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26/10/2019

Modiano ou l'amnésie de l'être

   Avant la parution de ce nouvel opus de Patrick Modiano, j'avais tenté de combler mes lacunes, en lisant quelques-uns de ses romans que je n'avais pas encore lus. Je dois dire que la tâche fut agréable, et même étonnante : je ne sais si cela est dû à mon âge, mais j'ai éprouvé comme une forme d'addiction à cet univers si particulier. Une écriture simple, allusive, est là au service d'une profondeur incommensurable pour décrire certains rapports humains, en particulier dans la dimension du souvenir et de la mémoire. Une part de son passé échappe au héros de Modiano, si bien qu'il doit se faire enquêteur pour pallier cette amnésie. Rue des Boutiques Obscures, prix Goncourt en 1978, est emblématique de cette œuvre, où le personnage principal était un détective privé. Depuis, Modiano a raffiné sa méthode. On dit souvent qu'il écrit toujours le même roman ; je ne crois pas. Ses thèmes demeurent, certes, mais il les raffine, les peaufine. C'est pourquoi je recommande très fortement de lire Encre sympathique, qui vient de paraître. Un homme essaie vainement, depuis plusieurs décennies, de résoudre le mystère de la disparition d'une jeune femme, Noëlle Lefebvre. Il s'agit de quelqu'un qui a priori lui est étranger, et pourtant il sent que c'est une partie de son passé qui se joue là : "je me faisais l'effet d'un amnésique", se dit-il. Et plus loin, encore : "je finissais par croire que j'étais à la recherche d'un chaînon manquant de ma vie". Tout à la quête de cette femme disparue, il croit "entendre une voix qui vous appelle de très loin". C'est cela qui est bouleversant dans cette histoire, la reconnaissance de l'autre comme part essentielle de sa propre vie. Modiano, en quelque cent quarante pages, arrive à nous faire pressentir ce sentiment ambigu, enfoui, secret, cette nécessité de lutter contre l'oubli de soi-même. Paradoxe ultime d'Encre sympathique, c'est à Rome, "ville de l'oubli", que le mystère va se révéler au lecteur attentif, qui gardera de ce morceau extraordinaire de littérature une impression durable et captivante.

Patrick Modiano, Encre sympathique. Éd. Gallimard, 16 €.

23/08/2014

Le roman par lettres

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   Il y a dans le roman par lettres une forme de pluralité extrême, surtout lorsque c'est aussi réussi, selon moi, que dans une œuvre comme La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Derrida faisait remarquer dans son Séminaire qu'une narration telle que Robinson Crusoé exprimait la faculté d'appropriation du sujet : Robinson veut d'abord se rendre maître de l'île sur laquelle il a échoué, puis, en relatant ses aventures par écrit, s'en rendre possesseur par l'imaginaire. Le point de vue est ici unifié, unique, sans contrepoint. A l'inverse, dans les romans par lettres, les perspectives se chevauchent, le sens n'est jamais donné une fois pour toutes. Les personnages sont comme expropriés d'eux-mêmes. C'est par exemple, dans La Nouvelle Héloïse, ce qui arrive lorsque la mère de Julie découvre la correspondance amoureuse de celle-ci. Les répercussions accidentelles de cet événement seront considérables pour les deux femmes, sans jamais pourtant être avérées à leurs yeux. Ces événements les dépassent. C'est aussi, très subtilement, inscrivant une temporalité et une mémoire dans la dramaturgie du roman, l'épisode où Julie cite à Saint-Preux le passage d'une de ses lettres plus anciennes (cf. 3ème partie, Lettre XVIII). Le récit de Rousseau joue sur la nostalgie du passé comme élément de décomposition. Le lecteur ressent cette impression d'éparpillement, d'altération dans la complexité des caractères. Nous savons que Robinson Crusoé va s'échapper de son île, mais dans La Nouvelle Héloïse nous ignorons tout du destin de Julie avant d'avoir lu la fin de l'histoire. Les multiples voix présentes dans le roman par lettres, quand le procédé du moins est poussé jusqu'au bout, c'est-à-dire orienté vers le réalisme, forment des constellations particulièrement modernes qui parlent à notre sensibilité de manière toujours plus inédite.

Illustration : gravure pour La Nouvelle Héloïse.