé à l’acte devant la jeune fille en détresse. Kundera, dans les dernières pages, prend alors la parole pour s’interroger : « Quel est le moment précis où le réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? » Comme si le roman était l’art de mélanger ces frontières floues, indicibles. L’Identité, en cela, me fait penser au si beau récit de Schnitzler, La Nouvelle rêvée, qui, de la même manière, mettait aux prises un homme et sa femme dans la Vienne du Dr Freud. Kundera, nous le savons, il s’en est expliqué en long et en large dans ses essais, est un grand héritier de cette tradition romanesque de la Mitteleuropa. Il y a puisé quantité de références qui, injectées à l’époque contemporaine, ont renouvelé l’espace romanesque, et lui ont conféré une sorte de liberté retrouvée. Cela sera, selon moi, le principal legs de Milan Kundera à l’art de son temps, et en particulier aux romanciers qui acceptent de le suivre peu ou prou sur cette voie (telle par exemple Leïla Slimani, qui a mis en exergue de son premier livre, Dans le jardin de l’ogre, une phrase de L’Insoutenable légèreté de l’être). Cette liberté, c’est ce dont témoigne, d’une manière si touchante, si vive, cette Identité, peut-être le roman de Kundera qui frôle le plus les confins de la folie, avec une économie de moyens qui fait toucher l’évidence.

 

 

Milan Kundera, L’Identité. Collection « Folio ».

 

05/10/2020

La fin du "Débat"

   

   Je lisais chaque numéro du Débat, la revue mythique de Pierre Nora éditée chez Gallimard. Je passais de longues heures à la bibliothèque à prendre connaissance de ses articles toujours bien étayés et à la pointe de la pensée actuelle. Je ne m'étais jamais abonné. Lorsqu'un thème m'intéressait particulièrement, j'achetais la revue. L'annonce de l'arrêt du Débat par Pierre Nora m'a fait un choc, incontestablement. Cet arrêt revêtait des significations multiples, comme si la revue, à force de critiquer les travers de notre société, s'en était finalement prise à elle-même et en avait tiré les conclusions. Pierre Nora a accompagné avec moult paroles cet enterrement de première classe, dont toute la presse a parlé. En lisant son éditorial dans ce dernier numéro du Débat, ainsi que les diverses interviews qu'il a données, notamment au Figaro et à Charlie Hebdo, quelque chose cependant me titillait et me laissait insatisfait.

 

Une succession possible ?

   Je me demandais d'abord si l'équipe dirigeante du Débat n'aurait pas pu organiser, depuis quelques années, sa succession. Pourquoi n'avoir pas choisi de passer le flambeau à une équipe plus jeune, que Nora, Gauchet et Pomian auraient formée à l'art délicat de confectionner une revue ? Nora donne des arguments, comme quoi la situation actuelle du Débat ne s'y prêtait pas. Il va jusqu'à écrire : "Le moment n'est-il pas venu, pour continuer ce type de travail, de trouver d'autres formes d'expression ?" Il ne dit pas lesquelles. D'autre part, il ne s'appesantit pas sur les éventuels repreneurs du Débat, comme si rien que le seul fait d'y penser lui faisait mal au cœur. Il déclare pourtant dans Charlie : "J'ai l'impression d'un retour à une volonté d'ouverture chez les jeunes historiens, à un désir de ne pas s'enfermer dans le discours universitaire." C'était à mon avis une idée à creuser, au lieu de dire : "Après moi, le déluge !" Il existe en France, parmi les jeunes chercheurs notamment, tout un potentiel de compétences qui ne demande qu'à s'exercer. Gallimard, mécène du Débat, n'aurait certainement pas refusé de continuer, avec une nouvelle génération d'agitateurs d'idées adoubés par Nora et Gauchet.

 

L'éloignement de l'idéal révolutionnaire

   Durant ces quarante années d'activité, Le Débat a mis au jour son intuition d'un changement de monde. De grands articles ont jalonné cette épopée, comme celui de Milan Kundera, au début des années 80, qui me semble très emblématique, "Un Occident kidnappé" (qu'on peut lire sur Internet librement). Pour les plumes du Débat, on se dirigeait vers une société complexe, dans laquelle l'idée de révolution avait perdu sa consistance. On arrive à la période de l'après Mai-68 et de ses désillusions, les avant-gardes se sont dissoutes dans l'air du temps, ces hédonistes années 70 empreintes de légèreté plus ou moins blâmable. Seul, ou presque, un Guy Debord restera fidèle à sa dénonciation de la "société spectaculaire-marchande". Quelques années plus tard, après avoir écrit un dernier livre, il constatera la sclérose idéologique des temps, et en tirera les conséquences de la manière que l'on sait.

   Dans ce dernier numéro du Débat, il y a un article de Marcel Gauchet sur l'individualisme, qui a spécialement retenu mon attention. Il y évoque, en conclusion, ce qu'il reste aujourd'hui de la révolution, après notamment l'épisode contemporain des Gilets jaunes, qui s'en sont réclamés sans d'ailleurs grande conviction, me semble-t-il. Gauchet tente une explication, sans y aller, pour ainsi dire, avec le dos de la cuiller : "La perspective révolutionnaire, commence-t-il, s'est évanouie avec le projet dûment élaboré d'une transformation totale de la société existante." Puis, Gauchet commente ainsi la présence résiduelle de la "posture critique" alternative, présente aux marges de la société : "Cette intransigeance impérieuse est le style commun de divers néo-gauchismes que l'on a vu fleurir au cours de la dernière période en renouvelant de vieilles causes [...]. Ces activismes allant jusqu'au fanatisme sont certes minoritaires [...]. Hors de toute militance, cette intolérance vindicative trouve son répondant quotidien dans l'ambiance de haine généralisée qu'exhalent les réseaux sociaux. [...] cet underground du ressentiment, de la proscription et du lynchage est là pour rappeler le dangereux cousinage des bons et des mauvais sentiments."

 

L'heure de la relève

   Plus loin, Marcel Gauchet pointe directement les Gilets jaunes, en leur associant l'expression terrible de "fondamentalisme démocratique sans compromis". C'est probablement bien trouvé, mais la charge est-elle juste ? Ne manquerait-t-elle pas de nuance ? Pour ma part, je n'ai participé à aucune manifestation des Gilets jaunes. En revanche, j'ai suivi chaque samedi, sur les chaînes d'info continue, leurs journées de manifestation, aux débordements incontrôlés. Le mouvement des Gilets jaunes, sans arrière-fond historique, sans références politiques compliquées, sans organisation cohérente, donnait lieu à des commentaires globalement neutres de la part des journalistes et des spécialistes invités. Ces derniers, formés à Sciences Po ou dans des universités de sociologie, bien au fait des stratégies révolutionnaires, avaient évidemment lu Debord (ils sont payés pour ça), mais aussi ce qui s'est écrit depuis. Comprendre les Gilets jaunes est possible, sans peut-être recourir à une prose polémique comme celle que Gauchet utilise, et dont j'ai donné un exemple.

   Ce que j'attends d'une revue, mélangeant "le goût de la tradition littéraire et des humanités, le sens des Lumières", comme le dit Pierre Nora dans Charlie, c'est qu'elle m'expose avec talent une situation plus ou moins complexe. Le Débat aurait pu poursuivre ce travail théorique, dans d'autres mains. Car si Le Débat arrête après ce dernier numéro, le débat, avec un d minuscule, lui, ne cessera jamais. Pour demeurer au chapitre des Gilets jaunes, évoquons simplement le film récent de David Dufresne, Un pays qui se tient sage. C'est au cinéma (peut-être la "nouvelle forme" dont parle Pierre Nora), une enquête documentaire axée sur les violences policières. Les images sont bien connues, mais soulèvent toujours l'émotion, trop facilement sans doute. Il appartiendra dans l'avenir à d'autres cinéastes, d'autres écrivains, historiens ou sociologues, etc., de proposer avec davantage d'objectivité des réflexions sur ce genre de phénomènes saillants que traversent nos sociétés. Le débat, donc, n'est pas mort, et la relève est prête. Vive le débat !

 

Le Débat, "40 ans". Numéro 210, mai-août 2020. Éd. Gallimard, 24 €.