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26/05/2020

Littérature et gastronomie

 

L'exemple de Sénèque

   Le confinement a cloué les Français chez eux, ne leur laissant presque pour seule occupation ludique que la cuisine. Nous n'avons pas souffert d'une pénurie de ravitaillement, et nous avions encore la liberté d'aller chez nos fournisseurs habituels faire nos courses. C'était le minimum vital, et beaucoup en ont profité pour approfondir, à leur façon, l'art culinaire. Bref, nous avons pris du poids, et avec le déconfinement est arrivé tout naturellement l'heure de la diète, afin de perdre les kilos superflus que deux mois d'inactivité nous avaient légués.

   Dans une de ses Lettres à Lucilius, Sénèque se moque gentiment de son correspondant à propos de l'importance trop grande qu'il accorde à la nourriture. Au moment de mourir, c'est-à-dire, puisqu'il s'agit de Sénèque, au moment de se suicider, il ne faudra rien regretter, y compris les banquets quotidiens, source sans doute d'un plaisir très vif pour Lucilius. Sénèque a en quelque sorte percé son ami à jour, et lui fait cette ironique leçon de morale : "Avoue-le, écrit Sénèque, ce n'est pas la haute politique, ce ne sont pas les affaires, ce n'est pas l'observation même de la nature qui t'inspirent du regret, te rendent si lent à mourir : tu t'en vas le cœur gros du marché aux vivres, que tu as vidé." Pour apprécier ce trait, il faut lire la note du traducteur qui nous apprend que, dans la bonne société romaine, les gourmets allaient eux-mêmes faire leurs emplettes. En somme, Sénèque insinue que Lucilius aura non seulement "dévalisé", comme on dit, les boutiques pour pouvoir consommer des mets raffinés, tel un illustre gourmand, mais qu'il aura préféré cette passion à la sagesse stoïcienne – et donc au suicide, évoqué par Sénèque dans ces pages. 

 

Ryoko Sekiguchi

   Je ne lis pas souvent des livres sur la gastronomie, mais je suis, dans la vie quotidienne, plutôt comme Lucilius : j'aime manger de bonnes choses. Lorsque, dans un roman, l'auteur évoque la nourriture, je suis toujours intéressé. Aussi, ai-je été récemment tenté par la lecture d'un court essai de l'écrivain japonaise francophone Ryoko Sekiguchi, paru dans la collection "Folio". Le titre ne me disait rien, Nagori, mais le sous-titre, très japonais, était plus explicite : "La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter". On sent tout de suite que l'auteur va nous faire prendre un chemin où littérature et gastronomie seront étroitement liées. 

   Fille d'une cuisinière japonaise, Ryoko Sekiguchi est née à Tokyo en 1970. Lors de ses études, elle est amenée à choisir le français par amour pour l'art culinaire de notre pays. Elle a étudié à la Sorbonne l'histoire de l'art, et la plupart de ses livres ont été directement écrits en français. En février dernier, elle publiait chez Bayard La Terre est une marmite, au titre évocateur. Nagori, quant à lui, date de 2018. Lors de cette première parution, beaucoup de critiques avaient salué la performance, dont le célèbre François Simon, journaliste gastronomique dont on ne voit jamais le visage dans les médias.

   Le mot "nagori" désigne en japonais une saison qui est passée, et dont quelques rares traces demeurent, comme un souvenir évanescent. Ce thème, d'une grande richesse, permet à Ryoko Sekiguchi d'entrelacer diverses considérations sur ce que nous mangeons à telle ou telle période de l'année, mais aussi de filer la métaphore sur la nostalgie et le regret. Se nourrir redevient avec elle une expérience de l'intime, qui ouvre sur des sensations ou des sentiments oubliés, perdus. Comment arrive-t-on à se rapprocher de ce qui s'enfuit ? "Nagori" est la dernière saison, qui ne reviendra plus, du moins le croit-on. 

   Lorsque nous savourons un plat complexe, manger peut être ressenti comme une quête spirituelle, ainsi que le montre l'auteur, par exemple dans cet extrait : "Parfois, c'est l'imagination d'un goût inconnu qui fait le détour par un ingrédient, ou qui initie une aventure odysséenne avec un produit fermenté. Faire se rencontrer une vie et une autre, c'est les promettre toutes deux à une vie nouvelle. Deux vies qui ont connu des temporalités, des âges et des saisons différentes se retrouvent sur un même plan, et deviennent capables de vivre une autre vie, une fois assimilés."

   Le petit livre de Ryoko Sekiguchi est rempli de ce genre de pépite. À lire délicatement et délicieusement...

 

Ryoko Sekiguchi, Nagori, "La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter". Éd. Gallimard, collection "Folio". – Sénèque, Lettres à Lucilius. Lettre n° 77. Éd. Laffont, collection "Bouquins". 

28/10/2014

Aristote et la question de l'oisiveté

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   Il faudrait relire ce qu'écrivait le père Rapin, au XVIIe siècle, à propos de la réception en Europe de la pensée d'Aristote, son passage notamment chez les philosophes arabes, son éclosion à l'époque de saint Thomas d'Aquin parmi les savants : on aurait alors une idée assez exacte de l'importance du Stagirite à travers l'histoire comme fondement principal de la philosophie. Alors que paraissent deux recueils de ses œuvres complètes, l'un en Pléiade avec de nouvelles traductions, l'autre chez Flammarion, c'est le moment de s'interroger sur une question à mes yeux essentielle posée par Aristote dans son Éthique de Nicomaque : la question du "propre" de l'homme dans ses relations avec le désœuvrement.

   Aristote se demandait, à propos du bonheur, ce qui caractérisait avant tout l'homme, et si plus particulièrement "la nature aurait fait de celui-ci un oisif ?" (Éthique de Nicomaque, I, VII, 11). Le recours au concept d'oisiveté remet les choses bien à plat, et c'est sans doute pourquoi ce passage frappe autant certains commentateurs (dont par exemple le philosophe Giorgio Agamben). On voit très bien en effet que la pensée qui se déploie ici trouve son fondement dans ce qui en manque terriblement. Le paradoxe veut que c'est pour cette raison qu'elle sera si efficace. Le désœuvrement pousse la question dans ses derniers retranchements : de cette surface indéterminée naît ce qui fait le propre de l'homme. La réponse, inscrite dans le droit fil de cette Éthique de Nicomaque, nous ramène vers "l'activité de l'âme", et sa propension au Bien et au Beau. Rappelons que le propos d'Aristote est de nous parler du bonheur. C'est un "métier" d'être heureux, une occupation constante de notre âme qui, travaillant à la Vertu, permet à l'homme désœuvré de contempler le cosmos. Il y a peut-être une réserve à apporter à ce si parfait scénario, et c'est Aristote lui-même qui l'évoque dans l'un des derniers chapitres : "Une telle existence, toutefois, pourrait être au-dessus de la condition humaine." (X, VII, 8) Ce qu'Aristote croyait encore possible, devenir des dieux, ne l'est plus, après seulement quelque deux millénaires de civilisation. L'histoire nous a montré quels périls étaient attachés à cette présomption. Le "travail" intime en vue d'une Vertu supérieure a été mis à mal par une nécessité pour l'homme de songer d'abord à survivre au rythme des révolutions dans le temps. Aujourd'hui, il est de fait presque interdit à l'être humain de prendre le loisir de penser à son âme, en tout cas de se tourner, même brièvement, vers un tel processus de désœuvrement ou d'oisiveté. Quand nous lisons désormais l'Éthique de Nicomaque, une immense nostalgie ne peut que nous saisir, et l'on se dit alors : tout aurait dû être si bien...

Parutions : Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin. Éd. Flammarion, 69 €. Du même, Œuvres, sous la direction de Richard Bodéüs. Traductions nouvelles. Éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 61 €.

J'ai utilisé dans la note ci-dessus la traduction de l'Éthique de Nicomaque de Jean Voilquin, éd. de poche GF Flammarion.

23/08/2014

Le roman par lettres

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   Il y a dans le roman par lettres une forme de pluralité extrême, surtout lorsque c'est aussi réussi, selon moi, que dans une œuvre comme La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Derrida faisait remarquer dans son Séminaire qu'une narration telle que Robinson Crusoé exprimait la faculté d'appropriation du sujet : Robinson veut d'abord se rendre maître de l'île sur laquelle il a échoué, puis, en relatant ses aventures par écrit, s'en rendre possesseur par l'imaginaire. Le point de vue est ici unifié, unique, sans contrepoint. A l'inverse, dans les romans par lettres, les perspectives se chevauchent, le sens n'est jamais donné une fois pour toutes. Les personnages sont comme expropriés d'eux-mêmes. C'est par exemple, dans La Nouvelle Héloïse, ce qui arrive lorsque la mère de Julie découvre la correspondance amoureuse de celle-ci. Les répercussions accidentelles de cet événement seront considérables pour les deux femmes, sans jamais pourtant être avérées à leurs yeux. Ces événements les dépassent. C'est aussi, très subtilement, inscrivant une temporalité et une mémoire dans la dramaturgie du roman, l'épisode où Julie cite à Saint-Preux le passage d'une de ses lettres plus anciennes (cf. 3ème partie, Lettre XVIII). Le récit de Rousseau joue sur la nostalgie du passé comme élément de décomposition. Le lecteur ressent cette impression d'éparpillement, d'altération dans la complexité des caractères. Nous savons que Robinson Crusoé va s'échapper de son île, mais dans La Nouvelle Héloïse nous ignorons tout du destin de Julie avant d'avoir lu la fin de l'histoire. Les multiples voix présentes dans le roman par lettres, quand le procédé du moins est poussé jusqu'au bout, c'est-à-dire orienté vers le réalisme, forment des constellations particulièrement modernes qui parlent à notre sensibilité de manière toujours plus inédite.

Illustration : gravure pour La Nouvelle Héloïse.

07/04/2014

Pensées éparses

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• Kundera, dans Les Testaments trahis, se place historiquement à l'origine de la modernité ("je fais partie de quelque chose qui n'est déjà plus", écrit-il). Voilà un joli tour de passe-passe. Il se trouve bien parmi Kafka, Broch et les autres, mais sans considérer ce qui est venu après eux. D'ailleurs, Kundera se reconnaît comme un néoclassique, en somme. D'où son éloge de Stravinsky, très révélateur. C'est comme si Kundera avait en fait à nous tenir des propos, non pas d'aujourd'hui mais d'hier.

Le besoin de répit : celui-ci peut être si constant et si obsédant, dans le monde où nous vivons, qu'il en devient tout naturellement oisiveté, puis désœuvrement. C'est alors que la pensée la plus fine, la plus dérangeante commence, sans jamais cesser.

• Je me compte parmi les déçus de la métaphysique.

• "Le suicide qui me convient le mieux est manifestement la vie." (Imre Kertész, Journal de Galère)

La pensée d'être un grand malade, si exagérée soit-elle, soulage.

• "Le temps passe trop vite" signifie : je vais devoir faire un effort à nouveau, par exemple pour me lever. L'immobilité est intermittente. Le repos aussi, par conséquent.

• Il est beaucoup plus facile de mener une vie morale lorsqu'on est riche.

• Aujourd'hui, l'abstention acquiert un sens. Elle n'est plus seulement le fruit de la négligence. Elle devient logique, manifestation personnelle de volonté. Elle règne de manière inassouvie.

• "Homme social désorienté", expression lue sur Internet. Belle et juste formule, et vraie partout, dans l'anonymat des villes comme dans le désert des campagnes — dans cette errance interminable où même le suicide est impossible.

• Ne nous laissons pas berner par la nostalgie, au détriment de notre logique.

• J'ai toujours du silence à rattraper.