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29/09/2014

L'antisémitisme de Heidegger ?

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   Que Heidegger ait été nazi, c'est ce qui avait été confirmé en 1987 par Victor Farias dans son ouvrage retentissant Heidegger et le nazisme. Un doute subsistait néanmoins quant à la profondeur de cet engagement du philosophe, et de ses véritables conséquences sur sa philosophie. Certains dès lors ont rejeté Heidegger, comme d'autres ont voulu l'absoudre — ces derniers affirmant qu'il n'avait jamais été antisémite. Or, c'est exactement ce que vient contredire la parution en Allemagne des Cahiers noirs, dont Heidegger avait décidé la publication posthume, et qui comportent certains passages à connotation plus qu'antisémite. L'événement est d'importance, car il pourrait de ce fait remettre complètement en cause la réception de l'œuvre de Heidegger parmi les philosophes, et en tout cas parmi ses lecteurs. Les Cahiers noirs seront bientôt publiés en français, mais déjà nous disposons du commentaire écrit par Peter Trawny (photo) à propos de cette affaire. Peter Trawny est le Directeur de l'Institut Martin Heidegger, et responsable de la publication en Allemagne des Cahiers noirs. Certains ont avancé qu'il n'allait pas, dans ce livre, jusqu'à condamner totalement Heidegger, qu'il essayait encore de le défendre en relativisant notamment la portée des fragments antisémites. Je ne suis pas de cet avis. Tout ce que cite et développe Peter Trawny est confondant, malheureusement. Il ne s'agit pas d'achever Heidegger ; mais un exposé objectif de ce qu'on trouve dans Les Cahiers noirs indique tout de suite le degré d'antisémitisme irrécupérable de sa pensée, qui en restera désormais marquée de manière indélébile. La philosophie de Heidegger s'inscrit à plein dans une certaine idéologie conservatrice de son époque. Elle apparaît bien comme un effort désespéré  de pérenniser cette idéologie, et de lui donner des fondements tangibles. De fait, ceci n'est pas vraiment une surprise pour ceux qui ont lu attentivement l'auteur de Sein und Zeit. Tout était écrit, dans différents textes, sous le langage technique de la philosophie, qu'il suffisait de décrypter. N'est-ce pas à quoi avait procédé un Jacques Derrida, par exemple, qui en 1987 avait fait paraître un livre majeur sur Heidegger, De l'esprit, sous-titré de manière fort significative : "Heidegger et la question" ? Je dirai pour conclure qu'on lira encore Heidegger dans l'avenir. Il fut, il reste toujours un "grand" philosophe. Mais sa pensée ne pourra plus être désormais pour quiconque une pierre de touche. C'est une pensée contaminée, qui accompagne l'écroulement d'un monde. Et ainsi que l'écrivait, à propos du concept d'esprit, non sans l'ambiguïté requise, Jacques Derrida dans le même livre, parlant de ce Heidegger-là : "Ce qu'il a fait ou écrit, lui, est-ce pire ? Où est le pire ? voilà peut-être la question de l'esprit."

Peter Trawny, Heidegger et l'antisémitisme. Sur les "Cahiers noirs". Traduit de l'allemand par Julia Christ et Jean-Claude Monod. Ed. du Seuil, 2014.

Jacques Derrida, De l'esprit. Heidegger et la question. Ed. Galilée, 1987.

20/09/2014

Heure de lecture

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   Probablement ne devrait-on pas lire les mêmes livres selon l'heure de la journée. Il y a par exemple une lecture du matin et une du soir, elles sont différentes. Si vous êtes comme moi, La Nouvelle Héloïse vous fera passer un charmant moment le matin, peu après le réveil. On a alors besoin, je crois, de douceur, et en tout cas d'une prose qui se déguste avec facilité et qui mette de bonne humeur. Le soir, il en va autrement, il nous faut davantage de viande faisandée pour combler l'appétit. Notre sensibilité est émoussée par les sensations de la journée, et si l'esprit n'est pas piqué par certaines épices, ce n'est pas la peine d'insister. Certes, cela reste au gré de chacun, mais voilà ce que ma propre expérience de lecteur m'a appris. J'encadre mon activité journalière souvent restreinte par ces deux moments studieux, abordés un peu comme le font les Indiens en matière de musique : un raga existe chez eux pour chaque heure, et l'oreille avertie des amateurs en reconnaît avec délectation tout l'à-propos.

Illustration : dessin de Magritte

11/09/2014

Thomas Pynchon

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   Un nouveau roman de Thomas Pynchon est toujours un événement. Romancier invisible des médias, citoyen à la biographie secrète, sa voix nous parvient d'une zone que nous avons du mal à déterminer. Dans le passé, de grands livres nous ont étonnés : en particulier Vente à la criée du Lot 49 (1966) et, surtout, L'Arc-en-ciel de la gravité (1973). Décryptage historique patient des signes d'un monde qui éclate en fragments, odyssée paranoïaque du postmoderne, le travail romanesque de Pynchon remet en cause le jeu des frontières acquises. Là est sa pertinente lucidité, qui le rend souvent insurpassable. Dans son dernier roman, Fonds perdus, qui paraît en cette rentrée, Pynchon aborde le temps présent, le début des années 2000, à travers d'une part le monde du Web (la bulle Internet), et d'autre part l'attentat du 11-septembre, deux séismes lourds de symptômes. Sa narration se fait pourtant légère, à l'image de sa sympathique héroïne, mère de famille new-yorkaise qui n'a pas froid aux yeux. Les personnages, souvent étranges, se multiplient, ainsi que les dialogues très enlevés, et il faut lire attentivement ce que nous raconte Pynchon pour comprendre ce qui se passe réellement dans cet univers que nous croyions nôtre, et qui nous échappe toujours, aliénés que nous sommes dans nos propres vies de consommateurs effrénés sous hypnose. Pynchon ne veut pour ainsi dire rien démontrer, là est sa grande force de moraliste. Il décrit les choses apparemment de façon tout à fait neutre, mais avec une logique particulière qui les rend susceptibles d'une interprétation, évidemment. Et comme dans la plupart de ses romans, la fin nous laisse ainsi sur une sorte d'indécision latente, un vague répit grâce auquel nous espérons peut-être reprendre souffle. Mais en vain ; nous savons qu'en dépit de cet "arrêt", la vie au dehors continue. Le roman aura été la possibilité salvatrice, vite disparue, d'une rémission, au milieu de la sauvagerie du monde.

PS. Voir l'article de Marc Weitzmann sur ce roman de Pynchon dans la revue Le Magazine littéraire de ce mois de septembre 2014 pour un éclairage qui m'a paru intéressant, au milieu du silence quasi complet de la critique.

Thomas Pynchon, Fonds perdus (Bleeding Edge). Traduit par Nicolas Richard. Editions du Seuil, "Fiction & Cie", 2014.

02/09/2014

Résistance au langage

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   Barthes parlait quelque part (1), avec une sorte de désinvolture, du "malaise" qu'il ressentait devant son propre discours, comme si l'écriture le portait malgré lui au-delà de ce qu'il aurait voulu, vers l'affirmation d'une vérité ("c'est le langage qui est assertif", écrit-il). Il ressentait ici sans doute la violence du langage, dont il pensait néanmoins ne pas pouvoir sortir, ne cherchant d'ailleurs pas à s'en donner les moyens, essayant tout au plus, avec résignation, de contourner par des effets de style ce mal pour lui inhérent. Malgré cette conscience qu'il en avait, Barthes n'a jamais tenté — il n'était pas romancier, ni poète, ni philosophe — de désamorcer de l'intérieur ce terrorisme du discours. A-t-il cependant pressenti que cette tâche était accomplie par d'autres, et qu'en tout cas elle était vitale pour eux ? Et que là était peut-être un trait majeur de la critique postmoderne : se libérer enfin ?

(1) Dans Roland Barthes par Roland Barthes (Le Seuil, 1975), le fragment intitulé "Vérité et assertion".