Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

21/06/2021

Alan Vega, punk ultime

 

Quand Alan Vega est mort, le 16 juillet 2016, les médias, dont Libération, sont revenus de manière détaillée sur son étrange carrière. À l’origine plasticien à New York, Vega s’était rapidement tourné vers la musique. Dès la fin des années 60, il entend parler du mot « punk », et est l’un des premiers à s’engager dans ce qui deviendra une nouvelle et excessive avant-garde. En 1971, Vega crée avec son acolyte Martin Rev le mythique groupe Suicide.

 

Dans son très exhaustif ouvrage sur le punk (No future, Une histoire du punk, éd. Perrin, 2017), Caroline de Kergariou retrace les débuts de Suicide, et rapporte quelques propos rétrospectifs de Vega sur cette aventure artistique si grandement subversive : « Même les punks n’aimaient pas Suicide, se souvenait Alan Vega. Nous étions les punks ultimes puisque même les punks nous haïssaient. »

 

Je pensais à tout cela en écoutant Mutator, un nouveau CD sorti récemment, qui reprend des vieilles bandes de studio enregistrées par Vega entre 1995 et 1997. La pochette du disque, hélas, ne donne quasiment aucune indication sur la manière dont le chanteur-compositeur a travaillé. Elle ne donne pas non plus le texte des « chansons » ‒ mais faut-il appeler cela des chansons ?

 

Les premières secondes, on a l’impression d’une inspiration « gothique », puis la musique prend un caractère planant. C’est du « protopunk » authentique, un son typiquement urbain, avec des bruits récupérés par Alan Vega lui-même au fil de ses inspirations. L’ensemble fait passer une impression d’inquiétude, de détresse énorme, de dépression.

 

Un morceau s’intitule « Psalm 68 ». Cela veut-il dire que Vega a repris les paroles de ce psaume, l’un des plus désespérés ? « Sauve-moi, ô Dieu, car les eaux / me sont entrées jusqu’à l’âme. / J’enfonce dans la bourbe du gouffre, / et rien qui tienne ; / je suis entré dans l’abîme des eaux / et le flot me submerge... » J’ignore en fait si Vega a utilisé le texte du psaume dans son morceau.

 

Il me semble qu’Alan Vega, icône underground du punk digital, est avant tout un artiste nihiliste, s’affirmant comme tel. Il prolonge une sorte de dissémination, pour reprendre le terme de Jacques Derrida. Cela signifie, selon moi, que son parcours ‒ comme, mettons, celui de Lautréamont ‒ s’éloigne peu à peu du logos originel, pour se perdre, mais de manière sublime, dans une forme d’expression errante, désolée, qui aurait aboli tout repère. C’est aussi cela, peut-être, que nous dit cette reprise du psaume 68.

 

Il faut donc écouter Mutator en étant convaincu que cette musique est une illustration parfaite des temps actuels, une tentative d’enserrer en quelques sons protopunks l’essence de notre actualité factice. C’est une musique mystérieuse, qui arrive comme à la fin de l’histoire, et qui renoue en même temps, en quelque sorte, avec les rythmes primitifs, ceux des Pygmées par exemple, que j’aime tant. Vega aura bouclé la boucle, et c’est pourquoi il est tellement nécessaire.

 

Alan Vega, Mutator. Sacred Bones Records.

16/06/2017

Le punk, avant-garde apocalyptique

   Né vers la fin des années 70, le mouvement punk condense toutes les contradictions de nos sociétés spectaculaires-marchandes. Dans un épais ouvrage historique, qui fait le tour de la question, Caroline de Kergariou retrace cette anti-épopée musicale, qui a d'ailleurs influencé bien d'autres domaines de l'art et de la culture (en particulier une certaine littérature) jusqu'à aujourd'hui. D'où l'intérêt de ce travail quasi exhaustif, pour qui s'intéresse aux avant-gardes, de leur naissance à leur héritage éparpillé. Le punk connaît un point d'intensité fulgurant en juin 1977, éclatant en plein cœur de la scène internationale. La musique des Sex Pistols se veut avant tout "chaos", comme un long cri de révolte. Caroline de Kergariou décrit avec précision comment cette déflagration artistique arrive au jour. Il y a incontestablement une filiation avant-gardiste, en provenance peut-être du dadaïsme puis du surréalisme, mais aussi de la pensée situationniste qui marque la contre-culture de l'époque. Il y a surtout le contexte économique, avec les premiers symptômes de la crise qui commence (même si la plupart des musiciens punks ne sont pas issus de milieux populaires, contrairement à ce que laisse entendre une légende trop répandue). Cela crée une osmose favorable à des manifestations extrêmes de l'art, prônant une forme radicale, un nihilisme exacerbé. Une pléthore de groupes musicaux va se constituer pendant quelques années, dont Caroline de Kergariou retrace les aventures sur tous les continents. Elle le fait avec la bonne distance, entre ironie et sérieux sociologique, dans un style remarquable, notons-le, qui fait passer avec élégance bien des exagérations propres à une époque qui en fut friande. Elle a raison de souligner le "dandysme" des punks, ainsi que "le potentiel toujours vivant de protestation et de contestation qui est attaché au mouvement".  Nihiliste, ce mouvement punk le fut et l'est resté jusqu'à nos jours, dans ses derniers soubresauts, avec aussi "la conviction profonde, comme l'écrit Caroline de Kergariou, qu'il est inutile, voire vain, de chercher à changer le monde". En ceci, ne pourrait-on pas dire que le punk est toujours en phase avec notre temps et donc toujours aussi moderne ? 

Caroline de Kergariou. No Future. Une histoire du punk, 1974-2017. Éd. Perrin. 27 €.