Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/02/2015

Forqueray sous les doigts de Gustav Leonhardt

forqueray jean baptiste antoine.jpg

   La revue Diapason a ce mois-ci l'excellente idée de nous offrir le dernier enregistrement du claveciniste Gustav Leonhardt, disparu en 2012, qu'il avait consacré à Forqueray. Cet album était paru en 2005, mais de manière confidentielle chez EMR, label russe très mal distribué. Rares étaient les amateurs qui avaient pu se le procurer. Leonhardt y jouait un instrument Hemsch de 1751, clavecin exceptionnel de facture française, qui se trouve actuellement en Belgique, au château de Flawinne. Le résultat est somptueux, et a produit sur moi la même révélation que lorsque j'avais entendu pour la première fois le même Leonhardt dans les sonates de Scarlatti.

   Il faut savoir qu'il y eut deux Forqueray, le père (Antoine, 1671-1745) et le fils (Jean-Baptiste, 1699-1782). Les pièces que nous écoutons là furent écrites par le père pour la viole de gambe. Les transcriptions pour le clavecin effectuées par le fils leur permirent de trouver un public d'amateurs enthousiastes, malgré leur relative difficulté. Forqueray le père, à la viole, avait la réputation de "jouer comme un Diable", allusion à sa redoutable virtuosité.

   A travers ces délicats morceaux de musique, c'est tout un monde qui réapparaît. Ce temps était béni pour les arts — Antoine Forqueray fut nommé dès 1689 "Ordinaire de la Musique de la Chambre du Roi". C'est peut-être Rousseau qui, dans un passage de La Nouvelle Héloïse, exprime le mieux cette douceur, ces instants de poésie et de sensibilité qui ne reviendront jamais : "Tu chantais avec assez de négligence ; je n'en faisais pas de même ; et, comme j'avais une main appuyée sur le clavecin, au moment le plus pathétique et où j'étais moi-même émue, il appliqua sur cette main un baiser que je sentis sur mon cœur."

Diapason n° 632, février 2015 (7,50 €). Le CD est vendu à l'intérieur de la revue.

Illustration : Jean-Baptiste Forqueray

20/09/2014

Heure de lecture

lectrice.jpg

   Probablement ne devrait-on pas lire les mêmes livres selon l'heure de la journée. Il y a par exemple une lecture du matin et une du soir, elles sont différentes. Si vous êtes comme moi, La Nouvelle Héloïse vous fera passer un charmant moment le matin, peu après le réveil. On a alors besoin, je crois, de douceur, et en tout cas d'une prose qui se déguste avec facilité et qui mette de bonne humeur. Le soir, il en va autrement, il nous faut davantage de viande faisandée pour combler l'appétit. Notre sensibilité est émoussée par les sensations de la journée, et si l'esprit n'est pas piqué par certaines épices, ce n'est pas la peine d'insister. Certes, cela reste au gré de chacun, mais voilà ce que ma propre expérience de lecteur m'a appris. J'encadre mon activité journalière souvent restreinte par ces deux moments studieux, abordés un peu comme le font les Indiens en matière de musique : un raga existe chez eux pour chaque heure, et l'oreille avertie des amateurs en reconnaît avec délectation tout l'à-propos.

Illustration : dessin de Magritte

23/08/2014

Le roman par lettres

nouvelle héloïse.jpg

   Il y a dans le roman par lettres une forme de pluralité extrême, surtout lorsque c'est aussi réussi, selon moi, que dans une œuvre comme La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Derrida faisait remarquer dans son Séminaire qu'une narration telle que Robinson Crusoé exprimait la faculté d'appropriation du sujet : Robinson veut d'abord se rendre maître de l'île sur laquelle il a échoué, puis, en relatant ses aventures par écrit, s'en rendre possesseur par l'imaginaire. Le point de vue est ici unifié, unique, sans contrepoint. A l'inverse, dans les romans par lettres, les perspectives se chevauchent, le sens n'est jamais donné une fois pour toutes. Les personnages sont comme expropriés d'eux-mêmes. C'est par exemple, dans La Nouvelle Héloïse, ce qui arrive lorsque la mère de Julie découvre la correspondance amoureuse de celle-ci. Les répercussions accidentelles de cet événement seront considérables pour les deux femmes, sans jamais pourtant être avérées à leurs yeux. Ces événements les dépassent. C'est aussi, très subtilement, inscrivant une temporalité et une mémoire dans la dramaturgie du roman, l'épisode où Julie cite à Saint-Preux le passage d'une de ses lettres plus anciennes (cf. 3ème partie, Lettre XVIII). Le récit de Rousseau joue sur la nostalgie du passé comme élément de décomposition. Le lecteur ressent cette impression d'éparpillement, d'altération dans la complexité des caractères. Nous savons que Robinson Crusoé va s'échapper de son île, mais dans La Nouvelle Héloïse nous ignorons tout du destin de Julie avant d'avoir lu la fin de l'histoire. Les multiples voix présentes dans le roman par lettres, quand le procédé du moins est poussé jusqu'au bout, c'est-à-dire orienté vers le réalisme, forment des constellations particulièrement modernes qui parlent à notre sensibilité de manière toujours plus inédite.

Illustration : gravure pour La Nouvelle Héloïse.

20/04/2014

L'attente de Pâques

pialat.jpg

   Entre la Passion et la Résurrection, il y a le Samedi Saint où tout est silence, éternelle attente. C'est le jour du grand Néant, jour de la mort infinie, où plus rien n'est dit, où tout est interrogation et désespoir. Ce jour annonce Pâques, mais Pâques n'est pas encore là. Et quand Pâques enfin surgit, comme une délivrance de la parole, le jour blanc qui l'a précédé retombe de lui-même, vaincu par une affirmation plus puissante que lui. Mais est-ce vraiment le cas ? Les exemples que j'utilise, dans le texte qui suit, tournent autour de la résurrection, mais sont  néanmoins imprégnés d'un esprit de défaite dont je trouve l'origine dans le nihilisme contemporain. A chacun de se faire sa propre idée. On réagit tous très différemment à "l'arrêt de mort" du Samedi Saint.

      Les pages les plus émouvantes de La Nouvelle Héloïse sont sans conteste celles relatant les derniers moments et la mort de Julie. C'est Wolmar, le vieux mari, qui s'en acquitte pour Saint-Preux, désormais muet et retenu au loin. Wolmar emploie dans cette lettre une apostrophe assez étonnante adressée à l'amant de sa femme, quand il en arrive au moment où celle-ci trépasse : "Adorateur de Dieu, Julie n'était plus..." On pourrait, me semble-t-il, renverser la formule et dire, avec peut-être plus de véracité : Adorateur de Julie, Dieu n'était plus... La mort de Julie est en effet la fin du monde pour eux tous, l'arrivée du chaos, et même de la folie pour son amie Claire — qui essaiera de se ressaisir cependant, sans y parvenir tout à fait, comme le montre l'ultime lettre du roman. Le trouble est d'ailleurs si grand, parmi la famille et les domestiques, qu'une rumeur finit par circuler et prendre de l'ampleur, selon laquelle Julie serait soudainement revenue à la vie. "Il fallait qu'elle ressuscitât, écrit Wolmar, pour me donner l'horreur de la perdre une seconde fois." Lui-même du reste y croit un instant, et le lecteur aussi, qui a eu le temps de s'attacher à cette très belle héroïne, devenue presque une sainte. Les romanciers, je l'ai remarqué, hésitent souvent à faire ressusciter leurs personnages (heureusement, d'ailleurs...). Blanchot, dans L'Arrêt de mort, ouvre une simple parenthèse pour décrire le malaise indicible du bref retour à la vie de J., avant qu'elle ne meure, cette fois pour toujours. Le cinéma, lui, et c'est dans la nature même de cet art de l'illusion et de la lumière, n'a jamais hésité pour sa part à faire ce pas de plus. Alors que Bernanos, dans Sous le soleil de Satan, laissait vains les efforts de l'abbé Donissan auprès du garçonnet mort, le cinéaste Maurice Pialat (photo), dans l'adaptation tirée du livre, a filmé le petit enfant revenant à la vie dans les bras de sa mère. Dans l'expérience vécue de chacun, je crois que nous ressentons également quelque chose de trouble : devant le cadavre d'un être cher, qui n'a jamais espéré et craint qu'il se réveille soudain, et, à bout de forces, souhaité finalement que non ?

13/04/2014

Le petit Marcellin

cy twombly dessin.jpg

   Dans La Nouvelle Héloïse, le dénouement tragique est provoqué par le fils de Julie. En tombant dans l'eau sous ses yeux (pour être sûr qu'elle le sauve ?), celui-ci devient la cause directe de la mort de sa mère. Certes, l'enfant ne l'a sans doute pas vraiment fait exprès, même si la psychanalyse nous dirait que quelque pulsion inconsciente, propre aux relations mère-fils, a pu se trouver à l'origine de l'accident. On peut aussi imaginer que, par la suite, la vie entière du petit garçon sera tourmentée par cet événement traumatisant, fondateur pour lui. Il se sentira éternellement coupable, et même se considérera quasiment comme le meurtrier de sa mère : je crois que, s'il avait écrit ce roman à notre époque, Rousseau aurait sans doute insisté sur cet aspect souterrain de l'âme enfantine, et décrit en détail les affres du petit Marcellin.

Illustration : Cy Twombly